Par Laurent TestotPublié le 15 août 2023
Les catholiques célèbrent, le 15 août, l’Assomption de Marie, c’est-à-dire sa « montée au ciel », exempte de tout péché et, surtout, éternellement vierge. Ce dogme inscrit la mère de Jésus dans une longue histoire de la virginité. De Mahâmâyâ, la mère du Bouddha, à Jeanne d’Arc, nombre de figures sacrées sont réputées vierges, et ce thème a pris des visages divers selon les traditions.
La virginité, du point de vue des différentes traditions (masculines), est l’état d’une fille n’ayant jamais eu de rapport sexuel. L’acte engage le corps, évidemment, mais aussi le psychisme et la position sociale. Les hommes, en contrôlant cette étape, s’assurent de leur domination. Constantes que l’on retrouve fréquemment dans l’histoire : une fille maintenue en l’état d’ignorance du sexe, quand il est admis que le garçon peut perdre son pucelage auprès de professionnelles ; une fille mariée à un homme plus âgé ; une fille dont la sexualité est sous le contrôle de ses apparentés mâles, notamment son père, qui la cède en mariage comme une propriété dont il fait commerce…
Dans les cultures où la psychanalyse et l’émancipation féminine n’ont pas fait leur office, le futur marié peut se projeter en conquérant durant la nuit de noces. Il initiera une innocente au plaisir sexuel, et « fantasme ce lien comme une composante essentielle de sa domination », selon la formule de l’historienne Yvonne Knibiehler. Etre le premier, le seul, c’est s’assurer de sa descendance, transmettre des biens de père en fils, un patronyme, bref, approcher l’immortalité.
Freud avait bien résumé l’enjeu de la virginité : si la femme échappe au contrôle de l’homme, elle devient un danger. Pour illustrer ce péril, on peut cerner quatre images de la vierge rebelle, quatre itinéraires qui permettent de dévier du chemin tout tracé pour les filles. S’écarter de l’itinéraire imposé, de la tutelle du père à celle du marié, avec passage par la case défloration, peut se faire via quatre archétypes de vierges : guerrière ; maîtresse ; sacrée ; mère. Quatre images qui ont revêtu de multiples aspects.
D’Athéna à Jeanne d’Arc : le modèle des vierges combattantes
Sur l’Olympe, siège des dieux grecs antiques, s’impose la parité des genres : six dieux, six déesses. La sexualité des mâles est libre, voire débridée. Le viol est courant quand on attire l’attention de Zeus. En revanche, la moitié des déesses sont vierges. Contenir le désir, réguler le monde est une fonction féminine. Parmi ces trois déesses – Athéna, Artémis et Hestia –, deux sont guerrières.
Athéna, protectrice de la cité d’Athènes, est sortie tout armée du crâne de Zeus. Sa virginité garantit ses attributs virils, casque et lance, elle incarne la sagesse de ceux qui sont forts. Artémis, déesse de la chasse, court les bois avec les nymphes. Elle protège les hommes chastes, et châtie violemment les voyeurs. Elle transforme ainsi le chasseur Actéon, qui l’a surprise nue durant sa baignade, en cerf afin qu’il soit traqué et dévoré vif par ses propres chiens. Paradoxe, en tant que déesses des marges, des frontières (entre humanité et nature, monde « sauvage » et monde « civilisé ») et des passages (dont celui qui mène à la vie), elle est aussi celle qu’il convient d’implorer pour qu’un accouchement se passe bien.
Défense de la cité ou chasse sont des activités masculines. Athéna et Artémis doivent rester vierges pour ne pas réaliser leur condition de femmes, de mères, d’épouses, et elles ne peuvent le faire que parce qu’elles sont immortelles. Les Amazones, vues par les mythes grecs, font dès lors office d’anomalies : des vierges à l’écart des hommes, qui leur font la guerre !
Les héros corrigent ce qui ne devrait pas être. Sous les murs de Troie, la reine des Amazones, Penthésilée, succombe sous les assauts d’Achille. Séduite par Héraclès, une autre reine, Hippolyte, lui abandonne sa ceinture et sa chasteté avant qu’il ne la massacre. L’Amazone Antiope se soumet, elle, à Thésée. On est loin du film Wonder Woman, version moderne et féministe de ce mythe…
Ce sont probablement des contacts avec les Scythes, sociétés nomades d’Asie centrale dans lesquelles des femmes pouvaient jouer des rôles politiquement importants, qui ont inspiré aux Grecs le mythe des Amazones. Mais la figure de la vierge combattante, puissante car indomptée, est interculturelle : les Valkyries de la mythologie nordique, l’héroïne chinoise Mulan (qui vainc une armée surgie des steppes), les saintes chrétiennes Geneviève de Paris (qui repousse les Huns d’Attila) ou Jeanne d’Arc (qui défait les Anglais lors de la guerre de Cent Ans) en témoignent.
