par Margaux Gable publié le 12 juin 2023
par Margaux Gable
«J’ai baissé les bras, tant pis.» Cécile (1) fait partie de ce 1,6 million de Français qui renoncent aux soins chaque année. Depuis 2019, cette mère de famille de 46 ans n’a plus de médecin traitant. Après le départ à la retraite de sa généraliste, elle n’a jamais trouvé de professionnel disposé à la recevoir. «J’ai appelé au moins cinq cabinets dans toute l’Eure, aucun ne prend de nouveaux patients.»Désespérée, elle a jeté l’éponge. Premier réflexe dès qu’elle ou un des membres de sa famille tombe malade : «Prendre un Doliprane puis regarder sur Internet.» Jusqu’à présent, les symptômes sont «toujours partis vite» mais si, un jour, ils venaient à persister pour un de ses enfants, Cécile les conduira «immédiatement aux urgences». Elle, en revanche, «attendr[a] jusqu’au dernier moment». «Je croise juste les doigts pour ne rien avoir de grave», souffle-t-elle.
Cécile habite à Evreux mais pourrait résider à Mulhouse, Albi ou encore Auxerre. Partout en France, «il faut en moyenne plus de trois jours pour obtenir un rendez-vous chez son médecin traitant»,déplore Gérard Raymond, président de France Assos Santé, principale fédération d’associations de protection de patients, reprenant les chiffres de leur dernière enquête nationale sur l’offre de soins en France. D’autant qu’avoir un médecin traitant n’est pas toujours une évidence. Nombre de patients ont vu leur généraliste quitter leur cabinet sans qu’aucun confrère ne reprenne la patientèle. Depuis qu’il s’est installé à Mulhouse en 1986, le docteur Patrick Vogt a par exemple formé «une quarantaine d’internes à la médecine générale», mais seuls «quatre ou cinq sont installés aujourd’hui». Dans cette ville du Haut-Rhin, «60 % des généralistes ont plus de 55 ans», explique le médecin. Résultat, l’offre médicale chute et les médecins installés sont saturés.
«Pas de rendez-vous en moins de six mois»
Au cabinet du Dr Vogt, ce ne sont pas moins de 70 patients qui se font ausculter chaque jour. Pourtant retraité depuis le début de l’année, il continue à travailler faute de repreneur. «J’ai une file active [nombre total de patients vus dans l’année, ndlr] de près de 3 500 patients et je suis le médecin traitant d’environ 2 500. Je ne veux pas les laisser tomber.» Car ce médecin qui «travaille à l’ancienne»fonctionne sans rendez-vous : s’il répond par la négative lorsqu’on lui demande s’il prend de nouveaux patients, il soigne «tous ceux qui viennent dans la salle d’attente».
Le tableau n’est guère plus reluisant du côté des soins spécialisés. Ces dernières années, les rangs des spécialistes se sont eux aussi clairsemés. Pour obtenir un rendez-vous chez un dermatologue, un rhumatologue ou un pneumologue, les mois d’attente se comptent parfois sur les doigts des deux mains. «Impossible d’avoir un rendez-vous en moins de six mois chez un rhumatologue à Albi, et pourtant j’ai un courrier de mon médecin traitant !» tempête François (1), 73 ans. Souffrant d’arthrose, il a été orienté par son généraliste vers un rhumatologue dans les Yvelines, pour une infiltration dans le genou en urgence. Mais à la prise de rendez-vous, la prise en charge «urgente» n’est pas toujours possible, malgré les recommandations des médecins traitants.
Avoir du temps et de l’argent
Christine (1) fait des arbitrages depuis des années. Elle a fait une croix sur le dermatologue malgré son besoin de se faire enlever plusieurs verrues, ainsi que sur le gynécologue, qu’elle n’a pas vu depuis plus de cinq ans. Mais pour d’autres spécialistes, cette femme de 63 ans s’accroche : «Je me suis fait opérer de la cataracte à Paris donc j’y ai gardé mon ophtalmologue et on y a trouvé un urologue pour mon mari.» Le trajet Auxerre-Paris en TER n’est «pas donné à tout le monde», reconnaît Christine, mais elle s’y plie volontiers, par peur de perdre le peu d’accompagnement médical qu’il lui reste.
