par Katia Dansoko Touré publié le 16 décembre 2023
Signe d’un tabou de moins en moins prégnant, les comptes dédiés aux troubles psychiques se multiplient. S’ils saluent leur utilité, certains professionnels pointent toutefois les risques d’autodiagnostic et les possibles phénomènes de mode chez les plus jeunes.
Elle scrolle, quasiment tous les soirs, sur Instagram, une fois rentrée du boulot. Anna (1), Parisienne de 27 ans et stagiaire dans un cabinet d’avocats, est abonnée à de multiples comptes abordant la souffrance avec laquelle elle compose depuis l’adolescence : dépressions multiples et trouble d’anxiété généralisée. Alors elle scrolle, scrutant les publications de comptes tels «Bonjour anxiété» (436 000 abonnés sur Instagram), «Ciao anxiété» (51 500 abonnés sur Instagram et 44 300 sur TikTok) ou «La santé mentale compte» (51 800 abonnés). «J’ai vu pas mal de spécialistes ces dernières années en raison de mon mal-être psychique. Mais le temps passe et je continue, malgré tout, à faire des crises d’angoisse, raconte-t-elle. J’en ai un peu marre de passer d’un psychiatre à l’autre, de me bourrer de médocs ou de suivre des psychothérapies qui ne mènent à rien. Savoir que je ne suis pas seule et me reconnaître dans certains posts me soulage.»
«Parlons anxiété», «Santé mentale pour tous», «Mieux vivre le TDAH», «Tout sur les TCA»… Ces pages Instagram ou TikTok diffusent du contenu qui permet de reconnaître les symptômes de différents troubles et pathologies psychiques – comme la dépression, trouble panique, burn-out, phobie sociale, troubles des conduites alimentaires (TCA) ou trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) –, de vulgariser le propos scientifique et de livrer des conseils ou des messages d’encouragement. Le tout grâce à du dessin, des posts colorés ou des vidéos humoristiques.
«Moins engageant et énergivore»
Marco Coiffard, 30 ans, a créé la page «Bonjour anxiété» en 2021. Cet habitant de Reims, qui se consacre à l’animation de son compte à plein temps, affirme avoir voulu partager son expérience, lui-même atteint d’anxiété chronique. Selon lui, il y a encore deux ans, le sujet était très peu évoqué sur les réseaux sociaux. «Il était important pour moi d’en parler avec des mots simples et compréhensibles pour tous. Cela dit, au-delà du partage avec les autres, ce compte, je l’ai aussi créé pour me rassurer et me sentir un peu moins seul. C’était difficile d’en parler avec mes proches qui n’y comprennent pas grand-chose.» En septembre, celui qui s’appuie sur ses propres recherches, a publié Bonjour anxiété (Mango éditions, 160 pp., 16,95 €), un livre qui s’inscrit dans la continuité de son travail de vulgarisation sur Instagram. «L’idée est de véritablement ouvrir le dialogue sur des sujets difficiles dans un cadre bienveillant et empathique.» Il affirme que 85 % de sa communauté sont des femmes âgées de 18 à 45 ans.
Il en va presque de même pour Hannah, 28 ans, qui a créé la page Instagram «La santé mentale compte» durant le premier confinement, en 2020 : parmi ses abonnés, majoritairement âgés de 18 à 34 ans, 85 % sont des femmes. «Les réseaux sociaux aident à briser le tabou, qui a la vie dure, de la santé mentale. L’anonymat de certains abonnés atténue la peur du jugement. C’est aussi moins engageant et énergivore que de se déplacer en centre médico-psychologique ou que de contacter un psychologue», analyse la Parisienne, social media manager pour un réseau d’écoles d’art. Hannah affirme que son compte joue un rôle d’éducation et d’orientation et permet de faire un premier pas «en douceur» vers une réelle prise en charge. «Ce sont plutôt les personnes de 15 à 18 ans qui m’écrivent en message privé – souvent pour me demander des conseils, parfois des diagnostics, mais surtout des ressources. N’étant pas une professionnelle de santé, je les redirige toujours vers des numéros d’écoute, des plateformes adaptées et j’essaie de les guider au mieux.»
