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lundi 6 février 2023

17 bis rue Erlanger: le crime derrière les flammes

par Julie Brafman  publié le 1er août 2022

Il y a quatre ans, un incendie a fait 10 morts et 96 blessés dans une rue cossue du XVIe arrondissement de Paris. Alors que le procès s’ouvre ce lundi, «Libération» retrace cette nuit de chaos, à partir d’éléments inédits du dossier et des témoignages des mères de l’une des victimes et de la pyromane.

On se souvient encore de ces images impressionnantes, des gerbes de feu qui dévorent une façade en pierre, des colonnes de fumées noires qui s’échappent dans le ciel. Le 5 février 2019, quand l’immeuble de la rue Erlanger, dans le XVIe arrondissement, s’est embrasé, beaucoup d’habitants sont parvenus à s’enfuir mais d’autres, pris au piège, n’ont pas eu cette chance. Cette nuit-là, d’un mouvement de colère et d’un cliquetis de briquet, une femme a emporté la vie de dix personnes, dont celle d’une jeune fille qui avait presque son âge et vivait au dernier étage. A travers les récits de leurs mères et d’éléments du dossier, Libération reconstitue leurs histoires, tentant de remonter le fil jusqu’au basculement dans l’enfer des flammes.

Chapitre I

Adèle, 31 ans, appartement 90, 8e étage

Dans le salon, les photos de la jolie jeune femme brune sont disséminées un peu partout : on la voit assise sur une plage de galets, un bras tendu vers le ciel, elle pose à côté d’une fontaine en pierres ou elle sourit en gros plan. Pascale Gorgatchev, 60 ans, lui parle tout le temps même si «ça n’a pas trop de sens puisqu’elle ne répond pas». Cela fait trois ans que les journées passent à la traîne, qu’elle se noie dans son travail d’architecte et ingénieure des ponts au ministère de la Transition écologique, qu’elle se réveille en hurlant ou en vient à se féliciter d’avoir regardé un film sans penser à Adèle. Deux heures volées au chagrin. Elle n’est pas dépressive, tient-elle à préciser dans son élégante robe rouge, mais c’est ainsi, elle n’a «plus envie». Sa fille vivait non loin d’ici, rue Erlanger dans le XVIe arrondissement de Paris. Une artère calme et bourgeoise avec ses «495 mètres sur 12», «son trafic ténu et ses commerces au nombre de quatre», décrit Jean Echenoz qui y a installé son personnage de Gérard Fulmard, un détective privé qui «ressemble à n’importe qui, en moins bien».

Maudite rue Erlanger : en 1975, Mike Brant s’est défenestré au numéro 6. En 1981, au numéro 10, Issei Sagawa dit «le Japonais cannibale» a tué et mangé sa petite amie. Le 5 février 2019, un feu a emporté 10 personnes et fait 96 blessés. C’était au 17 bis. Après cet incendie, le plus meurtrier à Paris depuis quatorze ans, il n’y a pas eu d’association ou de collectif. Pas grand bruit médiatique ou tintamarre politique. Chacun a pleuré ses morts dans le silence tandis que l’enquête est passée entre les mains de trois juges d’instruction, plus ou moins zélés. Le procès se tiendra devant la cour d’assises de Paris pendant trois semaines, du 6 au 24 février 2023. 85 personnes se sont constituées parties civiles.

Elles raconteront les vies minuscules, celles dans chacun des appartements, souvent des deux pièces, pris par les flammes. Au 8e étage, derrière la porte numéro 90, se trouvait donc Adèle Gorgatchev, 31 ans. Sa mère, en colère, a lancé à la juge d’instruction : «Je ne voulais pas qu’elle reste dans cet immeuble pourri, les moquettes murales et au sol étaient toutes déchirées. Les portes étaient creuses, je lui disais de ne pas toucher aux colles qui étaient pleines d’amiante.» «Aucune non-conformité aux normes en vigueur», a conclu l’enquête. Alors, elle a commencé à prendre des rendez-vous dans les ministères, à écrire des courriers aux élus. «Je vais demander à la députée du XVIe arrondissement que la DHUP [Direction de l’habitat, de l’urbanisme et des paysages, ndlr] se saisisse de l’évolution de la réglementation de sécurité incendie dans les immeubles anciens.» La colère retombe dans un souffle. «Adèle est la seule personne en qui j’avais une confiance et un amour infinis. Les gens disaient que nous étions des âmes sœurs.»

