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mardi 15 août 2023

En Guyane, la quête des descendants des victimes des zoos humains parisiens : « On a eu des morts, ils sont où ? »

Par   Publié le 07 août 2023

Les corps de huit Kaliña morts en 1892 et conservés dans les collections nationales pourraient être rendus à leur terre d’origine, alors que le gouvernement s’est engagé à faciliter les restitutions pour les outre-mer. 

Exhibition de « Caraïbes », en mars 1892 au Jardin d’acclimatation de Neuilly-sur-Seine, près de Paris.

Exhibition de « Caraïbes », en mars 1892 au Jardin d’acclimatation de Neuilly-sur-Seine, près de Paris.  

C’est une proposition de loi devenue consensuelle, mais toujours sensible, que le Sénat a adoptée, le 13 juin, en première lecture : le texte, porté par les parlementaires Catherine Morin-Desailly (Union centriste), Max Brisson (Les Républicains) et Pierre Ouzoulias (Groupe communiste républicain et citoyen), facilitera bientôt la restitution des restes humains étrangers conservés dans les collections nationales françaises.

Jusqu’alors, une loi d’espèce était nécessaire pour rendre, au cas par cas, tout objet inaliénable conservé dans les musées – ce fut le cas pour la tête maorie remise par la ville de Rouen à la Nouvelle-Zélande en 2011, ou pour la dépouille de l’esclave Saartjie Baartman, la « Vénus hottentote », restituée à l’Afrique du Sud par une loi de 2002.

« Les restitutions ont toujours soulevé un débat car les musées considèrent ces pièces comme des archives de l’humanité, conservées pour leur intérêt scientifique. En outre, les rendre a souvent été le fait du prince, et sur les restes humains on a longtemps gardé un profil bas », résume André Delpuech, conservateur général du patrimoine français et spécialiste d’archéologie coloniale. Les présidents de la République apprécient, en effet, de pouvoir utiliser ces gestes à l’appui de leurs initiatives diplomatiques. En 2020, la remise à l’Algérie de vingt-quatre crânes de résistants à la guerre de colonisation par Emmanuel Macron – en réalité un dépôt limité à cinq ans faute d’une loi – a toutefois « constitué un dévoiement à ne pas renouveler », ont estimé les sénateurs.

Demain, un cadre général clair devrait permettre de satisfaire plus rapidement la demande d’un Etat tiers souhaitant récupérer des restes humains identifiés, au nom de descendants. Mais les collections, au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) notamment, comprennent aussi des ossements français, et d’outre-mer. Le gouvernement s’est donc engagé, par un amendement qu’a soutenu la ministre de la culture, Rima Abdul Malak, à étudier « une procédure pérenne » pour restituer les fragments ultramarins. Le MNHN détient 24 000 restes humains pour la plupart anonymes, dont 8 000 sont français – 1 200 venant des outre-mer.

Une agonie décrite par les journaux

Eux ont connu un destin tragique : huit Kaliña (aussi nommés Galibi), des Amérindiens de Guyane vivant de part et d’autre du fleuve Maroni et morts de froid à Paris en 1892, sont répertoriés dans les collections du Muséum : six squelettes rangés sur des supports, deux autres personnes identifiées par des moulages. Leur nom peut, aujourd’hui, être révélé au grand jour, grâce au patient travail d’une Française issue de cette communauté. Corinne Toka Devilliers, à la tête de l’association Moliko Alet + Po (« les descendants de Moliko »), se bat pour que ses ancêtres puissent retrouver leur terre d’origine. « Ne pas avoir nos morts à nos côtés est très douloureux », témoigne-t-elle.

L’histoire commence tout début mars 1892, quand, après un mois de voyage depuis Paramaribo, la capitale du Suriname, trente-trois Kaliña arrivent à Paris pour être exhibés au Jardin d’acclimatation de Neuilly-sur-Seine, alors dirigé par Albert Geoffroy Saint-Hilaire, dans un des terribles zoos humains que l’époque affectionne. Moliko, l’arrière-grand-mère de Corinne Toka Devilliers, fait partie du groupe de ceux qu’on appelle alors les « Caraïbes »« Mon grand-père me disait que notre “pi’pi” Moliko [grand-mère Moliko dans la langue locale] était allée voir le pays des Blancs. Qu’ils étaient tous partis dans un bateau avec des voiles. Qu’ils ont été trompés, et qu’ils furent malheureux. » Moliko reviendra chez elle traumatisée.