Face à l’attente interminable, Jocelyne (1), elle, a abdiqué. Après une fracture de la malléole révélée à l’issue d’une IRM qu’elle a attendue pendant près d’un mois, la quinquagénaire est orientée vers un chirurgien orthopédiste. Là encore, ça bouchonne. «Aucune place avant plusieurs semaines alors que ma fracture datait d’il y a déjà un mois !» Alors Jocelyne avoue avoir laissé tomber – «j’ai laissé faire la nature», préfère-t-elle dire. Six mois après sa fracture, elle ne peut «toujours pas poser le pied par terre». Et si elle a récemment décidé de se tourner vers un kiné sur le conseil de son médecin traitant, elle ne fera «que la moitié des séances recommandées», au vu du coût que cela représente.
Car pour se soigner, il faut du temps mais aussi de l’argent. Selon une étude réalisée par Cofidis en avril 2023, le budget annuel des Français a flambé de 75 % en cinq ans, passant de 715 euros par an en 2018 à 1 249 euros aujourd’hui. En France, malgré les remboursements de la Sécurité sociale et des mutuelles, les plus petits budgets doivent se serrer la ceinture pour payer les restes à charge. Qui ont eux aussi bondi : 56 euros supplémentaires par rapport à 2018.
Les plus défavorisés en première ligne
Parmi les soins où le reste à charge est le plus élevé, on trouve les soins dentaires et l’optique. Ces actes médicaux les moins accessibles pour les Français deviennent, par extension, ceux auxquels ils renoncent le plus. Malgré les remboursements de sa complémentaire santé, Leïla n’a pas les moyens de faire poser un appareil dentaire à sa fille de 11 ans. Après plusieurs calculs, le résultat reste le même : «450 euros à sortir de ma poche.» Pour elle, elle aurait laissé tomber. Mais pour sa fille, «il est impossible de refuser des soins». Alors son renoncement n’est que temporaire : la jeune femme va «économiser quelques mois avant de retourner chez le dentiste».
En matière de santé, les plus précaires restent les plus défavorisés. A la Marmite, centre d’accueil de jour à Bondy (Seine-Saint-Denis), les besoins de prise en charge médicale sont parmi les plus nombreux. «Beaucoup viennent pour autre chose mais en regardant mieux, on se rend compte qu’ils n’ont pas vu de médecin depuis des années», commente la cheffe de service, Emilie Chauny. Pour ce public précaire et souvent exclu, «la priorité est de se loger et de se nourrir», remettant à plus tard la question de la santé. La Marmite les accompagne donc dans l’ouverture de leurs droits à l’aide médicale d’Etat (AME), un dispositif permettant aux étrangers en situation irrégulière de bénéficier d’un accès aux soins, et les dirige vers des hôpitaux partenaires.
Des opérations «aller vers»
Ahmed fait partie de ces centaines de personnes qui remplissent chaque jour la salle d’accueil de la Marmite. Ce Français de 42 ans vivant au Maroc depuis son enfance est revenu dans son pays de naissance pour soigner son diabète et son hypertension. Au début, il était «perdu». «J’avais besoin qu’on me donne le bout du lacet pour pouvoir continuer à le faire tout seul», plaisante-t-il. L’association l’a orienté vers l’hôpital Jean-Verdier à Bondy, où sont mises en place des permanences d’accès aux soins de santé, qui permettent de prendre en charge des personnes en difficulté économique ou sociale. «S’il n’y avait pas eu la Marmite, je n’aurais peut-être jamais su où aller», reconnaît-il.
Les publics les plus fragiles ne font pas toujours cette démarche. Les opérations «aller vers» – qui consistent à se déplacer sur le terrain pour rencontrer les plus vulnérables – restent une priorité pour les associations ou l’assurance maladie. A Marseille, dans le cadre des Missions accompagnement santé, mises en place par l’Assurance maladie, «on a pris en charge un jeune de 17 ans, en rupture familiale, qui avait de gros problèmes dentaires. On est allés vers lui et on l’a accompagné pour lui refaire toute la dentition»,explique la CPAM de Marseille. Pour ces précaires, c’est surtout l’information qui fait défaut. Lorsqu’on évoque la question de la santé dans la salle d’accueil de la Marmite, des dizaines d’yeux s’écarquillent : «J’ai le droit à un médecin moi ?»
(1) Les prénoms ont été changés.
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