par Apolline Le Romanser publié le 18 août 2023
L’hôpital va-t-il tenir ? La question revient comme une ritournelle, au fil des cris d’alarme des soignants depuis plus de trois ans. Cet été encore, le système de soins souffre, entre les congés estivaux et l’afflux touristique. «La situation est plus grave que l’été dernier» alertait le 15 août Marc Noizet, président du Samu-Urgences de France (SUDF), au micro d’Europe 1. Et ce, malgré la «légère baisse des passages aux urgences en comparaison à la même période l’année dernière» comme nous l’avait assuré début août le ministère de la Santé. Partout en France, des établissements hospitaliers, petits comme grands, publics comme privés, manquent de personnel, doivent composer avec des plannings à trous. Et sont contraints de fermer des services, y compris d’urgences. Une autre ombre, qui n’a jamais tout à fait disparu, grandit aussi depuis début août : le Covid. Selon Santé publique France, plus de 900 passages aux urgences pour suspicion de Covid ont été répertoriés entre le 31 juillet et le 6 août, 31 % de plus que la semaine précédente. L’impact sur les hôpitaux «est faible» pour le moment, a affirmé la Direction générale de la santé le 11 août, mais la vigilance est de mise.
Pourtant, force est de constater que si l’hôpital ne s’effondre pas pour l’instant comme un château de cartes, c’est que les équipes tentent de colmater les brèches comme elles le peuvent. Particulièrement dans les services d’urgences où des établissements sont obligés d’en fermer l’accès et de le réguler par le Samu. «Ça nous permet de sécuriser et d’éviter des pertes de chances pour les patients», explique Louis Soulat, vice-président du SUDF et chef des urgences au CHU de Rennes. Au point de concerner l’ensemble du département de la Mayenne : depuis le 3 juillet, les urgences des trois hôpitaux du territoire – à Laval, Mayenne et Château-Gontier-sur-Mayenne – sont fermées la nuit. «A l’année, il manque déjà deux tiers de l’effectif médical dans mon service», souligne Caroline Brémaud, à la tête des urgences de Laval. Elles y sont régulées, c’est-à-dire plus ouvertes en continu et filtrées par le 15, «depuis octobre 2021». D’abord quelques nuits par mois, puis de plus en plus. «Fin juin, l’ARS [agence régionale de santé] a décidé de tout fermer [de 18h30 à 8 heures] cet été, par souci de clarté.» Le Samu, lui-même saturé, doit permettre de rediriger les patients au bon endroit et de gagner du temps. Mais potentiellement plus loin de leur domicile.
«Offrir une solution, même dégradée»
Dans les faits, les portes des urgences ne sont pas closes en nuit régulée. Une infirmière d’accueil doit être présente pour orienter le patient. S’il arrive par ses propres moyens et qu’il relève d’une urgence vitale, le médecin du Smur (Service mobile d’urgence et de réanimation) le prend en charge s’il est disponible. Sinon, le réanimateur intervient, l’anesthésiste, ou le cardiologue de garde. Les patients moins urgents sont redirigés vers les services ou établissements où les médecins sont en nombre suffisant, ou devront repasser le lendemain. «On a essayé de penser à tout pour offrir une solution, même dégradée», rapporte la praticienne.
Seulement, cet été, en Maynne, deux Smur sur les trois du département ont été fermés. «On n’a pas noté d’événements indésirables, mais les conditions d’exercice étaient éprouvantes…» Pour pallier le manque de médecins dans les Smur, des unités uniquement composées d’infirmières et d’ambulanciers sont envoyées au domicile ou sur la voie publique - les EPMU. «Toute intervention ne nécessite pas forcément un médecin, souligne Caroline Brémaud. Le problème, c’est qu’on utilise ce dispositif non pas parce qu’il est adapté, mais parce qu’on n’a pas le choix.»
Gardes de douze heures
Et l’optimisation a des limites. La quasi-totalité des établissements jongle avec des plannings incomplets, doit tricoter des solutions pour boucher les trous. A Laval, les soignants ont pu poser leurs congés – trois semaines étalées entre juin et septembre. En dehors, les «temps de travail additionnels» s’accumulent. «On peut faire des semaines de 70-80 heures au lieu de 48 heures pendant l’année», précise l’urgentiste mayennaise.
Le cas de son hôpital se décline dans tout l’Hexagone. «Chaque été, on sait qu’on va avoir un afflux de patients et qu’il va falloir tenir, souffle Sébastien Mazel, secrétaire départemental FO santé de l’Hérault. Lui aussi évoque les «heures complémentaires» des agents hospitaliers, les gardes de douze heures qui s’enchaînent dans les services d’urgences, y compris sur des temps, en théorie, de repos. «Au CHU de Montpellier, on fait aussi appel à des étudiants infirmiers de seconde et troisième années volontaires», poursuit le syndicaliste. Embauchés sur des postes d’aides-soignants, certains dépassent parfois leur fonction, en voulant par exemple aider leurs collègues infirmiers débordés. «Début juillet, un professionnel nous a alertés sur la pression mise sur un étudiant pour qu’il effectue des soins supplémentaires infirmiers, raconte Manon Morel, présidente de la Fnesi, fédération des étudiants infirmiers. Tous les ans c’est pareil, voire de pire en pire.»
