par Lelo Jimmy Batista publié le 8 août 2023
Les premiers mots de Moby Dick, «call me Ishmael», sont depuis longtemps l’objet d’intenses déchirements entre traducteurs.«Appelez-moi Ishmael», écrivait Henriette Guex-Rolle dans la version courante – simple, trop simple, manque tout le voile d’ombre, la promesse de l’insondable mystère. Le poète Armel Guerne avait opté pour une version plus littérale : «Appelons-moi Ishmael», plus évident mais un rien invraisemblable à l’oreille. Jean Giono, dans la traduction de Lucien Jacques et Joan Smith qu’il a revue pour Gallimard avait trouvé une parade habile : «Je m’appelle Ishmaël. Mettons.» Fuyant mais élégant. «Mettons». Deux syllabes qui suffisent à amorcer la suspension d’incrédulité, nécessaire à tout récit. Les Avantages de voyager en train ne s’embarrasse pas de tant de subtilité : il utilise directement «Imaginons».
Epais dossier
«Imaginons qu’une femme rentre chez elle et trouve son mari en train d’inspecter ses excréments avec un bâton.» «Imaginons qu’elle le fasse interner.» «Imaginons que le lendemain, elle prenne le train.»
C’est par ces trois phrases que commence le premier film du cinéaste espagnol Aritz Moreno, adaptation du roman du même nom d’Antonio Orejudo, Prix du roman andalou en 2000. La femme en question s’appelle Helga Pato, elle est éditrice à Madrid et, dans le train en face d’elle, se trouve Angel Sanagustín, un psychiatre de l’institut où elle vient de laisser son époux. Qui l’aborde en lui demandant : «Ça vous dit que je vous raconte ma vie ?» Ou plus précisément celle de ses patients, qu’il traite par l’écriture et dont il trimballe les histoires dans un épais dossier. Bientôt, dans un déluge de noms, d’époques et de circonvolutions, il commence à en raconter une, qui en contient une autre, qui en contient une troisième, et encore une autre.Les Avantages de voyager en train se met très vite à ressembler à un cousin labyrinthique et passablement dégénéré du Engrenages de David Mamet, chef-d’œuvre mésestimé sur l’art de l’escroquerie où la clé de chaque entourloupe résidait dans la densité des histoires qu’on racontait à sa victime. A la troisième ou quatrième strate du récit, la proie était définitivement ferrée, incapable de remonter à la surface, irrémédiablement prise dans les embranchements, revirements et vertiges multiples de l’histoire qu’on lui racontait. Le film de Moreno avance comme ça, en prenant le temps de noyer le spectateur, lui faisant perdre ses repères, l’emportant dans des récits délirants, magnétiques, qui dérapent volontiers vers des zones de très haute turbulence : gore gerboulatoire, histoire flippante de réseau de pédopornographie, zoophilie – au cas où un doute subsisterait, nous ne sommes pas en présence d’un spectacle familial. Pour toujours, retomber là où personne ne l’attend.
«Couches d’un oignon»
Au début du film, Angel Sanagustín (Ernesto Alterio, formidable de bizarrerie feutrée) compare les récits des schizophrènes à «une succession d’histoires superposés, comme les couches d’un oignon». Dans une des dernières scènes, il dira qu’il «ne croit plus aux mots». Tout le film, construit en trois parties qui s’enchevêtrent, se joue entre ces deux répliques, opposant les audaces du narrateur à la soumission de celui ou celle qui l’écoute. L’idée pourrait facilement tourner à vide ou se limiter à une suite de sketchs plus ou moins malins mais réussit ici à dessiner un tableau à l’ampleur et à l’habileté assez fascinante, même si un poil inégal – le premier volet est nettement mieux tenu que les deux autres, qui cherchent un peu trop à jouer avec les limites ou, au contraire, à arrondir les angles. Ça n’en demeure pas moins impressionnant et furieusement réjouissant, comme un genre de Usual Suspectsrevisité par Buñuel. Un des films les plus fous de cet étrange été. Le plus fou ? Mettons.
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