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dimanche 13 août 2023

Faites des gosses ? Procréer hors du cadre hétérosexuel, c’est comme écrire une épopée sans modèle, par Wendy Delorme

par Wendy Delorme, Autrice   publié le 8 août 2023

Si l’autrice a eu des enfants en coparentalité dans une société qu’elle juge pourtant répressive et malgré son sentiment d’être à la marge des existences «normales» en tant que lesbienne, c’est parce qu’elle a encore foi dans ce qu’on appelle «l’avenir».

Les enfants, on en veut un peu, beaucoup, et parfois pas du tout. Aux combats des un·es pour construire leur famille hors du modèle patriarcal répond, chez d’autres, le refus de devenir parent pour des raisons familiales, politiques ou écologiques. Seule certitude : ces choix de parentalité ou pas changent nos partis pris et nos convictions, pour le meilleur et pour le pire. Libé se plonge dans ces histoires de familles pour mieux questionner les contradictions de cette injonction parfois ironique à avoir des bébés.

J’ai toujours voulu des enfants. J’en ai trois aujourd’hui. Chaque fois que j’utilise ma carte SNCF «famille nombreuse», j’ai le même sentiment d’incrédulité. Comme dit mon père, ce statut de «mère de famille nombreuse» était inattendu. Je souris en lui rappelant que c’est lui qui pourtant me répétait comme un mantra «Ne dépends jamais d’un homme !» ce qui ne m’a pas empêchée de faire trois enfants. Pas exactement «faire», puisque je ne les ai pas toustes conçu·es ni porté·es. Deux d’entre iels ne portent pas mon patronyme ni mon patrimoine génétique (on devrait dire «matronyme», «matrimoine»). Peu importe, les trois sont mes enfants.

Iels ne sont pas «à moi» en réalité. On n’appartient qu’à soi. Quatre adultes s’en occupent alternativement au fil de la semaine. Rien n’était pensé pour que ça existe, du point de vue légal et administratif. Procréer hors du cadre hétérosexuel, vivre la coparentalité en garde alternée, former une constellation différente de la configuration traditionnelle («un-papa-une-maman»), c’est comme écrire une épopée sans modèle préétabli. Inventer au fur et à mesure nos propres modalités.

Car la famille est initialement le lieu où beaucoup d’entre nous, membres des communautés LGBTQI, avons subi le rejet, quand ce n’est pas la violence. Faire famille revêt alors d’autres enjeux, au-delà de la loi qui, malgré des avancées (ouverture du mariage aux couples de même sexe, légalisation de la PMA pour les lesbiennes), reste inadaptée à la réalité des multiples façons d’aimer, de transmettre et de faire filiation. Concevoir un enfant en famille homoparentale ça se choisit, ça se décide, ça n’arrive pas par hasard.

Devenir parent, c’est changer complètement de temporalité

C’est une démarche qui demande conviction et ténacité. Ce sont des rendez-vous en clinique, des entretiens psy, un protocole administratif lourd et un processus fortement médicalisé. C’est se questionner, beaucoup. Combattre le stigmate que peuvent subir les enfants des familles queers, malgré toute notre volonté de les protéger de cette violence-là. C’est se découvrir aussi beaucoup de points communs avec d’autres parents, quel que soit leur vécu. Puisque devenir parent, c’est changer complètement de temporalité.

Or, la temporalité des vies queers se déploie souvent selon d’autres modalités que celles du monde social hétérosexuel capitaliste tel qu’on le connaît, avec ses étapes, ses rituels, ses fonctions de régulation des corps et des sexualités, ses rythmes de travail et son injonction à la productivité. Les vies queers sont sans doute moins «productives» que d’autres, selon le sens que nos sociétés néolibérales donnent à la notion de productivité.

Beaucoup d’entre nous sont concrètement exclu·es de ce qu’on appelle le «monde du travail», mais aussi de ce qu’on appelle le «marché du logement», comme de ce qu’on appelle «famille». Produire et se reproduire, mots d’ordre de nos sociétés régies par le principe de la différence des sexes et de la productivité, ce n’est pas notre spécialité.

Si on réfléchit en termes de temporalité, les vies queers sont aussi moins linéaires que d’autres : des pubertés vécues deux fois pour celleux qui transitionnent de genre en ayant recours aux hormonothérapies, des modes relationnels et de filiation qui se fabriquent autrement, dans les interstices du légal et du moralement admis. PMA clandestines, coparentalités qui tiennent par engagement individuel et ne sont pas protégées par la loi, GPAréprouvées.

La résistance est une affaire d’adultes, valides

Et pourtant, malgré tout, j’ai voulu des enfants. J’ai voulu des enfants même si le monde brûle et qu’on le savait déjà avant leur conception. J’ai voulu des enfants parce que, me sentant à la marge des existences «normales» en tant que lesbienne, je croyais fermement qu’un·e autre monde est possible. Parce que j’avais foi dans ce qu’on appelle «l’avenir».

