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lundi 12 juin 2023

Laïcité Face aux abayas, les chefs d’établissements scolaires ne veulent plus «jouer les arbitres»

par Cécile Bourgneuf  publié le 10 juin 2023 

Ces tenues traditionnelles venues du Moyen-Orient, portées par-dessus d’autres vêtements, font de nouveau polémique depuis la une du «Parisien» mercredi 7 juin sur leur augmentation ces derniers mois dans des collèges et lycées.
publié le 10 juin 2023 à 11h39

Dans son lycée favorisé de la banlieue lyonnaise, Gérard Heinz doit reprendre «tous les matins» des élèves de «confession chrétienne» qui portent une grosse croix autour de leur cou et dont «les parents s’offusquent» quand il leur demande de la retirer. Ce proviseur représentant du syndicat SNPDEN-Unsa s’appuie pour cela sur la loi de 2004 qui interdit dans les écoles, les collèges et les lycées publics «le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse», de façon très visible donc.

Mais Gérard Heinz confie ne plus savoir quoi dire à la quinzaine de jeunes filles, sur ses 1 500 élèves, qui portent toute l’année de longues robes recouvrant tout leur corps. Pour lui, c’est évident, «ce sont des abayas qui ont une connotation religieuse». Les lycéennes affirment qu’il n’en est rien. Ces tenues traditionnelles venues du Moyen-Orient, portées par-dessus d’autres vêtements, font de nouveau polémique depuis la une du Parisien mercredi 7 juin sur leur augmentation ces derniers mois dans des collèges et lycées. La veille, le ministre de l’Education nationale, Pap Ndiaye, a réuni les recteurs pour aborder ce sujet, après celui du harcèlement scolaire. Publiés chaque mois, les signalements pour atteintes à la laïcité dans les 59 640 établissements scolaires ont baissé de 30% en mai, avec 438 faits remontés. Mais la part des incidents relevant du port de signes et de tenues religieuses, dont les abayas, a augmenté – à 56% contre 37% en avril, soit 50 faits remontés en plus.

«Qu’est-ce qui est clairement interdit ?»

Les abayas sont-elles considérées comme des tenues religieuses ostentatoires et donc proscrites à l’école ? La circulaire d’application de loi de 2004 donne trois exemples de signes religieux interdits : un voile islamique, une kippa et une croix «de dimension manifestement excessive». La loi s’applique à toutes les religions et à toute «apparition de nouveaux signes, voire à d’éventuelles tentatives de contournement de la loi». «Mais qu’est-ce qui est clairement interdit ?» s’interrogent les syndicats des chefs d’établissement, qui réclament plus de clarté. «Les abayas sont des marqueurs religieux» donc vous pouvez «refuser l’accès» aux élèves qui la portent «par provocation», leur a répondu en janvier la secrétaire d’Etat à la Citoyenneté, Sonia Backès.

Ce sont aux chefs d’établissement d’apporter «l’appréciation du caractère religieux ou pas» de ces tenues, nuance de son côté Pap Ndiaye. Pour le ministre, pas question «de faire un catalogue la Redoute» des tenues que peuvent porter les élèves. Ce même débat se tenait déjà en 1905, au moment de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat. A ceux qui voulaient y inscrire l’interdiction du port de la soutane, son rapporteur, Aristide Briand, avait rétorqué : «Pensez bien que l’imagination combinée des tailleurs et des curés feront qu’ils arriveront toujours à trouver un signe distinctif.»

«Un kit d’argumentation clé en main»

Une nouvelle circulaire ministérielle a tout de même été publiée en novembre pour clarifier les choses. Elle rappelle que la loi «interdit le port de tenues qui, par intention, ont clairement un objectif de signifier ou revendiquer l’appartenance ou à faire du prosélytisme religieux». C’est notamment là que ça coince. «Ces élèves assurent que ce ne sont pas des abayas parce qu’elles ne portent pas des robes sombres mais colorées, avec parfois une ceinture autour de la taille», rapporte Gérard Heinz, du SNPDEN-Unsa. D’autres chefs d’établissement parlent de ces jeunes filles montrant leur étiquette Zara ou H&M pour prouver que leur tenue n’a rien de religieux.

