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dimanche 13 août 2023

Enquête Enfants rapatriés de Syrie : «Mon petit-fils n’en finit plus de payer le choix funeste de son père»

par Luc Mathieu et Marie Piquemal   publié le 8 août 2023

Le retour des enfants de jihadistes, souvent nés en Syrie et traumatisés, est un casse-tête pour les départements concernés. La protection de l’enfance est débordée et les décisions prises par la justice sont appliquées trop lentement, voire incompréhensibles pour les familles.

L’enfant ne connaissait rien de la France. Né en Syrie, ayant grandi dans un camp syrien, il a été rapatrié début 2023, à l’âge de 5 ans, avec sa mère, incarcérée à sa descente de l’avion. Placé dans un foyer de l’Aide sociale à l’enfance (ASE), il a été victime de violences sexuelles cet été. Il l’a raconté à sa mère lors d’une visite au parloir et lui a aussi dit que son agresseur le tapait régulièrement. Une enquête a été ouverte. L’enfant est toujours dans son foyer, où un autre adolescent, qui dormait dans sa chambre, l’a aussi agressé.«Je suis en rage, dit sa grand-mère paternelle. Mon petit-fils n’en finit plus de payer le choix funeste de son père qui a décidé de partir faire le jihad en Syrie. Il l’a payé en vivant plus de quatre ans dans un camp. Il le paie encore ici, en France. Comment est-ce possible ?»

Depuis 2015, 326 enfants français ont été rapatriés. Une moitié environ venait des camps de Roj et Al-Hol, dans le Nord-Est syrien, l’autre de Turquie, d’où ils ont été expulsés en vertu d’un accord avec la France. Dans les ministères concernés – l’Intérieur, la Justice, l’Enfance, les Affaires étrangères – ils sont surnommés «RDZ» (retour de zone). Dans les Yvelines, l’un des départements qui en a le plus accueilli avec la Seine-Saint-Denis, les éducateurs spécialisés parlent des «opérations cigogne» lorsqu’un avion atterrit à l’aéroport militaire de Villacoublay.

Les enfants qui rentrent sont marqués et meurtris. «Lorsqu’on les récupère à la sortie de l’avion, ils sont très souvent affamés, ils se jettent sur la nourriture. Ils n’ont rien, hormis leurs vêtements. Ils ont des retards de croissance. Quand on leur apporte de nouveaux habits, il n’est pas rare d’habiller en 5 ans un enfant de 7 ou 8 ans»,explique un éducateur des Yvelines. Quelques-uns arrivent avec des blessures mal soignées, et tous avec des troubles psychologiques. Dans un rapport de l’Institut des hautes études du ministère de l’Intérieur, l’IHEMI, et du CNRS, rendu au gouvernement en septembre et dont Libération a obtenu une copie, les auteurs notent que leur «état psychique est constamment altéré. Les symptômes présents au départ tendent à se réduire, mais peuvent ressurgir dans des moments d’angoisse ou dans des situations rappelant le vécu traumatique […]. Tous les enfants de cette cohorte présentent (ou ont présenté à un moment donné) un trouble de stress post-traumatique de modéré à sévère, partiel ou souvent complet».

Aucun financement spécifique

La France ne voulait pas faire revenir ces enfants. Après avoir prévu le rapatriement de tous ses ressortissants, hommes combattants compris, au printemps 2019, juste après la chute d’Al-Baghouz, dernier territoire de l’Etat islamique en Syrie, elle a reculé sous la pression de l’opinion dont des sondages montraient la méfiance. Elle a ensuite opté pour une approche au cas par cas, et, à mesure que sa politique était condamnée par plusieurs instances internationales, dont le Comité des droits de l’enfant de l’ONU et la Cour européenne des droits de l’homme, à quelques rapatriements groupés. Celui du 4 juillet sera le dernier, a prévenu le Quai d’Orsay. Il reste encore une centaine d’enfants dans les camps d’Al-Hol et Roj.

Les pouvoirs publics ont, au fil des arrivées, fait évoluer l’accueil et le suivi des enfants. Les différents acteurs – ASE, Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), structures hospitalières, juges des enfants – ne nient pas un certain «bricolage [pour] inventer leurs pratiques de prise en charge», selon les termes du rapport de l’IHEMI et du CNRS. Ils doivent surtout composer avec des budgets insuffisants et une protection de l’enfance notoirement exténuée.

