Paris, le vendredi 15 décembre 2023 –
Lui en tout cas, il ne boira pas. D’ailleurs, il affirme qu’il a déjà commencé en « december ». Mais pour la population, tout ministre de la Santé qu’il est, il ne veut pas s’imposer en prescripteur. Telle fut la réponse ce mercredi du ministre de la Santé, Aurélien Rousseau, une nouvelle fois interrogé sur l’absence de soutien institutionnel de Santé Publique France à l’opération Dry January (ou plutôt Janvier sobre) qui sera organisée début 2024, encore une fois donc de façon autonome, par plusieurs organisations de lutte contre les addictions.
Qu’est-ce qu’une campagne de santé publique efficace ?
Pour justifier la nouvelle désaffection de l’Etat, il est vrai peu surprenante, Aurélien Rousseau a tenté d’expliquer : « La santé publique, ce n’est pas de dire aux gens “Il y a une manière de vivre qui est bien et une manière de vivre qui n’est pas bien”, (…) mais être transparent sur les risques associés à certains comportements. » Certains observeront que par cette réflexion alambiquée, le ministre de la Santé signale la complexité des opérations de santé publique, voire se montre quelque peu fataliste sur l’utilité de certaines actions. Dans les faits, les travaux menés sur les facteurs de succès ou d’échecs d’une campagne de santé publique conduisent parfois à des conclusions ambivalentes.
Par exemple, au moment de la publication d’une expertise collective de l’INSERM portant sur la « réduction des dommages associés à la consommation d’alcool », le Dr Pierre Poléméni qui avait pris part à ces travaux observait : « Des campagnes d’information et/ou de sensibilisation sont régulièrement conduites. Le plus souvent, les concepteurs de ces campagnes tablent sur la modification de ce que les individus «ont dans la tête» (croyances, motivations, savoirs, attitudes) pour changer les opinions et comportements. Or, on sait, déjà depuis longtemps, que les résultats obtenus en matière de changements, notamment comportementaux, sont rarement satisfaisants lorsque les concepteurs de campagne tablent sur l’information et sur la persuasion. Même si cela ne signifie pas qu’informer ou argumenter ne sert à rien. L’information et l’argumentation servent au fil du temps, à modifier les savoirs, les attitudes et à provoquer des prises de conscience ».
Cet éclairage semble quelque peu contredire (même si pas frontalement) la position affichée par Aurélien Rousseau sur la prépondérance à donner à l’information. De la même manière, dans la revue Evolutions, en juillet 2019, Patrick Perreti-Watel de l’Institut Pasteur et ses confrères s’étaient penchés sur les « perceptions des messages préventifs et impacts des campagnes » de santé publique.
Les résultats de leur enquête conduite auprès de 2000 personnes invitaient à ne pas totalement disqualifier certains messages qui pourraient être qualifiés de « moralisateurs ». Ils constataient en effet : « L’aspect moralisateur des messages de prévention mis en évidence dans de précédents travaux n’échappe pas à une large majorité des Français mais il ne constitue pas forcément un obstacle à leur efficacité. En effet, il est largement reconnu par les réceptifs et les angoissés, qui sont pourtant les plus nombreux à se déclarer incités à changer leurs comportement ».
Dry January aurait pourtant tout pour plaire au ministre
En tout état de cause, Dry January n’est certainement pas une campagne dont on peut considérer qu’elle s’inscrive dans un cadre prescriptif, en dessinant le mode de vie idéal. L’objectif principal d’une telle opération britannique est en effet tout au contraire d’inciter chacun à « reprendre le pouvoir » sur sa propre consommation, selon l’expression du Dr Pierre Poléméni.
Par ailleurs, plutôt qu’une communication aride sur les « risques », elle préfère miser sur les leçons de l’expérience personnelle. Aussi, si l’on en croit les déclarations du ministre, le format de Dry January devrait pouvoir lui plaire, tout en évitant certains écueils des programmes de prévention. En outre, la particularité du positionnement de Janvier sobre ne l’empêche pas de faire quasiment l’unanimité chez les addictologues, alors qu’on sait que ces spécialistes sont rarement unanimes.
Ainsi, la récente campagne de santé publique ciblant les plus jeunes et qui se concentraient sur les comportements permettant de limiter les conséquences immédiates d’une consommation excessive d’alcool avait suscité des positions contradictoires. Certains avaient estimé qu’elle présentait un risque de banalisation de l’alcool, tandis que d’autres s’étaient félicités que, même maladroitement, le gouvernement ait enfin choisi de faire de la réduction des risques un axe prégnant de sa communication sur le sujet.