La santé mentale n’est pas seulement abordée par des personnes qui ne sont pas des professionnels de santé sur les réseaux sociaux. Les psychologues et psychanalystes y sont nombreux, et les médecins, tels les psychiatres, ne sont pas en reste. Hagere Mogaadi, psychanalyste de 36 ans, vit et exerce en libéral à Paris. En 2019, elle a lancé le compte Instagram «la Psy qui cause» (2 700 abonnés). «Je trouvais que le seul moyen pour ma discipline de résister au temps était d’avancer avec une forme de spontanéité propre à notre époque, avance la thérapeute. S’il m’arrive aujourd’hui de recevoir, en cabinet, des patients qui sont tombés sur mon compte, cela n’était pas mon objectif premier. Je cherchais plutôt à être dans la vulgarisation et la proximité.» Et de rappeler qu’elle n’évoque évidemment jamais de propos tenus par un patient lors d’une consultation sur sa page.
«Il n’y a pas de routine»
Même ligne de conduite pour Selma Taouint, psychologue de 29 ans exerçant en libéral à Toulouse. «Il y a de plus en plus de pages qui abordent la thématique de la santé mentale, mais cela vire un peu à la “pop psychology” lorsque tout le monde y apporte son grain de sel, sans l’expertise ou un background suffisant de connaissance. Mon activité en ligne a pour objectif d’être et de rester une référence fiable, tout en vulgarisant», défend celle qui a lancé le compte «Ta psy sur Insta» (26 000 followers sur Instagram et un peu plus sur TikTok), lors du second confinement de 2020.
Tous reçoivent donc des messages privés, entre demandes de conseils et témoignages parfois «difficiles», pointe Hannah, tant de la part de jeunes adultes que d’adolescents. «Les gens me racontent leur problématique et cherchent à obtenir des conseils. Chose délicate car Instagram et l’instantanéité des réseaux sociaux donnent l’impression qu’il y a des conseils magiques à offrir en message privé, sauf que ça ne fonctionne pas comme ça, reprend Selma Taouint. Sinon, ce sont des personnes qui me posent des questions concernant mon parcours, me demandent des conseils pour approfondir le contenu d’une publication, des ressources scientifiques ou une recommandation pour trouver un psychologue. Bref, tout comme au cabinet, il n’y a pas de routine.»
Jean-Victor Blanc, médecin psychiatre exerçant à l’hôpital Saint-Antoine (Paris, XIIe), auteur et enseignant à la Sorbonne est le créateur de la page «Culture pop & psy» (11 600 abonnés sur Instagram) et, surtout, le fondateur du festival du même nom qui a connu sa deuxième édition fin novembre. «Les réseaux sociaux contribuent à un effet de visibilisation de troubles mentaux fréquents et qui concernent donc une grande partie de la population», note-t-il, en précisant ne pas donner de conseil médical ou mener de consultation sur les réseaux sociaux, conformément à la déontologie.
«Support narratif»
Lors de la dernière édition du festival Pop & Psy, une table ronde s’est tenue autour du rapport entre santé mentale, réseaux sociaux et génération Z (personnes nées entre 1997 et 2010, bien que les délimitations varient selon les définitions). Les adolescents sont en effet nombreux à scruter TikTok ou Instagram en quête de diagnostics sur leurs ressentis psychiques. En témoigne un article du New York Times dans lequel une Américaine de 17 ans, Kianna, raconte avoir trouvé sur TikTok des informations sur le trouble de dépersonnalisation /déréalisation, une forme de trouble dissociatif. Elle finit par être persuadée d’en être atteinte sans qu’un professionnel ne le lui confirme.
Plusieurs études attestent du caractère chronophage ou du contenu parfois délétère de ces plateformes qui conduisent à des troubles de l’humeur chez les adolescents. N’est-ce pas paradoxal de parler santé mentale sur des plateformes qui, justement, peuvent altérer leur état psychique ? «C’est sur les réseaux sociaux que l’on peut véritablement capter les jeunes et parler leur langage. Il n’est pas rare que je me serve, comme support narratif avec mes jeunes patients, de ces pages qui sont, selon moi, des armes de déstigmatisation massives et un moyen de faciliter l’orientation vers des professionnels», pose le pédopsychiatre Jordan Sibeoni, praticien hospitalier au sein du service universitaire de psychiatrie de l’adolescent d’Argenteuil et chercheur en santé publique. Il affirme que certains de ses patients adolescents arrivent en consultation en évoquant un diagnostic étayé grâce à tel ou tel contenu trouvé en scrollant sur leur smartphone. Jean-Victor Blanc pointe, lui, que «plus les personnes sont jeunes, plus elles sont à l’aise avec les questions de santé mentale». «Sans compter que les troubles psychiques sont plus visibles dans les contenus culturels qu’ils regardent, comme certaines séries, et très évoqués par leurs idoles comme les chanteurs Selena Gomez, Zayn Malik ou la mannequin Kendall Jenner», note-t-il.