Aucun financement spécifique n’a été débloqué pour accueillir les enfants revenant de Syrie. «Nous avons une approche de droit commun pour prendre en charge ces enfants en raison du principe de non-discrimination», indique Charlotte Caubel, la secrétaire d’Etat chargée de l’EnfanceParticularité de la prise en charge, les enfants sont suivis à la fois par l’ASE et la PJJ.

En réalité, l’Etat se défausse largement sur les acteurs locaux. Tout repose sur la volonté de quelques-uns, avec les aléas qui vont avec. Dès les premiers retours, la Seine-Saint-Denis s’est retrouvée au premier plan, et bien seule. Pour une simple raison administrative, une partie de l’aéroport de Roissy s’y trouvant. La protection de l’enfance étant une compétence départementale, les enfants, à leur descente d’avion, se retrouvent de facto sous la responsabilité de l’un des plus pauvres et plus jeunes départements de France. «J’ai toujours considéré qu’il était normal et légitime que nous assumions cette mission, en déployant notre expertise pour leur venir en aide,explique Stéphane Troussel, président du département. Ils ne sont coupables de rien, nous avons le devoir collectif de les protéger. Mais je regrette que l’Etat n’assume pas, lui aussi, son devoir de solidarité nationale.»

Au fil des années, l’élu a adressé plusieurs courriers aux préfets, secrétaires d’Etat et Premiers ministres. «Le temps presse, les difficultés s’accumulent. […] Le soutien de l’Etat devient absolument vital.» Ou encore : «Je ne veux pas croire que votre silence est la marque du désintérêt de votre gouvernement pour cet enjeu de taille pour notre pays tout entier.» Les quelques réponses en forme de promesses n’ont jamais été honorées. «Compte tenu de la sensibilité de l’opinion publique sur ces sujets, je n’ai pas voulu en faire un objet de débat politique», dit aujourd’hui Stéphane Troussel. «Il n’y a pas une enveloppe budgétaire dédiée mais les départements sont de facto aidés. Ils ne sont pas seuls», répond la secrétaire d’Etat.

Manque de liens avec la mère incarcérée

Les difficultés ne sont pas seulement d’ordre financier. La prise en charge des enfants se heurte aussi au manque de moyens humains. L’Aide sociale à l’enfance traverse une crise profonde – des années que les professionnels alertent : démissions en cascade, peine à recruter et conditions de travail compliquées pour ceux qui restent. En Seine-Saint-Denis, par exemple, le budget de l’Aide sociale à l’enfance s’élève à 314 millions d’euros. «C’est beaucoup. Un vrai effort est fait de la collectivité, reconnaît la cheffe de l’ASE du département, Lucie Debove. Mais les postes ont beau être budgétés, ils restent vacants, on a du mal à trouver des volontaires.» Notamment des familles d’accueil, qui offrent souvent un cadre plus sécurisant pour les enfants que la vie en collectivité.

Depuis 2022, les enfants, dès leur arrivée en France, sont envoyés dans le département d’origine de leur mère ou dans celui de la famille dite élargie (grands-parents, oncles ou tantes). «L’idée était de les rapprocher de leurs familles, ce qui était une excellente idée, expose l’avocate Marie Dosé. Mais dans les faits, les prises en charges se sont révélées très compliquées et parfois désastreuses.» Sur les 34 situations dont elle est saisie, seules 11 ne posent aucune difficulté.

L’un des problèmes récurrents est le manque de liens entre les enfants et leur mère incarcérée. Lien pourtant jugé primordial par les spécialistes. «Pendant les longues années de détention dans les camps kurdes, ce sont les mères qui se sont chargées de protéger leurs enfants face à des conditions climatiques extrêmes, à la sous-alimentation, aux blessures et maladies non soignées, écrivent deux chercheurs dans un rapport sur le retour d’enfants en BelgiqueIl en est résulté un lien très fort. Ce lien ne peut être rompu sans causer des dommages graves et durables […]. Ce sont ces mères et ces relations fortes avec leurs enfants qui pourront faire en sorte que le processus de transition et d’intégration des enfants après leur retour soit réussi et ne fasse pas de dégâts psychologiques à court et long terme.»

En France, il faut souvent attendre de longs mois avant la première visite au parloir. Parfois parce que la mère est incarcérée à plusieurs centaines de kilomètres du foyer de placement. Parfois parce que l’ASE et la PJJ, débordées, se renvoient la responsabilité d’organiser la visite en dépit d’une décision de justice l’établissant.

