par Yannick Ripa publié le 9 février 2023
«Il descendit et la laissa toute mouillée dedans et hors sa nature»,ainsi Marguerite Guillème décrit-elle, devant le tribunal de Dijon le 22 mai 1449, le viol qu’elle a subi, «la nuit venue», allongée «en une couchette en la chambre dudit Ravel où elle [avait] coutume de se coucher». «Est-il permis de provoquer manuellement chez sa femme une excitation et d’en provoquer sur soi-même ?» demande, cinq siècles plus tard, un catholique à l’Abbé Viollet…
Paroles oubliées, si ce n’est des spécialistes de l’histoire de l’intime, débutée dans la décennie 1970, celle de l’après Mai 68, qui proposait de «jouir sans entrave», et du Mouvement de libération des femmes (MLF), qui répondait aux militants d’extrême gauche : «Votre révolution sexuelle n’est pas la nôtre.» Paroles retrouvées par Fanny Bugnon et Pierre Fournié, dans les fonds de la justice civile ou pénale, de la police chargée de contrôler les mœurs, de la censure des images et des écrits dits licencieux, car «les traces de la sexualité sont partout». Paroles livrées ici, à l’état brut, sous forme de fac-similés, rendues intelligibles à un public non averti par leur retranscription partielle. Elle permet à chacun de s’emparer des soixante-dix pièces d’archives, produites jusqu’aux années 30 (au-delà leur accessibilité est réduite afin de protéger la vie privée de nos contemporains), dont ont été exclues celles «jugées trop violentes» et celles concernant les enfants.
Figure du diable copulateur
Chaque document est éclairé par un remarquable appareil critique qui le réinsère dans son époque, son cadre institutionnel, politique et culturel. Sont ainsi étudiés les effets des préceptes préventifs des manuels des confesseurs, fidèles à «la vision proprement terrifiante de la sexualité» donnée par l’Eglise, le rôle de la contre-réforme, le souci démographique constant des politiques, sous la monarchie, comme sous la République, l’importance de l’avancée de la science qui fait reculer, lentement, les superstitions et donc la figure du diable copulateur et de la sorcière conduite au bûcher, tout comme le déclin de la notion de péché au profit de la pathologisation des pratiques solitaires ou homosexuelles. Contrairement à certaines idées reçues, l’histoire de la sexualité n’est pas linéaire : loin d’être niée et refusé aux femmes honnêtes, le plaisir féminin, dans le mariage s’entend, est reconnu. Ambroise Paré conseille même que l’épouse «soit éprise des désirs du mâle qui est lorsque sa matrice lui frétille».
Les pratiques n’ont pas suivi un processus d’émancipation qui les aurait conduites du Moyen Age au XXe siècle, de la frustration et de l’intolérance, effets des injonctions religieuses et sociétales, ne reconnaissant qu’une sexualité procréative, à une vie sexuelle pour et par le plaisir, épanouie car largement libérée des contraintes morales et d’une hétérosexualité normative, grâce surtout aux féminismes. La marche vers la liberté sexuelle est faite d’avancées et de reculs, y compris à l’âge classique, au temps de la répression, et ce jusque dans le vocabulaire pour dire le sexe. Les interrogatoires parlent du «cul», du «vit», du «grattage du bouton», du «foutre», et de «l’échauffement» [orgasme], avant que, la pudibonderie hypocrite, celle surtout d’un XIXe siècle bourgeois, ne recouvre l’expression du désir et du plaisir, évoquant, poliment, «la chose». Ce langage cru est celui des petites gens ou des libertins devant les gardiens des normes sexuelles. Il a invité les deux auteurs – l’une historienne et l’autre conservateur du patrimoine – à s’attacher à l’historicité de la sensibilité et de la pudeur, d’où l’instabilité des frontières de la tolérance, définie par les mœurs, plus que par la loi, souvent en retard sur leurs transformations.
Notion de consentement
Comme le suggère son sous-titre, «la Sexualité des Français et sa répression du Moyen Age à nos jours», cet ouvrage retrace deux histoires imbriquées : en empruntant les chemins de traverse de la répression du sexe, on ne (re)découvre pas seulement les assignations normatives, leur poids sur la vie pourtant nommée privée, revendiquée comme telle par ceux et celles qui contournent les interdits, mais aussi la sexualité des Français et Françaises. On la devine au détour d’une phrase ou d’un commentaire dans les dépositions des protagonistes et des témoins de l’affaire, si fréquents en début de période où la promiscuité ne permet guère le secret, pas même celui des agissements de prêtres qui offusquent les paroissiens. Il fallait ce détour pour entendre des paroles plus libres que les confidences des journaux intimes et des correspondances aux époques moderne et contemporaine, même si «les filtres de l’écrit et ceux de la pudeur opèrent».
La dimension genrée de ces documents est aveuglante : voici répétée la conviction d’hommes que la possession du corps de filles prétendues débauchées serait d’autant légitime que leur sexualité la plus active garantit la santé de leur virilité. Pourtant, la notion de consentement est à l’œuvre dès le Moyen Age dans les procédures ; mais, afin de prouver la contrainte, les victimes doivent faire valoir leur moralité et affirmer qu’elles n’ont éprouvé aucun plaisir durant l’acte. Séduites ou abusées, les accusées d’avortement ou d’infanticide tentent, elles, de responsabiliser leur partenaire, rarement mis en cause. La dissymétrie entre les sexes et les classes est aveuglante : la répression de l’avortement, crime contre l’Etat sous Vichy, exprime la nationalisation du corps des femmes, celle des prostituées, et non de leurs clients, l’acceptation de la commercialisation du sexe féminin, un «égout séminal», pour satisfaire les besoins masculins dits naturels. Ceux-ci banalisent l’adultère des maris, un délit moins sanctionné pour eux que pour leurs épouses par le Code pénal napoléonien. Avec brio, cette étude, originale dans sa forme comme dans son fond, vient confirmer que l’histoire de la sexualité ne relève pas que de celle de la vie privée, qui l’est, in fine, si peu !
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