Plus récemment, des sociétés d’Afrique ont enrégimenté de jeunes femmes. C’est le cas du royaume du Dahomey (actuel Bénin), qui constitua aux XVIIIe et XIXe siècles un régiment féminin. Ce corps militaire d’élite, infanterie et cavalerie, fut engagé de façon effective dans plusieurs conflits. Les explorateurs européens, fascinés, qualifièrent ces soldates d’« Amazones vierges du Dahomey ». Le fantasme touchait ici partiellement juste : ces sociétés privilégiaient la chasteté comme gage d’efficacité des guerrières.
Perséphone, Hestia et Pandore : les « vierges épouses »
Vierge et amante ? Ce qui nous apparaît comme un oxymore renvoie à une situation conceptuellement possible dans l’Antiquité. Les Grecs pensaient en effet qu’une femme n’ayant pas d’activité sexuelle pendant longtemps redevient vierge. Prêtons un visage à cette situation, celui de la déesse Perséphone. Fille de Zeus et de Déméter, elle est kidnappée par son oncle, Hadès, dieu des Enfers, qui en fait son épouse.
Déméter, déesse de la Terre, se plaint à Zeus, pater familias qui décide de ne rien faire pour ne pas froisser Hadès. Déméter s’impatiente et décide que la Terre restera stérile. L’ordre cosmique vacille. Mis en demeure par la résistance féminine, Zeus et Hadès conviennent d’un marché. Au printemps et à l’été, Perséphone reviendra sur Terre favoriser la pousse des végétaux par sa virginale présence. Puis elle passera l’hiver dans les enfers souterrains, en épouse docile.
Autre vierge et épouse symbolique, Hestia, déesse du foyer, la divinité olympienne la plus discrète. Liée en parèdre (compagne) à Hermès, le dieu messager des divinités, elle incarne tout son contraire. Lui court le monde, elle reste à l’intérieur. Pour un Grec de l’Antiquité, le féminin digne est nécessairement cloîtré. Seules des divinités peuvent choisir d’autres trajectoires, s’émanciper du masculin.
Par exemple, les neuf Muses. Ces « doctes pucelles » ont, par leur état, accès aux savoirs cachés, qu’elles peuvent partager (ou non) avec les artistes qui se vouent à leur amour. Vierge et épouse, enfin, vient Pandore, « celle qui a tous les dons ». Elle met fin à un temps qu’Hésiode appelle « l’âge d’or », un paradis primordial habité par les seuls hommes. Pour les punir d’avoir écouté le rusé Prométhée, Zeus envoie cette femme artificielle, forgée par Héphaïstos et emplie d’esprit par Athéna, afin de séduire le naïf Epiméthée, frère de Prométhée.
Une fois la belle déflorée, son vase est ouvert. En jaillissent tous les fléaux qui désormais accableront l’humanité : vieillesse, maladie, guerre, famine, mort et folie. Ce conte dévoile une crainte masculine : les femmes belles et intelligentes sont dangereuses. Le stéréotype veut pourtant, chez les Grecs comme chez les Hébreux, les musulmans ou les chrétiens, que la vierge soit coupable si elle est prise sans l’autorisation de son père. C’est une atteinte à la propriété masculine.
En témoigne l’histoire biblique de Dinah, fille de Jacob et de Léa. Shechem, fils d’un notable non hébreu, l’aperçoit alors qu’elle est sortie par curiosité de la tente paternelle. Il l’enlève. Un marchandage classique s’ensuit, au terme duquel il est convenu que le violeur épousera la victime et dédommagera Jacob du tort infligé. Siméon et Lévi, frères de Dinah, vengent leur honneur en massacrant Shechem et son clan. Furieux de cette atteinte à son patrimoine, Jacob les déshérite. L’anecdote sert traditionnellement d’alibi à la claustration : enfermer les femmes éviterait les ennuis.
Des vestales aux nonnes chrétiennes, la virginité consacrée
Dans l’Antiquité gréco-romaine, Hestia, comme Athéna et Artémis, sont déesses avant d’être femmes. Dans ce contexte, il serait inconvenant qu’une femme reste vierge, sauf si elle est consacrée à une divinité. A Rome sont instituées les vierges sacrées, les vestales, consacrées au culte de Vesta, nom romain de Hestia. Elles entretiennent un feu sacré, et leur corps intact symbolise la puissance vitale de Rome. Elles sont choisies entre 6 et 10 ans, issues des meilleures familles, et entrent au service de la déesse pour trente ans, la durée de leur fertilité. Qu’elle s’abandonne à un amant et la coupable est ensevelie vivante.