«On va venir vous voir»

Avant de s’installer en 2010 dans le XVIe arrondissement, elles ont vécu dans le Val-d’Oise, tissant une «relation fusionnelle» après la mort du père de la fillette, qui avait alors 6 ans. Adèle est devenue clerc de commissaire-priseur. C’est elle qui a offert cette magnifique tapisserie accrochée au mur avec de grands hortensias bleus. Passionnée par son métier, elle dormait peu, courait partout, aimait cuisiner et chiner des meubles pour les rénover. «Je ne m’habitue pas à l’absence de ma fille mais surtout je ne m’habituerai jamais à l’atrocité de sa mort, à ce cercueil avec seulement trois ossements.» Ce 5 février, Adèle appelle sa mère dans la nuit, paniquée : l’alarme incendie venait de sonner, sa porte était en feu, deux de ses chats étaient introuvables.

Il est 0 h 49 quand Pascale Gorgatchev compose le 18. Elle tombe sur une voix juvénile : «On est en route, il y a mes collègues qui sont sur les lieux.» Adèle est ajoutée à l’appel. Une conversation tripartite commence au téléphone entre elle, sa mère et ce jeune pompier. La retranscription – que Libération a pu consulter – est un insoutenable voyage vers la mort, une éternité de 49 minutes. «Ne vous inquiétez pas pour vos chats, ils vont se mettre en sécurité tout seuls. Restez à la fenêtre, d’accord, c’est très important. […] On va venir vous voir là, […] on va vous dégager», continue de réconforter le standardiste. Au bout du fil, la jeune femme, recroquevillée dans sa chambre, pleure doucement, décrivant «les flammes orange, puis bleues» qui avancent vers elle. Même réfugiée au bout du long couloir, elle les voit conquérir encore du terrain, «à quelques mètres d’[elle], je ne sais pas si vous vous rendez compte».

Plus les minutes passent, plus elle est terrifiée. Et puis, il y a tous ces bruits glaçants : c’est le plancher qui brûle, ce sont les vitres qui explosent et ce grand «splash», quand le faux plafond s’écroule dans son salon, sous-titre Adèle. Le pompier promet encore et toujours : «Y a mes collègues qui vont toquer là.» Pascale Gorgatchev a couru jusqu’à la rue Erlanger dès le début de l’appel. Depuis l’extérieur, elle voit les flammes qui lèchent la façade, elle entend les cris des habitants pris au piège. En à peine un quart d’heure, les fumées noires ont envahi tous les étages de ce bâtiment en forme de H, disposé autour de deux cours. Selon les conclusions du laboratoire central de la préfecture de police de Paris, les portes palières ainsi que les câbles électriques présents dans le faux plafond «ont joué un rôle notable dans le développement de l’incendie». Sans compter la gaine d’ascenseur ouverte sur toute sa longueur qui a agi comme une cheminée d’appel vers les étages élevés.

Cette nuit-là, le feu est impitoyable. Parfaitement ventilé, il se propage horizontalement et verticalement à une vitesse folle. Les habitants sont calfeutrés dans leur salle de bains, tentant de respirer grâce à un vêtement mouillé ou préparant une cordée de linge dans un geste désespéré. Les 250 pompiers arrivés depuis les casernes environnantes ne savent plus où donner de la tête. «C’est la première fois que je vois ce genre de feu aussi rapide et violent et pourtant par mon expérience j’en ai fait beaucoup, des feux»,témoignera l’un d’entre eux durant l’instruction. L’immeuble est encastré, il n’y a pas d’accès depuis la rue. Impossible d’utiliser des échelles aériennes, seulement celles à coulisse. Très vite, les sauveteurs savent qu’il sera «mathématiquement impossible» d’aller chercher tout le monde. «On a dû effectuer une mission à l’ancienne, à devoir effectuer des sauvetages à l’aide d’échelle à crochets. […] Des personnes avaient à peine le temps d’être sauvées et descendues par échelle que les flammes sortaient de leurs fenêtres», décrit le caporal Aurélien F.

