L’avocate Nathalie Tomasini, spécialisée dans la défense des femmes victimes de violence, milite pour l’inscription du féminicide dans le Code pénal. Et l’extension de la notion, aujourd’hui limitée au contexte conjugal.
Aux assises d’Aix-en-Provence, un homme est jugé jusqu’au 10 février pour le meurtre de Marie-Bélen Pisano, étudiante de 21 ans, en mars 2019. Alors que le procès s’est ouvert lundi 6 février pour « vol avec violences ayant entraîné la mort », la justice estimant que l’agression avait pour motif le vol du portable de la jeune fille, la famille et l’avocate de celle-ci évoquent un « féminicide non intime », c’est-à-dire le meurtre d’une femme en raison de son genre, commis par un auteur qui n’avait pas de lien intime avec elle. Quel est le sens de cette notion ? Quelle valeur peut-elle avoir, alors que le féminicide lui-même n’est pas inscrit dans notre Code pénal ? Décryptage avec Nathalie Tomasini, avocate qui a notamment défendu Jacqueline Sauvage et Valérie Bacot, qui avaient tué leurs conjoints violents, et fondatrice dès 2011 du premier cabinet spécialisé dans la défense des femmes victimes de violences.
Le “féminicide non intime” est l’un des quatre types de féminicide recensés par l’OMS (avec le féminicide intime – sur conjoint –, le crime d’honneur et celui lié à la dot). Quel intérêt recouvre cette notion ?
Elle permet d’élargir le champ : on ne parle, en général, de féminicide que dans le contexte du huis clos familial, c’est-à-dire quand une femme est tuée par son conjoint ou partenaire, ou ex. Il me semble essentiel que le concept de féminicide soit étendu hors de ce champ familial, auquel il ne se limite pas. Retenir le féminicide non intime signifierait considérer notre société comme ce qu’elle est : un système patriarcal, où l’autorité masculine pèse sur l’ensemble des femmes, de la même manière qu’elle pèse sur la femme, au sein de certains foyers sous la coupe d’un homme dominant. À condition, bien sûr, de pouvoir établir que le genre de la victime a un lien direct avec le crime.
Sur quels éléments objectifs se baser pour qualifier un meurtre de féminicide ? Faut-il présumer que tout meurtre de femme a pour motif son genre ?
Si on estimait a priori que tout meurtre de femme est un féminicide, il reviendrait à l’accusé de démontrer que ce n’est pas le cas. Je milite en ce sens, car dans les faits les femmes sont visées en tant que telles : parce qu’elles sont plus fragiles physiquement que leur agresseur, parce qu’elles ne réagissent pas comme les hommes devant le danger. Parce que nous vivons dans une société patriarcale où elles font attention à tout, aux lieux où elles se rendent, à la façon dont elles s’habillent, à être accompagnées. Elles sont des proies par nature, nous devrions le reconnaître et en déduire le postulat que tout crime contre une femme est un féminicide. Quitte à ce que, pendant l’enquête et le procès, cette qualification soit écartée : au moins, elle serait débattue.
“[La qualification en féminicide] permettrait d’établir une circonstance aggravante et d’alourdir la peine encourue par l’auteur.”
Ce n’est pas le cas aujourd’hui ?
Non ! Quand une victime appartient à une minorité raciale, est de confession juive, ou homosexuelle, le mobile antisémite, raciste ou homophobe est systématiquement envisagé par les enquêteurs et la justice. Mais quand la victime est une femme, en dehors du contexte conjugal, personne ne pense à explorer le mobile sexiste ! La demande de la famille de Marie-Bélen Pisano est très intéressante : évoquer un féminicide non intime permettrait de mettre le genre de la victime au centre des débats et des tentatives de comprendre le crime. Si l’Espagne a fait tant de progrès dans la lutte contre les violences faites aux femmes, c’est, en partie, en nommant les choses correctement : dans le langage courant, les Espagnols parlent de « crime machiste » pour des meurtres de femmes, que la victime soit ou pas la conjointe de l’auteur. Cela rejoint la notion de « féminicide non intime ».
Qu’est-ce que cette qualification changerait ?
Elle permettrait d’établir une circonstance aggravante et d’alourdir la peine encourue par l’auteur, comme dans le cas du meurtre d’une épouse ou compagne, ou ex, qui fait passer la peine encourue de trente ans à perpétuité. Cela permettrait aussi probablement aux parties civiles de demander des dommages et intérêts plus élevés.
L’inscription éventuelle du mot “féminicide” dans le Code pénal fait l’objet d’intenses débats…
Il n’y figure pas, mais il est employé dans le langage courant, les médias, les institutions. Dans mes plaidoiries aux assises, je l’utilise. Une mission parlementaire de 2020 a conclu qu’il ne fallait pas le faire entrer dans le Code pénal, mais l’employer de plus en plus dans le langage courant, c’est incohérent ! Certains arguent que cette inscription contreviendrait à l’universalisme du droit et à l’égalité des citoyens et citoyennes devant lui. Je serais d’accord si cette égalité était effective dans toutes les sphères de la société, mais ce n’est pas le cas.
L’emploi du mot dans le Code pénal correspondrait à la réalité que vivent les femmes dans notre société. Quand j’ai défendu Jacqueline Sauvage, j’ai développé l’idée que même si elle avait tiré dans le dos de son mari désarmé, elle était en état de « légitime défense différée », parce qu’elle avait été battue pendant quarante-huit ans 1. Je travaille actuellement à une proposition de loi sur cette notion de légitime défense différée, ainsi que sur la perpétuité pour les auteurs de féminicides. Le droit est un outil, il faut s’appuyer sur lui et le faire évoluer pour qu’il corresponde aux situations vécues.
1 Cette notion n’a pas été retenue par la cour d’assises du Loiret en 2014, ni par la cour d’assises d’appel en 2015, qui ont condamné Jacqueline Sauvage à dix ans de prison.
Graciée par François Hollande en 2016, elle est décédée en 2020.
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