La «solidarité territoriale» les aide à tenir
Depuis des années, les hôpitaux s’appuient largement sur d’autres renforts : les intérimaires. Sauf que la loi Rist est passée par là et, en plafonnant les rémunérations, rend les vacations moins intéressantes. «Cet été, on a dû se passer d’une large partie d’entre eux», soupire Philippe Garitaine. Chef des urgences à l’hôpital de Saint-Tropez et coordinateur de la fédération des urgences du Var, il a, dans son équipe de huit médecins, quatre qui ont dépassé la soixantaine et peinent à enchaîner les «nuits tropéziennes». Comme chaque été, l’activité du plus petit hôpital de la région est multipliée par quatre du fait de l’afflux touristique.
La «solidarité territoriale» les aide à tenir. Avec les libéraux d’une part : une dizaine participe à un centre de soins non programmés collé à l’établissement hospitalier. Ouvert uniquement l’été, il permet de désengorger les urgences de «la petite traumatologie» et des «consultations non programmées». La «prime de solidarité territoriale», versée à chaque praticien allant travailler hors de son établissement employeur, leur permet aussi de combler une partie des manques. «Une dizaine de médecins d’autres établissements nous ont aidés avec des gardes ponctuelles en juillet et août.» Sur la quinzaine de nuits qui devaient être incomplètes en juillet, l’hôpital de Saint-Tropez n’a fermé que trois fois, juste avant les vacances scolaires. Le reste de juillet a été assuré. Pas satisfaisant, mais moins catastrophique qu’annoncé.
«On priorise les cancers et pathologies urgentes»
A chaque territoire ses spécificités. En regardant plus à l’ouest, en Bretagne, la prime de solidarité territoriale «n’a pas vraiment fonctionné», à en croire Christian Brice, médecin urgentiste au centre hospitalier de Saint-Brieuc et délégué régional de l’Association des médecins urgentistes de France (Amuf). Les hôpitaux bretons sont eux aussi confrontés aux migrations de l’été. Comme d’autres, l’hôpital de Saint-Brieuc a déniché des règles contenues dans la loi Rist pour proposer des contrats d’intérimaires suffisamment rémunérateurs. Entre les établissements, les uns essaient de compenser tant bien que mal les faiblesses des autres pour maintenir la continuité des soins. «Au début du mois de juillet», les hôpitaux et leur ARS ont tâché d’anticiper. «Dans un énorme tableau, on a sous-catégorisé les hôpitaux en cas de fermetures de services d’urgences simultanés – elles peuvent varier d’un jour à l’autre», expose Christian Brice. Le dispositif couvre aujourd’hui le littoral et le centre de la région. «Chaque commune a un hôpital référent en première intention ; s’il est débordé, un deuxième le deviendra, etc.», complète le médecin.
Encore faut-il que les équipes soient suffisamment armées. Dans son hôpital de Trévenans, entre Belfort et Montbéliard, Jean-Baptiste Andreoletti soupire. «Tout le monde est en carence. C’est pas la peine de déshabiller l’un pour rhabiller l’autre», lâche le président de la commission médicale d’établissement (CME) de l’hôpital Nord Franche-Comté. Eux «saupoudrent» les services du peu d’infirmières disponibles. «On va aussi chercher les retraités, les étudiants de médecine en fin de sixième année, on adapte les contrats pour pouvoir trouver légalement des intérimaires.» Les forces manquent toujours. En particulier les médecins urgentistes et les anesthésistes. Le choix a donc été fait de ne laisser ouvertes qu’environ un tiers des salles d’opération cet été, «pour éviter l’abattage» qui empêchait le suivi des patients et décourageait les praticiens. «On priorise les cancers et pathologies urgentes. On se répartit le reste et on trie, même si c’est indigne et qu’on ne devrait pas avoir à le faire.»
Risque d’un «effet domino»
Pour l’avenir, le chirurgien franc-comtois n’entrevoit qu’un horizon noir. Il n’est pas le seul. A Saint-Tropez, Saint-Brieuc ou Laval, entre les voix désabusées et les rires nerveux, personne n’est satisfait. Tous appellent à réorganiser le système de soins. Le bricolage a des limites. L’épuisement des équipes s’accumule, leur santé se détériore. Le risque d’un «effet domino» entre les établissements s’accroît. «On tient sur un fil», se désole Philippe Garitaine depuis le Var. Avec l’arrêt imprévu d’un de ses médecins, les urgences tropéziennes ont fermé trois nuits en août. Et risquent de réitérer «d’ici la fin du mois, voire en septembre».
«On a anticipé les fermetures et la misère de l’accès aux soins,convient, amer, le breton Christian Brice. Mais ces solutions ne sont pas viables.» Les délais de réponse au Samu et de prise en charge augmentent inexorablement. Tout comme les risques pour les patients. «En traumatologie, c’est la première fois depuis vingt ans que je vois cinq jours d’attente pour des opérations, même les fractures ouvertes ! Avec les risques de complications que ça comprend», se désespère l’urgentiste. Il a même dû se résoudre à conseiller à un vacancier de rentrer en Bourgogne pour se faire opérer.
«Cet été, il n’y aura certainement pas de grosse catastrophe, de morts qui feront la une des journaux, convient Caroline Brémaud. Par contre, la morbidité, plus silencieuse, va augmenter : les patients seront plus malades, avec plus de séquelles.» La question n’est peut-être pas de savoir si l’hôpital va tenir. Plutôt dans quelles conditions il se maintiendra, et à quel prix.
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