Exhibition de « Caraïbes », en mars 1892 au Jardin d’acclimatation de Neuilly-sur-Seine, près de Paris.

Exhibition de « Caraïbes », en mars 1892 au Jardin d’acclimatation de Neuilly-sur-Seine, près de Paris.  

Le 13 avril 1892, le journal La Cocarde décrit ainsi l’agonie des Amérindiens dans « ces scandaleuses exhibitions » à succès – une même exposition avait eu lieu en 1882. « Nous avons vu les Caraïbes dès les premiers jours de leur arrivée à Paris : alors ils étaient pleins de vie, alertes, vigoureux ; ils exécutaient les danses plus ou moins naturelles de leur pays. Nous les avons visités ces jours derniers : ayant à peine la force de marcher, tous leurs services se bornent maintenant à faire une ou deux fois le tour de leur campement, toussant, crachant, geignant ; ce ne sont plus que des squelettes propres à aller enrichir les collections ethnographiques et les galeries anthropologiques du Muséum d’histoire naturelle », rapporte l’article. La Cocarde demande : « Qu’attend donc l’administration pour les renvoyer dans leur pays ? » Question relancée, cent trente et un ans plus tard.

Les documents de l’état civil de 1892 que Le Monde a consultés identifient Pékopé, une jeune femme âgée « entre 15 et 18 ans », enceinte, morte d’une embolie au cœur dans son hamac du jardin zoologique, le 5 mars. Lors de son enterrement au cimetière de Neuilly-sur-Seine, une cérémonie est organisée pour celle que les siens surnomment « le colibri ». Le Petit Parisien décrit « un convoi des pauvres », marqué par un bref pas funèbre et par une coupe de tafia vite avalée pour le repos de son âme.

Le fiancé de Pékopé, Miacapo, sera, lui, enterré le 6 avril, à Levallois-Perret. Dans ce cimetière, le rejoindront successivement Emo Marita, 12 ans, dont le nom signifie « sage-femme », le 9 avril ; Cassagné, 20 ans, mort le 16 avril ; Mayaré, 22 ans, le 18 avril, dont l’acte de décès mentionne qu’il était « célibataire sans autres renseignements, né sur les bords du Maroni » ; puis Ibipio, 18 ans, mis en bière le 25 avril. Tous avaient été admis au Hertford British Hospital, rue de Villiers, à Levallois. Deux autres Kaliña mourront, eux, à l’hôpital Beaujon de Paris : le 8 avril, Couani, 25 ans, « né à Tierra de Fuego, Amérique du Sud », selon l’officier de l’état civil, et « domicilié dans le haut Maroni, Guyane hollandaise » ; puis Mallé ou Maré, « né sur le fleuve Maroni », parti le dernier, le 10 mai 1892, à 17 ans.

Portrait de Moliko, jeune fille alors âgée d’environ 13 ans, exhibée avec un groupe dit de « Caraïbes » dans la grande serre du Jardin d’acclimatation à Neuilly-sur-Seine, près de Paris, au début du mois de mars 1892. Elle pose assise, de face.

Portrait de Moliko, jeune fille alors âgée d’environ 13 ans, exhibée avec un groupe dit de « Caraïbes » dans la grande serre du Jardin d’acclimatation à Neuilly-sur-Seine, près de Paris, au début du mois de mars 1892. Elle pose assise, de face.  

Sensibilisation en Guyane

Le préfet autorisera les chercheurs à récupérer les inhumés cinq ans plus tard comme le prévoit la loi. Pékopé sera transportée avec son fœtus de 4 mois au MNHN. Les corps d’au moins quatre des Kaliña portent une étiquette « Don de la ville de Levallois », à la demande expresse de la mairie qui avait exonéré le musée de la taxe d’exhumation, en raison de « l’intérêt scientifique » des dépouilles.