La circulaire du mois de novembre leur donne deux clés pour repérer les atteintes à la laïcité : le refus systématique d’ôter leur tenue et «la permanence du port». Mais «elles viennent une fois par semaine en jean pour montrer que ce n’est pas régulier», soupire Gérard Heinz. «Quand on aborde le sujet avec ces élèves, on n’est plus dans une conversation, remarque Isabelle Lagadec, secrétaire académique SNPDEN-Unsa à Marseille. Elles ont un kit d’argumentation clé en main relayé sur les réseaux sociaux qui leur permet de se sentir légitimes dans leurs propos. Et elles disent qu’on les discrimine parce qu’on sait qu’elles portent le voile en dehors de l’école et qu’on associe donc leur tenue à une abaya.» Isabelle Lagadec fait référence à trois lycées de la ville où des assistants d’éducation et des professeurs dénoncent «l’acharnement» de leur direction contre des jeunes filles d’origine musulmane vêtues de robes longues, rapporte la Provencequi précise que d’autres professeurs défendent «le strict respect de la laïcité».

«Phénomène de groupe»

Une note du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation alertait en août sur des comptes anonymes de la «mouvance islamiste» remettant «en cause le principe de laïcité à l’école» sur les plateformes TikTok et Twitter, en encourageant les élèves à porter des vêtements manifestant leur appartenance religieuse. «Pour beaucoup de jeunes filles, c’est surtout un phénomène de groupe, rassure une référente académique “laïcité et valeurs de la République”, qui souhaite garder l’anonymat. Ce sont des ados qui se créent une identité. Il n’y a pas de mouvement politique et idéologique derrière pour toutes et, dans certains quartiers, c’est leur norme, leur référentiel. Sans compter que certaines décident parfois du jour au lendemain de ne plus porter ce genre de tenue.»

«On ne veut pas continuer à jouer les arbitres sur la question. Les abayas sont-elles autorisées, oui ou non ?» insiste Didier Georges, responsable du SNPDEN qui a lancé cet automne une enquête nationale sur la laïcité à laquelle près de 1 000 principaux et proviseurs ont répondu. Résultat, sept lycées et trois collèges sur dix ont constaté que des jeunes filles étaient entrées dans leur établissement «en abaya ou dans des tenues apparentées à une pratique religieuse»«Ce sont des chiffres impressionnants sachant que les établissements ruraux ne sont presque pas concernés», note Didier Georges. «Il y a bel et bien une vague de port de tenues pouvant être considérées comme religieuses, notamment les abayas, les qamis et les bandanas», déclarait Pap Ndiaye au Monde en octobre, en imputant cela à une «coordination» sur les réseaux sociaux.

«Dans la majorité des cas, la situation se règle dans le dialogue»

«Attention à ne pas généraliser le phénomène», préviennent plusieurs chefs d’établissements, pour qui le problème reste chez eux «un non-sujet» ou «très marginal». Si «quatre chefs d’établissement sur dix ne font pas remonter les atteintes à la laïcité», selon l’enquête du SNPDEN, ils restent toutefois plus nombreux qu’avant à les signaler, remarque le cabinet du ministère à Libé. Tous les personnels de l’éducation nationale suivent en effet depuis la rentrée 2021 un plan de formation à la laïcité sur quatre ans.

«Dans l’académie d’Aix-Marseille, cela reste circonscrit à quelques établissements, relève aussi Marine Gueydan, chargée de mission laïcité, alors que la ville est pointée du doigt. Les chiffres n’explosent pas. Et dans l’écrasante majorité des cas, la situation se règle sans problème, dans le dialogue.» Sur les plus de 1 500 conseils de discipline relevés dans son académie, aucun ne concerne un problème de port de tenues ou de signes religieux. La loi de 2004 est souvent vécue par les élèves comme une atteinte à leur liberté de conscience, mais Marine Gueydan leur rappelle toujours que la laïcité est avant tout là pour les protéger. Afin que l’école reste «un sanctuaire où on apprend des connaissances loin de toute influence religieuse et politique», dit-elle.


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