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jeudi 9 février 2023

Adoptions internationales en France : une étude révèle l’ampleur des dérives

Par   Publié le 9 février 2023

Un rapport-choc, produit par deux historiens et publié lundi 6 février, s’interroge sur le caractère « systémique » des irrégularités qui ont perduré dans une vingtaine de pays, pendant plus de trente ans.

En février 2004, Christian Jacob (second depuis la gauche), alors ministre français de la famille, visite un orphelinat dans la province de Hoa Binh, au nord du Vietnam.

La boîte de Pandore est ouverte. Si, ces dernières années, la multiplication des témoignages de Français affirmant avoir été adoptés illégalement à l’étranger laissait penser que les dérives étaient nombreuses dans l’Hexagone, l’« Etude historique sur les pratiques illicites de l’adoption internationale en France », publiée lundi 6 février par les historiens Fabio Macedo et Yves Denéchère, dresse un état des lieux encore plus glaçant.

« On peut s’interroger sur l’ordinaire des pratiques illicites et leur caractère systémique », soulignent les deux chercheurs rattachés à l’université d’Angers, avec qui le ministère des affaires étrangères a signé une convention en décembre 2021 pour permettre l’élaboration de ce rapport de recherche indépendant.

« Trafic d’enfants » et « adoptions irrégulières » au Chili, au Paraguay et au Pérou, « rente mensuelle » proposée aux parents biologiques en échange de leur enfant en Inde, « corruption et fraude de documents » au Cambodge, « rapts »,« fabrication de faux orphelins » et abandon forcé « de nouveau-nés par des mères très jeunes » pour répondre à « la demande des parents adoptifs » français à Madagascar… Leur étude, élaborée à partir de 9 600 pages d’archives tirées des fonds diplomatiques de l’Etat, la plupart classés, établit que de nombreuses adoptions illicites ont été réalisées dans plus d’une vingtaine de pays depuis 1979, malgré les alertes incessantes adressées par les services consulaires au ministère des affaires étrangères.

Les adoptions individuelles, qui permettaient jusqu’à leur interdiction, en février 2022, aux couples français d’adopter de manière isolée, ne sont pas les seules à avoir fait l’objet de dérives. Les 150 pages de compte rendu de cette étude révèlent que les adoptions accompagnées par les associations habilitées par le Quai d’Orsay, censées protéger les candidats de ces irrégularités, ont aussi connu leur lot de fraudes. Quinze organismes autorisés pour l’adoption (OAA) sont mis en cause dans le rapport. Cinq d’entre eux sont encore aujourd’hui agréés par l’Etat.

« Un véritable marché »

Ainsi, au Vietnam, en 1994, l’OAA Comexseo est accusée par le consulat de France de « monnayer directement auprès de leurs parents biologiques » certains enfants adoptés, comme il le précise dans un courrier adressé à la mission d’adoption internationale (MAI) du Quai d’Orsay, l’instance chargée de contrôler les adoptions réalisées par les OAA. Malgré les signalements, Comexseo restera habilité par l’Etat jusqu’en 2009.

Les adoptions internationales au Vietnam, brièvement suspendues en 1999, à la « suite de nombreuses dérives et pratiques illicites avérées », reprendront l’année suivante, en dépit de la persistance d’irrégularités. « Imaginez ces enfants vietnamiens qui, à 18 ans, veulent connaître les conditions dans lesquelles ils ont été adoptés et qui découvrent que leurs parents les ont achetés »,prophétisait l’ambassadeur de France lors d’une réunion avec la MAI en 2000. Malgré l’alerte du diplomate, le pays restera ouvert aux adoptions jusqu’à aujourd’hui, devenant la principale destination pour les candidats français à l’international avec plus de 12 100 enfants adoptés depuis 1979.