«Un mur de feu»

L’ordonnance de mise en accusation – que Libération a pu consulter – se lit comme une litanie de témoignages effroyables : «Des gens étaient sur les toits, sur les parapets. Il y avait des cris d’appel à l’aide, mais aussi des cris de souffrance, je pense aux gens qui étaient en train de mourir.» «J’entends des bruits d’explosion, des gens hurler, j’ai l’impression d’être dans une scène de guerre.» «J’ai vu une femme au 6e étage, qui criait à l’aide. Elle se trouvait au milieu de la fumée. Les pompiers lui criaient de ne pas sauter. Puis à un moment, je l’ai vue tomber.» Au 8e étage, Adèle patiente avec un mouchoir sur le visage, le corps enroulé dans une couverture. Depuis la cour de la Villa Erlanger, Pascale, impuissante, contemple «comme un mur de feu». Elle apostrophe les pompiers, indique la position de sa fille. Le jeune homme au standard tente aussi de joindre les secours. Sans que l’on sache s’il y parvient. Il répète : «Vous les entendez les collègues là ?» «Non», dit Adèle.

«Le feu approche, il redouble d’intensité, il fait trop chaud», désespère-t-elle. Avant de hurler : «Aidez-moi», décrivant «son appartement qui dégringole partout». Tantôt horrifiée, tantôt fataliste, elle lâche : «Je vais mourir, ah bah là, je peux vous vous jurer, et pourtant j’ai pas peur.» Un voisin perché sur le toit lui tend la main mais elle «ne [peut] pas monter». Trois ans auparavant, après un incendie d’origine électrique chez sa voisine, elle avait pourtant acheté une échelle en aluminium qu’elle avait placée au bout de son balcon. Est-ce parce qu’elle suit les instructions du pompier qu’elle ne l’utilise pas ? Parce qu’elle est persuadée que les secours sont à sa porte ? «Faut rester, vous ne bougez pas, avec la panique on fait n’importe quoi, là vous restez là», lui indique le standardiste du 18 qui, même au bout d’une demi-heure, semble totalement déconnecté de la situation. Il n’a toujours pas compris la configuration de l’appartement, ne sait pas précisément où sont ses collègues – «Ne vous inquiétez pas», «ils vont casser la porte» – et continue de donner des consignes générales.

Acculée sur le balcon, Adèle tente de se protéger avec une table en aluminium tandis qu’elle reçoit des gerbes brûlantes sur les pieds. Elle sait que «c’est fini». «C’est pas grave maman, j’étais très heureuse», pleure-t-elle. Ne restent finalement que des cris de douleur. Puis le silence. «Allô, allô», répète le pompier, incrédule. Silence. Il faudra attendre 6 h 58 pour entendre sur les ondes «feu éteint». Cette nuit-là, soixante-quatre personnes ont survécu mais dix, notamment dans les étages élevés, ont perdu la vie. Parmi elles, trois se sont défenestrées.