Pour Vincent Grégoire, directeur de la prospective au sein de l’agence de conseil Nelly Rodi, «la jeune génération a trouvé dans ces comptes, dont la multiplication est manifeste depuis les confinements consécutifs à la pandémie de Covid-19, de nouveaux refuges face à la souffrance liée à diverses crises sociétales». Il ajoute : «Quand un phénomène la déstabilise, la génération Z plonge dans [les outils numériques] pour trouver des réponses. Ce sont le témoignage et l’expérience qui l’attirent le plus.» Selon le pédopsychiatre Jordan Sibeoni, même les étudiants en médecine se rendent sur ces plateformes pour apprendre et réviser de façon ludique. Pour autant, il pointe l’aspect réducteur de certains contenus. «Je suis aussi inquiet quand je tombe sur des contenus qui dénigrent certaines formes de prise en charge.» Sans parler des injonctions au bien-être qui accompagnent parfois le propos de certains comptes et qui peuvent être contre-productives, toujours selon le pédopsychiatre.
«Il reste encore des zones grises»
Pléthores de contenus flirtent allègrement avec le développement personnel. Certains comptes affichent ainsi des publications appelant à rester zen, voire à se tourner vers la spiritualité («Fais ce qui te rend heureux», «crois en tes rêves», etc.) tout en proposant des outils pour mieux stimuler les «hormones du bonheur» telles l’ocytocine ou la dopamine. Lou (1), rédactrice freelance bordelaise de 28 ans, suivie par un psychologue depuis trois ans et souffrant d’anxiété, est abonnée à de nombreux comptes dédiés et estime que développement personnel et santé mentale ne vont pas l’un sans l’autre. Antoine, 27 ans, auteur et metteur en scène établi en région parisienne est, lui, abonné au compte «Bonjour anxiété». «Je ne suis pas abonné à d’autres comptes de ce type. Je ne veux pas “m’enfermer” dans cet univers, sachant qu’il y a beaucoup de comptes qui surfent sur cette idée du développement personnel. Je suis donc prudent»,témoigne le jeune homme qui suit actuellement une thérapie comportementale-cognitive pour son trouble d’anxiété généralisé: «Selon moi, rien ne vaut l’avis d’un professionnel de santé. Et je suis personnellement contre l’autodiagnostic.»
Autre écueil, celui du phénomène de mode. Selon Vincent Grégoire, c’est «tendance» pour certains, parmi les moins de 20 ans, d’avoir un problème de santé mentale. «Un effet miroir peut se mettre en place. A force de voir des contenus où les gens, parfois leurs idoles, évoquent leurs troubles, certains finissent par s’en inventer», précise-t-il. De plus, certains troubles psychiatriques parmi les plus sévères ne sont pas tellement évoqués, comme la schizophrénie. «Ceux que l’on retrouve souvent chez les célébrités sont plébiscités sur les réseaux sociaux. Je pense au TDAH qui est, de fait, moins stigmatisé. C’est le trouble pour lequel on retrouve, notamment sur TikTok, le plus d’autodiagnostics. Il reste associé, dans l’imaginaire collectif, à quelque chose de moins stigmatisant ou inquiétant.» Par conséquent, il reste moins tabou de parler de trouble bipolaire sur ces plateformes alors même que, selon Jean-Victor Blanc, cette pathologie est tout aussi fréquente que la schizophrénie au sein de la population française mais perçue comme moins lourde. Et de conclure : «Malgré une démocratisation de la parole, il reste encore des zones grises concernant le sujet de la santé mentale sur les réseaux sociaux.»
(1) Le prénom a été changé.
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