Je battais le pavé. J’étais de toutes les manifs féministes et queers. J’ai même emmené notre fille première-née dans des rassemblements, calée dans sa poussette. C’était il y a plus de dix ans. Aujourd’hui, je n’emmène plus aucun de mes enfants en manifestations. On compte trop de personnes mutilées par la police, d’arrestations violentes aussi bien qu’arbitraires. Plus précisément, je n’emmène plus mes enfants manifester depuis une marche féministe à Lyon, ma première dans cette ville.

Ce jour-là, une attaque de fachos munis de barres de fer. Des jets de projectiles. La police qui nous gaze nous, les manifestant·es queer, au lieu de gazer les fachos. Les gaz lacrymo qui brûlent les yeux et les poumons. Ce jour où nous avons dû courir pour protéger les yeux et les poumons de nos enfants encore petits, j’ai réalisé que la résistance est une affaire d’adultes, valides, capables de courir.

J’ai réalisé aussi qu’on ne sait pas encore bien, dans nos communautés, penser la place des plus jeunes, des plus âgés, des moins valides. J’ai disparu de la communauté queer pendant quelques années. Car nos espaces-temps s’organisent beaucoup autour des rassemblements de rue et de la fête. Ce ne sont pas des lieux pour les petits enfants. J’ai pensé alors et je pense encore que tant que la résistance s’organise entre jeunes adultes valides capables de courir et de danser, on rate quelque chose. La capacité à faire société autrement, et à penser l’avenir.

Des récits nous projettent dans des formes utopiques

Pourtant, la place des enfants, dans les romans d’anticipation, cette littérature qui justement s’emploie à penser le futur, est centrale. Que ce soit dans le Fils de l’homme de P.D. James, dans la Servante écarlate de Margaret Atwood, dans l’Incivilité des fantômes de Rivers Solomon, ou dans les Furtifs d’Alain Damasio, une majorité d’écrits soulèvent cet enjeu qu’on trouve dans la bouche du personnage d’Asha dans le roman de Saul Pandelakis (la Séquence Aartdman, éd. Goater, 2021, p. 21) : «Le moment historique que nous vivons est crucial pour les humains, qui doivent penser la continuité de leur espèce et ses conditions.»

Qu’est-ce qu’on fait des enfants dans nos récits et nos actions de résistance, maintenant que la police sillonne la rue dans des voitures banalisées avec des canons de fusils à pompe qui dépassent des fenêtres ? Qu’est-ce qu’on fait des enfants dans un monde où un gamin de 17 ans est tué d’une balle par la police pour «refus d’obtempérer ?».

Heureusement, d’autres récits nous projettent dans des formes utopiques et tentent d’écrire l’avenir. Bâtir aussi du collectif Ateliers de l’Antémonde (éd. Cambourakis) imagine un quotidien post-guerre civile, post-capitalisme, post-police. La place des plus âgés et des plus jeunes, des moins valides, y est pensée. Dans son sublime Melmoth furieux (éd. La Volte), Sabrina Calvo reprend la thématique de l’insurrection de la Commune à Paris. La figure de Gavroche y est démultipliée et remplie d’agentivité. Les enfants, les jeunes s’organisent pour manger, habiter, lutter ensemble, la narratrice prenant un rôle maternant mais pas matriarcal, ne les dépouillant pas de leur liberté et de leur pouvoir d’agir.

Ne pas être trop optimistes et ne pas faire du déni

Nos modèles relationnels à venir s’écrivent dans les fictions d’anticipation, qui proposent des modalités concrètes de fonctionnement en collectif. Où la place de chacun·e est pensée. La difficulté à penser le futur pour nos enfants se résorbe dans la lecture de ces récits, qui imaginent «de nouvelles formes de communautés, […] dans des ailleurs temporels et/ou physiques qui permettent d’examiner les possibles conséquences de la réalisation d’un désir pour autre chose (1)».

J’ai peur pour les jeunes générations, de ce qui les attend. Je me dis parfois que c’était de l’inconscience, de faire venir trois nouveaux êtres en ce monde, tel qu’il est aujourd’hui et au vu de ce qui s’annonce, tant climatiquement que politiquement. Le philosophe et activiste trans américain Jack Halberstam nous encourage à ne pas être trop optimistes, à ne pas faire du déni.

Mais je crois toujours qu’on peut s’autoriser à écrire et à lire les récits qui fonctionnent comme contre-matrice à la violence et à l’exploitation des corps et des écosystèmes. Continuer d’écrire un futur pour de nouveaux êtres, malgré la dystopie qui prend forme sous nos yeux. Car faire un enfant dans ce contexte-là, c’est formuler une promesse. C’est signe que, chevillé à l’âme de celleux qui deviennent parents, il y a de l’espoir dans ce qu’on appelle «l’avenir».

(1) «1924 ?-2022, écrire le lesbianisme dans les littératures de l’imaginaire», par Manon Berthier in Ecrire à l’encre violette. Littératures lesbiennes en France de 1900 à nos jours, éd. Le Cavalier bleu, 2022, p. 184. Ouvrage collectif avec Aurore Turbiau, Alex Lachkar, Camille Islert, Manon Berthier et Alexandre Antolin.
Dernier livre publié : Devenir lionne, éd. JC Lattès, 2023.

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