«On veut savoir»

Les vies minuscules de la rue Erlanger ce sont celles de Francesco, 65 ans et Cresencia, 57 ans, employés de maison qui avaient trois enfants et rêvaient d’aller s’installer aux Philippines, leur pays d’origine. De Radia, 41 ans, passionnée de musique classique, qui avait quitté l’Algérie pour étudier à l’Ecole nationale supérieure d’architecture, de Nathalie, 92 ans, d’origine russe qui vivait au 8e étage depuis 1961, avec son mari Boris, décédé en 1980, et leur fille Nadine. Celles de Myriam, 23 ans, qui travaillait dans l’audit et avait envie de déménager à Casablanca, de Revena, 38 ans, fille de laboureurs, qui avait fui son mari violent et était désormais femme de ménage, de son fils, Adel, 16 ans, qui serait certainement devenu un jour ingénieur en informatique. Et puis celles de Pascale, 58 ans, qui avait reçu la médaille de l’ordre du Mérite pour sa fondation aidant les jeunes des milieux défavorisés à s’insérer dans la vie professionnelle et de Jonathan, 26 ans, amateur de jeux en ligne.

Dans son salon, Pascale Gorgatchev ressasse les mêmes questions, celles auxquelles les «trois ans d’instruction qui sont tout sauf une enquête» n’ont pas répondu : le gaz a-t-il bien été coupé ? Cela «n’a pu être établi de façon certaine», est-il écrit dans l’ordonnance de mise en accusation. Pourquoi l’accès par le lycée Notre-Dame des Oiseaux n’a-t-il pas été utilisé ? Pourquoi les pompiers n’ont-ils pas employé d’autres modes opératoires que les échelles ? Comment se fait-il que les instructions données par le standardiste à Adèle n’aient pas été plus précises ? Y a-t-il eu une défaillance dans la chaîne de commandement ? Son avocate, Me Louise Durin appuie : «Une instruction ne sert pas uniquement à déterminer des responsabilités pénales mais à la manifestation de la vérité. On veut savoir ce qui s’est vraiment passé. Or toutes nos demandes d’actes en ce sens ont été rejetées. Le dossier a changé de main et a été clôturé sans réponse. Il ne s’agit pas de mettre en cause mais de comprendre.»

Lors du procès devant la cour d’assises de Paris, elle compte faire citer les pompiers à la barre afin d’obtenir des réponses. Pascale Gorgatchev, quant à elle, se prépare à revoir cette femme aux longs cheveux noirs qu’elle a déjà croisée dans les couloirs de l’immeuble de la rue Erlanger avec son regard autoritaire et ses «façons malpolies». Celle qui sera dans le box des accusés et comparaîtra pour «destruction volontaire par incendie ayant entraîné la mort»«J’ai été choquée quand j’ai lu ses premiers interrogatoires. C’est quelqu’un de froid, de calculateur, qui n’a jamais un mot pour les victimes. Elle ramène toujours tout à elle.»

Chapitre II

Essia, 44 ans, appartement 26, 2e étage

Dans un café de la place Saint-Sulpice, une élégante femme de 75 ans, cheveux courts retenus par un foulard coloré tient à nous préciser : elle évoquera uniquement des éléments «factuels». Michelle B. était professeure de langues à l’université, elle se demande quel mode narratif sera utilisé pour cet article et préférerait «quelque chose de très neutre». Puis elle commence à raconter sa fille quand elle était enfant, «belle, mais belle comme on ne peut pas imaginer», intelligente et sensible, qui aimait faire des gâteaux, planquait des bonbons sous son matelas, invitait toujours des amis à la maison et à qui elle rend désormais visite à la prison de Fleury-Mérogis. Sans plus s’arrêter, sans plus rien de «factuel». D’Essia B., 44 ans, on ne connaît pas grand-chose mis à part des qualificatifs médiatiques : elle est la voisine, «la folle de service», la criminelle, l’incendiaire. Dans la nuit du 4 au 5 février 2019, c’est elle qui a mis le feu à l’immeuble de la rue Erlanger en embrasant un morceau de bois, un linge et du papier sur le palier du deuxième étage.

Ce soir-là, elle s’était disputée avec son voisin de cloison, un pompier qu’elle accusait de faire l’amour trop bruyamment. Alors elle avait mis la musique à fond, elle avait hurlé des insultes, bu plusieurs bières et fumé du cannabis. La BAC s’était même déplacée avant de repartir, pensant la situation apaisée. Mais Essia B. était sortie de chez elle vers minuit, lançant à la cantonade : «Toi qui es pompier, tu aimes les flammes, ne t’inquiète pas, tu vas en avoir.»Puis elle avait allumé son bûcher et tourné les talons.