Espérance, Terre-Rouge, Organabo, Ayawandé, Galibi… depuis deux ans, Corinne Toka Devilliers sillonne les villages concernés pour sensibiliser d’éventuels descendants et parler avec les chefs coutumiers. Elle a projeté le documentaire Sauvages, au cœur des zoos humains, réalisé en 2018 par Pascal Blanchard et Bruno Victor-Pujebet. La Guyanaise a passé une convention avec le Musée du Quai Branly. Gérard Collomb, chercheur au CNRS, qui avait rassemblé les photographies des Kaliña prises au Jardin d’acclimatation par le prince Roland Bonaparte (Kaliña, des Amérindiens à Paris, Editions Créaphis, 1992), s’est rapproché de l’association et l’enquête a avancé vers le Musée de l’homme, qui a permis de donner un nom aux autochtones ainsi portraiturés en 1892 et présentés comme originaires de Guyane hollandaise – identification réussie pour 27 des 33 personnes. Enfin, en janvier 2023, le MNHN a autorisé l’accès à ses fiches, attestant que six morts demeurent bien dans les collections.

« Quand des membres d’une communauté viennent nous demander des informations, il n’y a aucune raison de ne pas les laisser y accéder, même si la documentation scientifique du XIXsiècle laisse beaucoup à désirer, et si l’accès aux restes eux-mêmes, réservé à la recherche, demeure très encadré, explique Martin Friess, le responsable scientifique des restes humains du MNHN. Ensuite, il reviendra toujours à l’Etat de décider ce qu’il en fait. »

Le document par lequel le préfet de police autorise le transfert à la science de quatre Améridiens kaliña morts au Jardin d’acclimatation, en 1892.

Le document par lequel le préfet de police autorise le transfert à la science de quatre Améridiens kaliña morts au Jardin d’acclimatation, en 1892.  

En Guyane, raconte Corinne Toka Devilliers, « des grands-mères de nos villages disent : “Il y a eu des morts, où sont-ils ?” Mais on ne sait plus qui est parti. Maintenant, il faut ancrer cette histoire dans notre patrimoine. » Contactée par Le Monde, Tiffanie Hariwanari, première adjointe au maire de Awala-Yalimapo (au nord de la Guyane) et autre descendante de Moliko, témoigne : « Dans chaque famille élargie kaliña, l’histoire est connue de près ou de loin. Ma grand-mère la raconte parmi d’autres histoires, c’est celle de ces gros bateaux qu’on avait vus pour la première fois, et de gens partis au son des samboula [tambours] gagner de l’argent au loin. D’un voyage finalement malheureux, on retient quelque chose de positif. »

« Une double souffrance »

Le sujet est demeuré tabou, souligne la présidente de l’association Moliko. L’humiliation du zoo fut trop forte, de même que la honte des Amérindiens rongés d’avoir abandonné certains des leurs en France. Les Kaliña « vivent une double souffrance », précise Dominique Cyrille, ethnologue et conseillère culturelle à la préfecture de Guyane, car ils font partie des autochtones qui ont accepté la présence coloniale française. « Les Amérindiens en Guyane sont défaits. Ils ont perdu la guerre de la colonisation, leur terre. La dépossession est aussi culturelle. »

Selon cette chercheuse, « le rapatriement des morts présente un double enjeu : il permettrait d’apporter une reconnaissance des souffrances vécues, et d’admettre que la limite administrative dans laquelle l’Etat a confiné ce peuple transfrontalier ne correspond pas à leur réalité ». Accepter le retour des morts, « ce sera accepter de regarder en face cette histoire kaliña, française et américaine à la fois. L’attente est forte d’un message politique de la France sur ce passé colonial », estime Tiffanie Hariwanari.

Un mémorial pourrait voir le jour dans deux villages, Iracoubo ou Ayawande. Fin mai, Corinne Devilliers a fait valider par des chefs coutumiers du Suriname le principe d’un retour des corps en Guyane, où vivent la plupart des descendants. « Le jour venu, il y aura une préparation spirituelle intense. Il faudra un rituel, au Musée de l’homme, pour un apaisement des âmes. » La décision de restitution serait une première pour des Amérindiens. Elle appartiendra au premier ministre si la proposition de loi Morin-Desailly aboutit. « Il faut, sur ces sujets, trouver un compromis entre intérêt scientifique et éthique. Les zoos humains sont inconcevables du point de vue éthique, des hommes ont été traités de façon inhumaine et de ce fait n’auraient pas dû devenir des objets scientifiques, raisonne Martin Friess. Du point de vue déontologique, je serais en faveur de les rendre à leurs familles. »



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