Etre vierge, pour une femme qui sert d’intermédiaire entre les hommes et les divinités, c’est être exempte de domination. Donc fiable. La pythie de Delphes peut dès lors être possédée par Apollon, en ouvrant son sexe aux vapeurs volcaniques et en crachant par sa bouche les obscurs oracles du destin. Autre devineresse, la sibylle de Cumes se promet, elle aussi, à la possession apollinienne, mais elle triche en différant l’acte. Elle sera donc immortelle. Le dieu rancunier la laisse vieillir indéfiniment…
Avec le christianisme, l’image de la vierge change. Telle Agnès (vers 291-304), de nombreuses martyres périssent en refusant les avances de leurs prétendants. Maîtriser la chair devient l’apogée de l’idéal d’ascèse de la nouvelle religion, et la virginité exemplaire de Marie, mère de Jésus, s’impose comme un modèle à suivre. Le concile de Chalcédoine, en 451, témoigne de l’importance accordée à l’état de pureté physique, en statuant que Marie est restée vierge avant, pendant et après l’accouchement.
De plus en plus nombreux, des ordres religieux accueillent des femmes faisant vœu de chasteté, se vouant à être les épouses du Christ. Du point de vue sociétal, entrer dans les ordres, c’est donc passer de l’autorité du père à celle de Dieu, représenté ici-bas par un évêque ou un abbé – les ordres féminins étant quasi systématiquement sous contrôle masculin.
Cependant, la virginité, au sein de l’Eglise, définit aussi un nouvel espace de liberté. Car elle est vue comme un trait d’union entre les humains et le ciel (les voix entendues par Jeanne d’Arc, les stigmates de Catherine de Sienne, les extases de Thérèse d’Avila…), voire un tremplin vers des savoirs mystiques (Hildegarde de Bingen) ou pratiques (Trotula, autrice, au XIIe siècle, du premier traité de gynécologie écrit par une femme).
Marie et Mahâmâyâ, vierges et mères
Est-ce enfin un hasard si, pour mieux affirmer leur statut d’êtres d’exception, des légendes dorées ont très tôt défendu l’idée que deux des grands prophètes de l’humanité, le Bouddha et Jésus, étaient nés de conceptions virginales – tout en étant paradoxalement présentés comme d’ascendance royale par la lignée paternelle ?
Ainsi Mahâmâyâ s’était-elle préparée à ne vivre que pour enfanter le Bouddha, pratiquant, nous dit la tradition, les vertus nécessaires pendant cent mille kalpas (cycles temporels). La conception est onirique : elle est transportée au paradis, un éléphant blanc à six défenses entre en elle par le flanc. La grossesse avance, elle part accoucher, comme le veut l’usage, chez ses parents… Les premières contractions surprennent Mahâmâyâ à Lumbinî (actuel Népal). Elle tend le bras, pose la main sur un arbre, et l’enfant descend de son aisselle.
Sitôt né, il se met debout et se tourne vers les quatre points cardinaux (pour prendre possession de l’univers) avant d’accomplir sept pas vers le nord, préfigurant son élaboration de la doctrine du bouddhisme. Même si la douleur de la parturiente lui a été épargnée, l’effort accompli par Mahâmâyâ est tel qu’elle en expire. L’enfant sera élevé par une autre.
Aujourd’hui, un tel récit peut évidemment s’interpréter sur un plan symbolique, de même que celui relatif à la conception virginale de Jésus, ou à la virginité perpétuelle de Marie – notion refusée dans le protestantisme.
Guerrière, maîtresse, sacrée ou mère… Ces quatre figures permettent de cerner finalement ce qui, dans des sociétés patriarcales, tient de l’anomalie : vierge guerrière car investie de puissance par son innocence intacte ; vierge épousée et toujours intacte ; vierge sacrée car partenaire intime de la divinité ; pour finir par être mère en restant vierge.
Ces récits attribuant aux femmes le pouvoir de s’abstraire de l’ordre masculin du monde feraient vaciller la suprématie des hommes, s’ils n’étaient pas mis en scène pour servir de barrière. L’étymologie du nom de la mère du Bouddha, Mahâmâyâ, interprété tantôt comme « grande reine », tantôt comme « grande illusion », restitue bien cette ambiguïté. Raconter ces destins de femmes exceptionnelles par le prisme de l’obsession virginale, n’est-ce pas finalement confiner la force subversive de ces trajectoires à un fantasme ?
Laurent Testot est journaliste, écrivain et conférencier. Il est auteur ou coauteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire des religions ou des civilisations, dont « La Nouvelle Histoire du monde » (éditions Sciences humaines, 2019) et « Les Religions. Des origines au IIIe millénaire » (dirigé avec Jean-François Dortier, éditions Sciences humaines, 2017).
Cet article a initialement été publié dans « Le Monde des religions » n° 96, juillet-août 2019, dans le cadre d’un dossier intitulé « Virginité & chasteté, histoire d’une obsession ».
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