Leïla (1) a passé cinq mois dans sa cellule sans aucune nouvelle de ses enfants. L’aîné avait 3 ans, le deuxième 1 an quand ils sont arrivés de Turquie en 2020. «On m’a bandé les yeux à la sortie de l’avion, je n’ai même pas pu leur dire au revoir. La séparation a été très brutale. Cela a été un choc pour eux. J’avais essayé de les préparer au mieux, je leur avais dit que des messieurs en bleu seraient là, qu’ils ne me verraient plus pendant longtemps. Mais que tout irait bien, qu’on allait bien s’occuper d’eux. Et qu’ils verraient leur papi. Je n’aurais jamais dû dire ça.» Plusieurs mois s’écouleront aussi avant que leur grand-père soit autorisé à les voir. Dans d’autres pays, comme l’Allemagne, la famille élargie peut à l’inverse être chargée très rapidement de s’occuper des enfants, leur rapatriement ayant été anticipé. Selon nos informations, le délai moyen de placement dans la famille dans les Yvelines atteint deux ans.

Séparations de fratries

Anna (1) ne comprend pas pourquoi elle n’a pu avoir aucun contact avec sa nièce, orpheline, pendant les neuf mois qui ont suivi son rapatriement. «Le juge des enfants a ordonné une enquête par la PJJ pour voir si je n’étais pas radicalisée, je le comprends. Mais pourquoi la renouveler au bout de six mois avec les mêmes questions ? J’ai répondu à toutes, sans rien cacher. Pourquoi insister ? Il n’y a rien de plus à évaluer, on tourne en rond.» Anna s’est finalement vu attribuer un droit de visite mensuel dans des locaux de l’ASE, puis bimensuel à son domicile. Quand elle a demandé à accueillir sa nièce pour les vacances, la juge des enfants ne lui a pas répondu.«J’ai l’impression qu’ils me font payer le fait que ma sœur soit partie, mais si j’avais pu la retenir, je l’aurais fait.»

Le rapprochement avec les familles est d’autant plus compliqué que les enfants doivent parfois attendre plus de trois ans avant d’avoir un état civil. En soi, la procédure n’a rien de compliqué mais elle n’est pas formalisée et diffère selon les juridictions. Certaines saisissent un parquet civil, qui devra lui-même saisir un juge civil. D’autres exigent un juge des tutelles quand d’autres passent par un juge des enfants. «Une absence totale de cohésion au détriment de l’intérêt des enfants», selon Marie Dosé.

Le manque de moyens de l’ASE provoque aussi parfois des séparations de fratries, tels ces quatre frères et sœurs, rentrés il y a un an et placés depuis dans le même foyer. Dans quelques semaines, les quatre devraient rejoindre chacun un lieu de placement différent. Une décision que le département refuse d’expliquer à la famille, et qui va à l’encontre des directives interministérielles. Leur mère a appris lors de visites au parloir que deux de ses enfants, dont l’un âgé de 6 ans, auraient été agressés sexuellement ces derniers mois.

A leur arrivée, si ces enfants ont souvent tout à apprendre, les premières études montrent leur capacité rapide à s’adapter. Certains ne savent pas ce qu’est une porte, ayant toujours vécu dans des tentes de toile. Ils n’ont jamais vu non plus de salle de bains ou de douche, ne savent pas manger avec des couverts et, parfois, ne parlent pas français. «Si leur niveau scolaire est faible lorsqu’ils posent le pied sur le sol français, les enfants de retour de zone apprennent et progressent rapidement une fois scolarisés en France,indiquent l’IHEMI et le CNRS. Dans nombre de dossiers, les rapports éducatifs mentionnent un rattrapage certain du retard accumulé, parfois au moyen de soutien scolaire, et indiquent percevoir chez ces enfants un réel plaisir d’apprendre et d’aller à l’école. En fin de compte, peu de mineurs connaissent de réelles difficultés scolaires, surtout chez les plus jeunes.»

L’éducateur des Yvelines observe la même capacité d’adaptation. «Dès les premiers jours de leur arrivée en France, ils demandent souvent la même chose : voir leur mère et aller à l’école. En réalité, les pouvoirs publics ont peur de ces enfants. Ils oublient qu’ils ne sont que des enfants.»

(1) Le prénom a été modifié.


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