Par Camille Stromboni et Mattea Battaglia Publié le 12 juin 2023
Les débats n’ont pas commencé en séance publique à l’Assemblée nationale, mais la tension est déjà montée dans les rangs des médecins libéraux, prompts à dénoncer un « texte mortifère ». La proposition de loi portée par le député Horizons de Seine-et-Marne Frédéric Valletoux, « visant à améliorer l’accès aux soins », qui arrive dans l’Hémicycle ce lundi 12 juin, a réveillé la « grande peur » de tout un secteur : celle d’être mis sous tutelle dans ses modalités d’exercice comme d’installation. Autrement dit, la crainte d’une coercition future pour des professionnels qui placent la liberté au cœur de leur ADN.
Obliger les acteurs de santé à prendre la « responsabilité » de l’accès aux soins dans chaque territoire, élargir leur implication dans la permanence des soins (soir, week-end et jours fériés), rattacher chacun à une organisation collective (une « CPTS », pour communauté professionnelle territoriale de santé)… Les ingrédients d’une « recette explosive » sont réunis, selon les syndicats libéraux déjà mobilisés contre ce texte.
L’échec récent du « round conventionnel » entre médecins et Assurance-maladie est encore dans toutes les têtes, et l’enjeu est de taille : la proposition de loi a d’ores et déjà le soutien du gouvernement. Dans son discours des « cent jours », le 26 avril, la première ministre, Elisabeth Borne, l’a présentée comme un levier majeur pour améliorer l’accès aux soins.
« C’est la destruction de la médecine libérale, le texte le plus dangereux de l’histoire », tempête Jérôme Marty, à la tête de l’Union française pour une médecine libre-Syndicat. L’histoire, pourtant, se répète. Cela fait des mois que des propositions de loi sont portées par des parlementaires pour tenter de modifier les règles du jeu de l’exercice médical. Et vingt ans que la valse-hésitation se poursuit : le pouvoir politique tente de trouver la parade à des déserts médicaux qui s’étendent, en écartant toujours, in fine, le recours à une contrainte à l’installation des médecins, qui n’en veulent pas.
« On ne les déplace pas comme des pions »
Depuis sa nomination comme ministre de la santé il y a bientôt un an, François Braun a fait sien ce difficile pas de deux. Interrogé sur le recours à des mesures coercitives, il assurait dans nos colonnes que « rien n’est tabou dans les discussions à venir », en septembre 2022. Avant d’ajouter : « En revanche, je reste opposé à la coercition à l’installation. » Quelques mois plus tôt, les déserts médicaux s’étaient imposés aussi dans la campagne présidentielle. Et Emmanuel Macron, candidat à sa réélection, avait joué d’une certaine ambiguïté : écartant tout « système contraignant complet », il avait dans le même temps prôné une forme de régulation, avec l’idée de « stopper les conventionnements dans les zones qu’on considère comme déjà dotées ». Idée, semble-t-il, abandonnée.
C’est à l’aune des années 2000 que les déserts médicaux font irruption dans le débat public. Et obligent, depuis, chaque locataire de l’avenue de Ségur à se positionner. Jean-François Mattei, en 2003, s’engage à « prendre le problème à bras-le-corps », en défendant une « large panoplie de mesures incitatives » en faveur des médecins s’installant dans des zones rurales (aides financières, exonération de la taxe professionnelle…). Le ministre, médecin de profession, espère éviter « que ne se créent de véritables déserts sanitaires »…
La droite, alors au pouvoir, reste sur cette ligne d’une politique incitative avec, néanmoins, quelques pas de côté. « Je suis résolument opposé à la coercition », s’avance Xavier Bertrand qui occupe le poste de ministre de la santé à la fin du dernier quinquennat de Jacques Chirac, puis sous Nicolas Sarkozy, au début des années 2010. Il use d’un argument factuel encore mis en avant aujourd’hui : un jeune médecin qui s’installe « n’a pas 18 ou 20 ans », « il a déjà une vie, souvent une famille, et on ne les déplace pas comme des pions ». Le « bonus-malus » sur lequel travaille l’Assurance-maladie en 2006, prévoyant une majoration de 20 % des honoraires des généralistes s’installant en zone sous-médicalisée, et une réduction de 20 % pour ceux en zone surdotée, reste lettre morte.
Seule Roselyne Bachelot passe le Rubicon et tente clairement de s’engager dans la voie coercitive. Quelques mois après son arrivée avenue de Ségur, en 2007, elle plaide en faveur d’un « conventionnement sélectif » et met les internes dans la rue. La pharmacienne de profession, qui occupe le ministère de la santé jusqu’en 2010, introduit finalement ce que les médecins appelleront la « taxe Bachelot » – soit 3 000 euros de pénalité annuels pour ceux d’entre eux exerçant en zone surdotée et qui refuseraient de prêter main-forte à des confrères en zone sous-dotée. La mesure fait long feu face à la levée de boucliers des intéressés. « J’étais pour continuer le bras de fer, raconte-t-elle au Monde, quinze ans plus tard. Mais le premier ministre, François Fillon, m’a demandé de lâcher. »
« Les pouvoirs publics restent tétanisés »
Pas si simple, pour la droite, d’aller contre les médecins, qu’elle considère comme son électorat. Ceux-ci sont, en revanche, moins choyés à gauche, analyse le docteur Claude Pigement, ancien responsable santé au Parti socialiste : « La gauche voit en eux un électorat de droite et, longtemps, elle ne s’est que peu intéressée aux sujets de santé, jusqu’à ce que la montée des inégalités ne devienne criante. »
La voix des médecins a toujours porté. « Les pouvoirs publics restent tétanisés face à des médecins qu’ils considèrent comme un puissant relais d’opinion, fait valoir le géographe Emmanuel Vigneron. Il ne faut pas oublier non plus qu’à l’Assemblée nationale, comme au Sénat, les médecins sont surreprésentés. »
Sous le quinquennat Hollande, l’idée de coercition ne s’impose pas davantage dans les faits. « Il ne faut pas hésiter à limiter les installations dans les zones denses », avait pourtant affirmé Marisol Touraine en 2009, alors députée socialiste d’Indre-et-Loire. Une fois nommée ministre de la santé, elle n’intègre pas de mesures contraignantes dans la loi qu’elle porte. « Marisol Touraine fait un autre choix, tactique, validé par François Hollande : elle ouvre en priorité les chantiers des dépassements d’honoraire et du tiers payant généralisé. Mais rien sur le volet coercitif d’installation des médecins », reprend Claude Pigement.