Quand elle a été interpellée, à quelques rues de là, avec ses longs cheveux noirs ébouriffés et ses yeux brillants, elle tentait de mettre le feu à une poubelle et à un rétroviseur. En garde à vue, après avoir chanté à tue-tête Allumer le feu, elle a précisé aux enquêteurs : «On m’accuse d’un truc grave que je n’ai pas fait.» «Quand je l’ai rencontrée à ce moment-là, je n’ai pas imaginé une seule seconde qu’elle comparaîtrait un jour devant une cour d’assises en étant responsable de ses actes», insiste Me Sébastien Schapira, son avocat, au côté de Me Léa Hufnagel. Pendant des mois, Essia B. a indiqué qu’elle était «trop gentille» pour avoir fait une chose pareille. Vraiment, ces dix morts, ça ne pouvait pas être elle. Dans leur expertise que Libération a pu consulter, les psychiatres Frantz Prosper et Daniel Zagury ont rappelé : «La spécificité du feu est que celui qui l’a déclenché ne maîtrise rien de la suite, qu’il soit sans conséquence, ou qu’il conduise à un drame d’une telle dimension.»

«J’ai mes peurs qui reviennent»

Raconter la vie d’Essia B., c’est découvrir un casse-tête pour la médecine et la justice, cet angle mort que les deux psychiatres ont ainsi décrit : «Lorsqu’un délirant psychotique présente des troubles majeurs, la loi permet après constatations cliniques de son état d’aliénation de l’isoler, de le traiter contre son consentement jusqu’à la stabilisation des troubles. Dans le cas d’un sujet présentant une addiction à l’alcool et aux toxiques [comme Essia, ndlr], rien de tel n’est possible en dehors de courtes périodes de décompensation délirante.» Les deux collèges d’experts qui l’ont examinée sont finalement arrivés au même constat : l’accusée présente une «personnalité de type borderline caractérisée par l’instabilité, l’impulsivité, les troubles de l’humeur, l’angoisse et la polytoxicomanie». Au moment des faits, son discernement était altéré mais pas aboli.

Depuis que sa fille est en prison, Michelle B. se triture les méninges pour remonter aux origines du mal : «Avec mon mari, on n’a pas arrêté de se poser la question : qu’est-ce qui a pu arriver à cette enfant ? Elle est née dans un milieu favorisé, économiquement et culturellement.» Et d’énumérer les réussites familiales : son mari, d’origine tunisienne – décédé en 2012 – était un interprète international, le grand-père paternel d’Essia était magistrat en Tunisie, son frère et sa sœur ont fait de brillantes études. Vraiment, elle ne sait pas où chercher le début de «l’escalade». Etait-ce à 7 ou 8 ans, dans la «si grande sensibilité» de cette enfant «obnubilée par la misère des autres», qui voulait donner une pièce à tous les SDF, ou ramasser tous les pigeons de Paris ? Ou alors dans son hyperactivité à l’école ? Elle se souvient qu’au moment du dîner, Essia se mettait à claquer des dents et prononçait cette même phrase d’un ton grave : «J’ai mes peurs qui reviennent.»

A 13 ans, la fillette était la cliente la plus fidèle de la boulangerie, cinq pains au chocolat d’un coup. Elle a pris du poids, s’est mise à fumer, répétant : «Je ne peux pas supporter la misère autour de moi.» Certains matins, elle ne parvenait pas à se lever, gisant sur son lit «pâle comme un yaourt»«J’ai pris la cruauté du monde en pleine gueule», dira-t-elle aux psychiatres, sortie de l’enfance comme on sort de l’eau, trouvant l’extérieur trop froid. Ses parents l’ont emmenée voir une diététicienne, ils lui ont payé une liposuccion, ils ont trouvé qu’elle allait mieux. «L’alcool, on s’en est aperçu alors qu’elle était en première», poursuit Michelle B., ne voyant toujours pas la cause du mal-être : «Il n’y avait pas de problème à la maison», certes, son père était peu démonstratif – plutôt «la rigueur orientale» – mais il était «très aimant, très aidant».

