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lundi 14 août 2023

Reportage «Tous ces gamins qu’on laisse dormir à la rue, ça me tue» : près de Paris, l’auberge espagnole d’un prof pour accueillir des jeunes migrants isolés

par Emile Boutelier  publié le 14 août 2023  

Johannes, sexagénaire, héberge dix-sept mineurs dans un appartement de 60 mètres carrés. «Quand j’ai compris que derrière ses grands principes, la France laissait dormir des gamins de 13 ans dans les rues, je me suis dit que je ne pouvais plus fermer les yeux», raconte-t-il.

Hamidou, un Sierra Léonais de 15 ans, chéchia vert sur la tête et sweat-shirt «Paris est très magique», vient nous ouvrir. «Bienvenue dans la ruche», glisse-t-il dans un sourire timide, tandis qu’une moiteur inattendue nous saute à la gorge : dans le salon surchargé, il fait bien 5 °C de plus que dehors. A droite, un impressionnant cimetière de baskets, empilées sur plusieurs étages, occupe toute la longueur du mur – on comprend mieux l’odeur de chaussette. A gauche, trois ou quatre duvets sont dépliés sur des matelas, cernés par des cabas pleins à se rompre de vêtements et d’objets hétéroclites. 

Nichée entre les deux, une petite table ronde où Johannes, propriétaire des lieux, la soixantaine, aide un jeune à faire des procédures sur un ordinateur portable. A le voir jongler entre les appels téléphoniques avec un air soucieux, on se demande comment ce professeur de civilisation allemande à l’Essec, originaire de Stuttgart et domicilié dans le VIIe arrondissement de Paris, s’est décidé à héberger, en quelques mois, près d’une vingtaine de jeunes subsahariens en exil et à en aider des dizaines d’autres sur les plans financier et administratif.

Le ballet des poignées de main s’engage. C’est digne d’une tournée présidentielle tant chaque pièce déverse son flot d’adolescents. Il faut se faufiler, se coller au mur pour se croiser, enjamber un jeune dans un sac de couchage qu’on n’avait pas vu, chuchoter pour éviter d’en réveiller un autre enseveli sous un drap. Partout, des lits superposés, des duvets, des matelas, des vêtements suspendus. «La nuit, il y en a même qui dorment dans la cuisine», explique Makala, un Guinéen de 16 ans, sans que l’on comprenne bien comment ils font pour dormir dans cette pièce où l’on tient à peine à trois debout. 

«Ici, on est moins que des bêtes»

Sierra Leone, Guinée, Soudan, Cameroun, Côte-d’Ivoire, Darfour… En tout, dix-sept jeunes en exil dormiront ce soir dans le 60 mètres carrés de Johannes. Certains sont là depuis le mois de mars, d’autres depuis moins d’une semaine. C’est exigu, ça sent un peu l’huile de friture et la puberté, mais on n’entendra personne se plaindre : la «Maison», qui accueille des mineurs isolés depuis mars, est une lumière au bout du tunnel de souffrances que vivent à leur arrivée les mineurs isolés.

«Quand je suis arrivé à Paris, mon statut de mineur m’a été refusé par l’Etat car je n’avais pas assez de justificatifs, raconte Moho (1). J’étais à la rue depuis février 2023 : porte de la Villette, porte d’Aubervilliers, Père-Lachaise, Exelmans, Couronnes, je pourrais être guide touristique des dessous de pont de Paris», rigole-t-il. «Le pire, c’est les parcs. La police prend les tentes, donc quand il pleut, la nuit, on se colle aux arbres, et on dort debout, tapés par la pluie. On est tout le temps malade.» «Pourquoi vous laissez des enfants dormir dehors alors qu’on sait tous qu’il y a plein d’immeubles vides ?renchérit Makala (1), les yeux encore alourdis par les cernes de la rue. Parlez-en dans votre journal : ici, on est moins que des bêtes.»Comme Moho, cela fait à peine une semaine qu’il a trouvé refuge à la Maison.

«Vivre ici, c’est dur, mais au moins, ça rassure nos mamans au téléphone de nous savoir en sécurité», résume Sogo, un autre Guinéen au regard doux. Malgré ce capharnaüm de souffrances et d’hormones, on est surpris du calme qui règne dans l’appartement. Certains somnolent, d’autres regardent une rediffusion d’un match du Real Madrid. C’est presque paisible. «Parfois ça chauffe, mais on arrive toujours à se calmer. S’embrouiller entre nous, ce serait cracher à la main qui nous est tendue», explique Makala. «Johannes est tellement gentil. Il nous traite comme des gens normaux, un peu comme des membres de sa famille.» On a envie d’en savoir plus sur Johannes, tant le nom de celui qu’ils appellent «le papa des enfants» réanime sur leurs lèvres des sourires engloutis.

«Un système qui marche sur la tête»

Lors de notre visite, Johannes est affairé à aider Hamal, un des derniers venus, à réaliser les dossiers de son Aide médicale d’Etat (AME). «Tout ce qui paraît simple quand tu es dans le système est extrêmement compliqué quand tu es étranger», maugrée-t-il, les sourcils froncés sur l’ordinateur, un peu raide dans son polo bleu ciel et son pantalon clair. Malgré son regard sévère, sa voix se fait douce quand il répond, quasiment toutes les dix minutes, aux incessantes vibrations de son téléphone portable, parfois jusqu’à tard le soir. Comme cet appel, à 22 h 30, pour confirmer son rendez-vous du lendemain à Châtelet, 6 heures, pour amener trois dossiers à l’ambassade du Sierra Leone à Bruxelles. «Cartes consulaires, actes de naissances, authentifications, tests osseux… Les juges exigent de plus en plus de justificatifs pour prouver la minorité. Evidemment, les jeunes n’ont ni l’argent, ni les contacts, ni les compétences juridiques pour le faire eux-mêmes. C’est un système qui marche sur la tête.»