Un constat similaire est dressé par les historiens au sujet du Brésil, pays toujours ouvert aux adoptions et d’où viennent plus de 6 350 enfants adoptés français. Les archives recensées montrent des services consulaires tentant tant bien que mal de mettre un terme aux trafics d’enfants opérés par des ressortissants français dans ce pays où « l’adoption est devenue un véritable marché », « source d’immenses profits », selon le Quai d’Orsay en 1993. « Tout est possible au niveau de la sélection des enfants, parfois choisis avant la naissance ou même “importés” d’Etats voisins », note le consul de France en 1991, avant de souligner que les adoptants sont « taxés par les avocats brésiliens de sommes allant jusqu’à 10 000 dollars ».

Deux OAA, Arc-en-Ciel et Diaphanie, sont cités comme ayant travaillé avec ces « intermédiaires douteux ». Les deux restent encore aujourd’hui agréés par le Quai d’Orsay.

L’association Familles du monde, qui a, selon l’étude, également procédé à des pratiques illicites, continuera pour sa part à bénéficier de son agrément jusqu’en 1998 pour le Brésil et jusqu’en 2000 pour l’Inde et le Sri Lanka. « La MAI estime pourtant que cette OAA est défaillante dans les trois pays », soulignent Fabio Macedo et Yves Denéchère.

En réalité, le ministère des affaires étrangères, « responsable » des actions des OAA qu’elle habilite et à qui il peut retirer l’agrément en cas de faute, n’a que peu utilisé son pouvoir. Sur les 117 retraits d’habilitations opérés par le Quai d’Orsay depuis le début des années 1990, seuls sept sont le résultat d’une sanction, les 110 autres ayant été retirés à la demande des OAA elles-mêmes, principalement pour acter une cessation d’activités.

Selon les chercheurs, les fortes pressions exercées sur l’Etat « afin de minorer ses efforts de régulation » par des intermédiaires aux motivations très diverses, « allant de la mission de sauvetage des enfants à l’appât de gain », ainsi que par les adoptants, certains souhaitant « réaliser leur désir d’enfant à tout prix », contribue à expliquer les carences de l’Etat en matière de contrôle des adoptions internationales.

« Associations “charitables” »

Au Guatemala, pays où plus de 1 970 enfants ont été adoptés par des couples français, ces pressions, exercées par des OAA, pousseront le ministère à réclamer l’accélération de certaines procédures d’adoption en 1998, malgré les multiples trafics d’enfants dénoncés par les services consulaires.

En 2000, alors que les Nations unies et l’Unicef publient deux rapports accablants faisant notamment état de « menaces ou de vols d’enfants contre les mères biologiques refusant l’abandon », la MAI réfléchit à la manière de suspendre les adoptions sans que cela suscite des « “réactions négatives” chez les familles adoptantes, associations ou organismes agréés ». En vain. Le projet de suspension sera abandonné au profit d’une « série de recommandations », contre l’avis de l’ambassade.

Au Sri Lanka, les mots sarcastiques et désabusés de l’ambassadeur de France, rapportés dans l’étude, montrent l’ampleur du désarroi dans lequel les diplomates français ont parfois été plongés. « Un examen des exportations sri-lankaises avec les rentrées de devises qu’elles impliquent fait apparaître que la vente des enfants est d’un bon rapport pour le pays. Sans doute est-ce là un produit – les enfants – moins rentable que le thé, le prêt-à-porter et les saphirs. Il est cependant très apprécié des vendeurs et des acheteurs », ironise-t-il, en 1992, dans un courrier ayant pour objet « trafic officiel d’enfants ».

Le consulat est, selon lui « parfaitement informé de ce commerce puisque à longueur d’année, presque chaque semaine, des couples de Français viennent prendre livraison de l’enfant qu’ils ont commandé à diverses associations “charitables” ».

Combien des quelque 120 000 Français adoptés à l’étranger depuis les années 1970 sont-ils concernés par les pratiques illicites décrites dans l’étude de l’université d’Angers ? S’il est impossible d’en déterminer la part, les auteurs soulignent que la récurrence des signalements de déviances « montre que le phénomène est demeuré considérable jusque dans les années 2000 », décennie où l’adoption internationale atteignait son paroxysme en France. Contactés, le Quai d’Orsay comme les associations mentionnées ci-dessus n’ont pas donné suite aux sollicitations du Monde.


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