Après l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir, Agnès Buzyn, aux manettes de la santé, n’a pas d’hésitation. « Tant que je serai ministre de la santé, je me battrai encore et toujours contre toute mesure coercitive », affirme la professeure, en janvier 2019. Elle écarte les tentatives parlementaires d’introduire une obligation de stage en zone sous-dotée pour les internes, dans le cadre de l’examen du projet de loi « Ma santé 2022 ».
Les « gilets jaunes » et le grand débat, durant lequel le sujet a été poussé de nouveau, n’y changeront rien. « Répartir la pénurie de médecins est impossible : il manque des médecins dans toutes les spécialités et tous les territoires », défend alors la ministre. Dans la même veine, son successeur, Olivier Véran, médecin neurologue, se refuse à toute mesure coercitive au nom de leur inefficacité.
6 millions de Français sans médecin traitant
Priment, donc, les mesures incitatives financières : selon l’Assurance-maladie, 5 000 médecins généralistes – sur 10 000 exerçant en zone sous-dotée – en ont bénéficié ces cinq dernières années, en premier lieu sous la forme d’une aide à l’installation de 50 000 euros. L’enveloppe globale représente 90 millions d’euros depuis 2017. « D’autres leviers sont essentiels », tient à souligner le directeur général de l’Assurance-maladie, Thomas Fatôme, rappelant le développement des maisons de santé pluriprofessionnelles ou encore le recours aux assistants médicaux.
Les infirmiers comme les kinésithérapeutes se plient, eux, à une régulation à l’installation mise en place en 2012. Mais leur dynamique démographique, « favorable », souligne-t-on à l’Assurance-maladie, n’a « rien à voir » avec celle des médecins, dont la pénurie ne cesse de s’aggraver.
A chaque quinquennat qui passe, les chiffres paraissent plus alarmants. Ainsi, 6 millions de Français sont aujourd’hui sans médecin traitant. Près de 60 départements sur 100 se retrouvent avec une desserte de seulement un médecin généraliste pour 1 000 à 2 000 patients. Ils étaient 48 il y a cinq ans. Concernant les spécialistes, le tableau est tout aussi inquiétant : une quarantaine de départements sont sous le seuil critique de 40 médecins pour 100 000 habitants, avec des écarts grandissants entre territoires.
Face au constat, que faire ? Incitation versus coercition : même une note officielle de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, qui tente une comparaison internationale, ne permet pas de trancher. Ces « leçons de la littérature » tirées des cas américain, canadien ou encore des pays nordiques, publiées en décembre 2021, se retrouvent brandies par les partisans de la coercition comme par ses adversaires. Les premiers retiennent ainsi les « résultats décevants » des incitations financières et la « distribution plus équilibrée » que permet la « régulation de l’installation ». Les opposants ont, eux, le souci de souligner qu’elle « n’évite cependant pas les pénuries locales » de médecins.
Les lignes politiques ont bougé
Le débat s’apprête donc à reprendre. Et, déjà, les mêmes arguments résonnent. « Je ne suis pas contre l’idée de régulation, assure le député Frédéric Valletoux, porteur de la proposition de loi qui rouvre la discussion au Parlement. Sauf qu’il n’y a plus grand-chose à réguler : répartir différemment la misère, ça n’améliorera pas la situation. »
L’ancien président de la Fédération hospitalière de France avait hérité, en début d’année, d’un texte plus offensif, rédigé par l’ancien député Horizons de Charente Thomas Mesnier. Il y était question d’une « autorisation » d’installation et du principe d’une « arrivée pour un départ » en zone surdotée. Façon d’y conditionner toute nouvelle installation à un départ à la retraite. Mais alors que les négociations conventionnelles entre les syndicats de libéraux et l’Assurance-maladie s’envenimaient – elles ont, depuis, tourné court –, le député Valletoux a préféré, au printemps, retirer le texte de l’agenda parlementaire, en signe d’apaisement, pour le retravailler. Une valse-hésitation de plus.
Les lignes politiques ont néanmoins bougé jusque sur les bancs du parti présidentiel, où certains parlementaires n’hésitent plus à soutenir d’autres leviers que ceux purement incitatifs. La nouvelle proposition de loi portée par le député socialiste de Mayenne Guillaume Garot, qui a fait des déserts médicaux son cheval de bataille depuis 2016, en témoigne : elle a réuni, autour du projet de « régulation » de l’installation des médecins, plus de 200 signatures à ce jour. « De tous les partis républicains », soutient le député. A défaut de voir son texte examiné en séance, l’élu et ses cosignataires comptent porter le fer en déposant des amendements à la proposition de loi Valletoux. Autant de motifs d’inquiétude pour les médecins et le gouvernement. Celui-ci aimerait éviter l’ouverture d’un nouveau conflit avec le monde libéral, alors qu’ont déjà résonné des appels à « fermer les cabinets » et des menaces de « déconventionnement massif ». Comme un air de déjà-vu.
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