L’énergie qu’il déploie dans cet imbroglio administratif, démultiplié par la trentaine de jeunes qu’il suit en parallèle, est impressionnante. Les sommes, aussi, font tourner la tête : chaque dossier de minorité lui coûte près de 300 euros, sans compter les trajets, les courses de nourriture qu’il fait chaque semaine pour quinze, les coupures qu’il distribue chaque jour pour un billet de train, un repas, une sortie. «Depuis que je le connais, Johannes m’a tellement aidé, vous n’avez pas idée», s’enthousiasme Hamidou, avant de faire surgir de son sac une paire de crampons jaunes flambant neufs, dont l’étiquette affiche 90 euros. On pourrait le trouver naïf, Johannes préfère s’émerveiller : «Malgré tout ce qu’ils ont vécu, ce sont des gamins comme les autres. Ils veulent des baskets, jouer au foot, aller voir Fast and Furious au cinéma…»

A 23 heures passées, Ali l’appelle pour le remercier avec insistance : il lui a donné 700 euros pour la greffe de rein de sa sœur en Guinée. Il ne l’a jamais rencontrée. Pudique, il finit par avouer dépenser chaque mois entre 1 000 et 2 000 euros, sans compter, bien sûr, les charges de l’appartement qu’il met à leur disposition gratuitement. «Accompagner autant de jeunes c’est une charge mentale et financière énorme, un job à plein temps. Mais pour moi, c’est comme un rêve qui se réalise.» Un rêve nourri par son histoire personnelle.

«Je n’ai pas toujours été sensible à ces questions. Je me souviens encore de l’époque où je passais devant des familles à la rue sans les voir.» En 2015, premier déclic : la préparation d’un cours sur les migrations contemporaines lui fait prendre conscience de l’impasse de la politique d’accueil à la française. «Les Allemands ont accueilli plus d’un million de Syriens depuis 2015, un million d’Ukrainiens en 2022, et il n’y a personne à la rue là-bas : nous, on en a à peine 100 000 par an, et on les laisse crever dehors. Ce n’est pas une crise migratoire, c’est une crise de l’accueil : c’est nous, par nos politiques inhumaines, qui la créons.»

Quelques mois plus tard, il rencontre les premiers jeunes en accompagnant une association. C’est le second déclic : «Quand j’ai compris que derrière ses grands principes, la France laissait dormir des gamins de 13 ans dans les rues, je me suis dit que je ne pouvais plus fermer les yeux.» Il se met alors à recueillir des jeunes sans domicile, d’abord chez lui, puis dans des chambres d’hôtel ou chez des amis. En 2016, il touche un héritage, achète un appartement, le propose à ceux qu’il connaît. «C’était initialement prévu pour huit, mais certains ramènent des connaissances… Comment voulez-vous que je refuse des jeunes à la rue ?» Sur son téléphone, défilent les photos d’adolescents exilés qu’il n’a pas pu loger, piégés dans la grisaille des marges de la ville. «Tous ces gamins qu’on laisse dormir à la rue, ça me tue, ça me fait littéralement pleurer.»

«Un équilibre à trouver»

23 h 30. Johannes nous interrompt. Il profite d’avoir tout le monde pour faire un petit sermon collectif : «Les murs sont en carton, les voisins se plaignent. Après 22 heures, je propose qu’on n’utilise plus les téléphones, d’accord ?» Tout le monde acquiesce sagement. Fin juillet, la police municipale, alertée par le syndic, est passée annoncer une enquête d’insalubrité pour cause de suroccupation.«Il y a un équilibre à trouver», reconnaît Johannes. 

«Combien de morts nous faudra-t-il en Méditerranée pour comprendre que nous sommes en train de commettre un crime de masse, fondé sur l’intolérance et l’aveuglement ? L’histoire de l’Allemagne nous l’a bien montré : on peut très bien vivre en détournant le regard du massacre en cours. Ma mère a quitté une Allemagne rongée par les séquelles du nazisme. Elle m’a légué cet amour de la France, qu’elle percevait comme une terre de joie de vivre et de solidarité. Mais cette France-là est en train de disparaître»,affirme-t-il. Grand déçu du macronisme, cet électeur de centre droit, européiste convaincu, s’inquiète de la «mauvaise pente»suivie par les démocraties occidentales. Contre le retour des fascismes, il prône une philosophie des petites actions. «Je ne suis pas un idéologue ou un militant, je ne vais pas en manif, j’essaie juste d’agir à mon échelle.»

Sorti de l’errance par Johannes, Hamidou a enfin été reconnu mineur par l’Etat. Après plusieurs mois de rue, il vit dans un hôtel à vocation sociale situé porte de la Chapelle et suit un CAP hôtellerie. Il a d’excellents résultats. «Un jour je travaillerai dans le restaurant d’un grand hôtel, comme ça, je pourrai rendre aux gens tout ce que j’ai pu recevoir.»

Il est minuit, un délicieux fumet coupe court à nos rêveries. Ce soir, c’est Hakim qui a fait à manger : riz blanc, poulet mijoté aux oignons façon Sierra Leone. Plusieurs immenses plats sont disposés dans le salon et la cuisine, à même le sol. A la cuillère ou à la main, ils sont vidés en un clignement de cils. «Je donne certes beaucoup, mais chaque fois que je viens ici, que je les vois manger tous ensemble, ça me remplit de joie. Moi qui n’ai pas d’enfant, c’est le plus beau cadeau qu’on puisse me faire.»

(1) Les prénoms ont été changés.


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