De son côté, Essia B. décrira un couple parental qui s’est brutalement détérioré durant son adolescence, précisant : «L’alcool donne un sens à ma vie.» En 1995, à 17 ans, elle est hospitalisée pour la première fois pour un sevrage. Quand elle ressort de Sainte-Anne, toute sa famille soupire de soulagement : cette fois, ça va aller mieux. Mais la jeune femme rechute, prend des tranquillisants, des neuroleptiques ou des sédatifs. Elle a des conduites boulimiques et dépressives. En vacances dans le sud de la France, elle tombe amoureuse d’un musicien et professeur de yoga de vingt ans son aîné, un ancien toxicomane revenu des limbes qui tente de lui venir en aide. Essia B. s’installe avec lui, passe son bac littéraire en 1998. «Il est intelligent, amoureux d’elle, s’en occupe bien. Elle n’a rencontré que des gens bien, en fait»,constate Michelle B.

«Mécanismes hallucinatoires»

Néanmoins, après quelques mois sereins, elle le quitte, prend de l’ecstasy et atterrit à l’hôpital psychiatrique de Bayonne après une crise. Nous sommes en 2000. Cette fois, elle a des troubles délirants mystiques, se prend pour la Vierge Marie, jette une télévision par la fenêtre. A sa sortie, pour la «remettre sur les rails», ses parents lui paient une coûteuse école d’hôtellerie à Lausanne. Bon an mal an, elle va jusqu’au bout du diplôme – met trois ans au lieu d’un an et demi – et finit par décrocher un CDI dans un cinq-étoiles à Biarritz. A nouveau, tout se casse la figure. Elle boit «pour oublier», pense qu’elle a «un cancer de l’âme», quitte son travail. En tout, elle va bourlinguer dans une trentaine d’établissements psychiatriques, parfois librement, d’autres fois sous contrainte : à Garches, à la villa Montsouris, à Bayonne, à Cahors ou à Sainte-Anne (treize fois depuis 2010).

La vie d’Essia se lit dans des pages et des pages de dossiers médicaux – qui «donnent le tournis», notent Prosper et Zagury. Elle est faite de cannabis et de cocaïne, d’abîmes et de sevrages, de chaos et d’espoir. Elle a une aventure avec un homme dans un bar, avec un SDF qui vit Porte d’Auteuil ou encore avec un chauffeur de taxi, elle fait de l’hypnose, des thérapies, des cures et des postcures. Elle vit entre la torpeur des cocktails médicamenteux et l’adrénaline de la drogue. De toute façon, elle est habituée à cette «mélasse de souffrance», selon ses mots. Peut-être a-t-elle été abusée sexuellement par son oncle paternel, c’est «une voyante qui [lui] a dit», glisse-t-elle. En tout cas, elle «essaie de faire taire des anges, des âmes errantes» et «quand [elle] prend de la drogue, ça s’arrête».

Quant à sa famille, elle est «débordée, épuisée, impuissante mais n’a jamais rompu avec elle», selon les experts. A Michelle B., qui a dépensé «des fortunes», on aura «tout dit» : que sa fille doit faire polytechnique, qu’il faut qu’elle crée, qu’elle joue de la musique, qu’elle vive seule «pour couper le cordon», qu’elle est bipolaire, borderline. «Malgré les prises en charge très variées, il n’y a jamais eu d’amélioration durable», ont noté Bernard Ballivet et Roland Coutanceau, les psychiatres du second collège qui l’ont examinée. En juillet 2016, Essia va mettre le feu à des vêtements dans une boutique afin de voler la caisse. Un mois plus tard, elle fera une tentative de suicide et s’en prendra à un pompier venu la secourir, lui brûlant la main avec un briquet. «J’avais déjà senti qu’elle pouvait être dangereuse en période de crise», résume le père de son fils, qu’elle a par le passé menacé d’un couteau. En 2008, Essia a en effet accouché d’un garçon né de sa rencontre avec cet aide-soignant dans un séminaire de yoga. C’est Michelle B. qui élèvera l’enfant.