Prix minimum : une bonne voie
Plus globalement, chez les addictologues, certains estiment que l’influence des lobbys de l’alcool sur la politique gouvernementale brouille, voire discrédite l’ensemble des messages. D’autres, tout en n’étant nullement dupes de l’existence de cette pression (qui a probablement contribué à l’annulation de plusieurs campagnes chocs contre les méfaits de l’alcool), préfèrent se concentrer sur certaines victoires. Ainsi, la Fédération addiction s’était félicitée cet automne que dans le cadre du Projet de loi de financement de la Sécurité sociale, les parlementaires aient adopté le principe d’un prix minimum par unité d’alcool, selon eux plus pertinent que l’augmentation des taxes sur l’alcool.
« C’est une bonne nouvelle : en Écosse, où un tel prix minimum est en vigueur depuis 2018, les ventes d’alcool ont reculé de 3 % ce sont les foyers qui achetaient le plus d’alcool qui ont le plus réduit. Mais, surtout, l’analyse de Public Health Scotland démontre que le prix minimum à lui seul est responsable d’une baisse de 13,4 % des décès et de 4,1 % des hospitalisations directement attribuables à l’alcool » observait la Fédération addiction.
De leur côté, plus récemment, plusieurs grands acteurs de la lutte contre les addictions, dont le président de SOS Addiction, le Dr William Lowenstein et le président de la Fédération Addiction, le Dr Jean-Michel Delile ont constaté avec satisfaction que le même projet de loi de financement de la sécurité sociale ait consacré la réduction des risques, notamment en ce qui concerne le tabac.
Ne surtout pas se focaliser sur l’essentiel
Ces positions contrastées sur l’action des élus n’empêchent pas une déception générale sur le manque de volonté politique vis-à-vis de la lutte contre l’alcool. A cet égard, la différence avec le tabac, autre substance psychoactive légale, est saisissante. Au moment de la présentation du nouveau programme de lutte contre le tabagisme plusieurs de nos lecteurs avaient noté qu’ils attendaient avec « impatience » la même détermination vis-à-vis de l’alcool.
Mais pour dédouaner en partie le gouvernement, on constatera que la discrétion en la matière n’est pas l’apanage des politiques. L’auteur du livre « Sacrée descente » Yann-Alex G. qui a souffert d’alcoolisme et qui est aujourd’hui un expert de la lutte contre les addictions remarque ainsi sur Twitter à propos de l’abandon du Dry January par les pouvoirs publics : « Je suis surpris de ne voir aucune réaction de l’opposition face à ce refus de la Macronie de supporter le #DryJanuary. NUPES, écolos, Républicains ? Tout le monde se fout de la santé publique (Je ne demande pas au RN majoritaire du groupe d’études « Vignes, vins et œnologie ») ».
Qu’ils soient membres ou pas du gouvernement, la cacophonie ou le silence des responsables publics vis-à-vis de l’alcool discréditent profondément leur action. La partialité et l’impuissance semblent en outre presque assumées dans la bouche du ministre de la Santé, quand il défend le fait que sa priorité restera la consommation d’alcool chez les plus jeunes et la lutte contre l’alcoolisation fœtale.
Certes, il s’agit de problèmes majeurs. Cependant, une partie du travail a déjà été fait. Ainsi, on constate que l’expérimentation de l’alcool chez les élèves de 3ème a baissé entre 2018 et 2021 passant de 75,3 % à 64,1 %, tandis que la consommation d’alcool au cours du mois écoulé par des enfants de 15 ans a connu son plus bas niveau en 2021. De la même manière, même si des efforts restent à réaliser, année après année, le nombre de femmes averties des dangers de la consommation d’alcool pendant la grossesse ne cesse de croître.
Parallèlement, 23,7% de la population âgée de 18 à 75 ans dépassent les repères de consommation d'alcool et ces consommations à risque concernent bien davantage les hommes (33,5 % d'entre eux) que les femmes (14,9 %) nous enseigne Santé Publique France. Mais le ministre de la Santé préfère ne pas se concentrer sur eux et « assume de dire que j’ai deux priorités : la jeunesse, c’était la campagne lancée en septembre, et l’alcoolisation fœtale (le premier verre pour une femme enceinte, ce sont des risques graves pour le bébé) ».
Si ce n’était pas aussi dangereux, cela pourrait presque donner envie de boire pour se consoler.
On pourra relire :
Pierre Poloméni : https://vih.org/revue/swaps-no100/
Patrick Perreti-Watel : https://www.santepubliquefrance.fr/content/download/142235/2120799?version=1
Fédération addiction : https://www.federationaddiction.fr/thematiques/plfss-2024-le-prix-minimum-par-unite-dalcool-adopte-en-commission/
Collectif de spécialistes de l’addiction : https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/lutte-contre-les-addictions-le-parlement-opte-enfin-pour-un-pragmatisme-scientifique-982219.html
Yann-Alex G. : https://twitter.com/AddictAbstinent
Aurélie Haroche
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