Cette dernière ne comprend pas pourquoi on a laissé sa fille sortir de Sainte-Anne, une semaine avant l’incendie. Elle la revoit encore le 17 janvier, lors de son hospitalisation sous contrainte en train d’errer dans un parc arrachant des feuilles d’arbre. Comme en 2000 quand elle était sous ecstasy. Il a fallu la placer sous contention physique et chimique car elle évoluait «dans un monde chamanique» et s’opposait aux soins. Pendant plusieurs jours, elle a fumé du cannabis dans sa chambre et déambulé la nuit dans le service. Dans le certificat du 19 janvier, il est écrit : «Elle a un discours très diffluent avec présence d’une tachypsychie [enchaînement rapide d’idées, ndlr], de coq à l’âne et une fuite des idées. Elle est émotionnellement très instable avec passage de l’agressivité verbale aux pleurs». Le 21 janvier : «insomnie quasi-totale, imposant une lourde prescription sédative». Elle a fait deux fugues puis le 24 janvier, elle a tenu «des propos délirants mystiques et mégalomaniaques, de mécanismes hallucinatoires et interprétatifs». Le 25 janvier, le juge des libertés et de la détention (JLD) a refusé sa sortie au vu de son agitation.

«J’ai mis le feu pour embêter mon voisin»

Néanmoins, le 30 janvier «après une consultation avec le docteur J., devant la bonne alliance thérapeutique et l’absence de signe d’acuité, une sortie a été organisée avec un suivi rapproché». Y a-t-il eu une faute professionnelle ? La plainte déposée contre Sainte-Anne n’a pas abouti, le parquet considérant qu’il n’y a pas eu de défaillances dans le processus de prise en charge. «On a essuyé un refus de nouvelles investigations de la part de la juge d’instruction, nuance Me Léa Hufnagel. On a juste obtenu la communication du dossier administratif.» Une fois dehors, Essia, qui s’était engagée à se rendre dans un centre de jour spécialisé dans les troubles borderline, est retournée dans son T2 rue Erlanger. Avec «un Indien dans la tête, un tam-tam aussi». Le 4 février, vers 21 heures, quand elle a appelé son frère, elle s’exprimait en citations de chansons, surtout du Joe Dassin.

Après avoir allumé le feu devant la porte de son voisin pompier «zarbi», elle a pris des cigarettes, son briquet, des cheveux qu’elle venait de se couper, du dentifrice et tout ce qui lui tombait sous la main avant de fuir. Et d’être arrêtée quelques minutes plus tard. Ce n’est que le 16 avril 2021, à la fin de l’instruction et après une perquisition qui l’a forcée à retourner dans son appartement, qu’elle va reconnaître : «C’est moi qui ai mis le feu au bâtiment, j’étais dans un état psychotique, je me prenais pour le messie, j’étais en délire de persécution. J’ai mis le feu pour embêter mon voisin sans penser aux conséquences que cela pourrait avoir. Le fait d’être revenue sur les lieux m’a mis un choc et j’ai réalisé la gravité de mes actes.»

En prison, dans l’attente de son procès, la vie d’Essia est la même qu’à l’extérieur : elle alterne les allers-retours entre la détention ordinaire et les unités spéciales. Après des mois de dénégations, elle a demandé à ses avocats la liste des victimes. Elle voudrait «essayer de se confronter à leurs photos», leur a-t-elle dit, craignant de ne pas supporter le procès. Peut-être a-t-elle vu parmi tous ces visages, la jolie jeune fille brune, celle qui sourit sous cadre dans le salon de Pascale Gorgatchev.


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