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lundi 6 février 2023

J.M.G. Le Clézio : «J’ai un sentiment de culpabilité de ne pas avoir agi, alors j’écris»

par Frédérique Fanchette   publié le 3 février 2023

De la fuite d’une jeune fille sur l’île de Rodrigues à l’exil d’enfants palestiniens, «Avers» rassemble huit courts récits humanistes. Rencontre avec le Prix Nobel de littérature.
publié le 3 février 2023 à 17h27

On leur envoie des bouts de pain, on les arrose avec des louches de bouillon. On les appelle les «street rats» ou plus simplement on ne les voit même pas : les personnages du nouveau livre de J.M.G. Le Clézio ont des vies effroyables mais aussi parfois de bonnes étoiles. Avers, le titre du recueil, renvoie au côté face d’une monnaie, on verra plus tard pourquoi. Quant au sous-titre, «Des nouvelles des indésirables», il indique tout de suite la dimension humaniste de l’ouvrage. A 82 ans, le Prix Nobel de littérature 2008 est toujours un indigné. Les contes et nouvelles d’Avers nous entraînent de la Palestine à Panama en passant par l’île de Rodrigues, dans l’océan Indien, ou le métro parisien. Un des textes ramène l’écrivain franco-mauricien à sa petite enfance, quand son grand-père lui chantait une berceuse, la Rivière Taniers. L’«indésirable» ici est Yaya, la nourrice créole, qui avait transmis cette chanson des «temps margoze», les temps amers de l’esclavage.

Dans un petit salon des éditions Gallimard, donnant sur le jardin, J.M.G. Le Clézio a reçu Libération. Il connaît bien les lieux : «C’est un endroit que je trouve inspirant, je crois que je pourrais écrire ici. J’aime bien les grandes tables comme ça. C’est agréable. Moi, j’utilise des toutes petites tables ou quelquefois, quand je peux, une table de cuisine, c’est un peu plus grand.» Une façon à sa manière, très affable, de mettre à l’aise l’interlocuteur. Plus tard malgré des questions en zigzag, il dira : «C’est bien parce que dans cet entretien on parle de tout, on va d’un sujet à l’autre. Et c’est vraiment comme ça que j’ai conçu Avers. On va d’un endroit à l’autre, d’un personnage à un autre, et on essaie de ne pas trop perdre le fil. Mais quelquefois on perd le fil et ça, c’est pas mal aussi.»

Comment a été composé ce recueil de nouvelles ?

Le titre est venu en premier. J’aime la numismatique, et j’ai eu envie d’écrire un conte, une histoire dans laquelle il y aurait une pièce de monnaie. Mon grand-père était fasciné par la recherche de trésors. Il n’a jamais rien trouvé. Moi en revanche j’ai trouvé des pièces dans le Massif central, pas avec une poêle à frire, juste en grattant le sol. Mais comment pouvait-il y avoir une pièce quand mon personnage était une jeune fille en fuite sur l’île de Rodrigues ? Le seul moyen, c’était que son père soit pêcheur et qu’un jour il pêche un crabe et que le crabe ait dans sa pince une pièce. Donc là, ça a donné la raison du titre. Je pouvais commencer à écrire. Au début, je pensais à un roman. Et puis je me suis dit que c’était trop mince et, surtout, ça me permettait difficilement de mettre en scène les choses qui me troublent, qui me hantent. Et j’ai décidé d’ajouter d’autres contes.

Vous l’avez réellement rencontrée, cette jeune fille ?

A Rodrigues, lors d’une visite dans un couvent. Elle m’a servi de modèle. Je ne peux pas écrire si je n’ai pas un modèle, si je ne vois pas la personne physiquement, soit dans un tableau soit sur une photo ; dans le meilleur des cas, la personne existe et je l’ai eue devant les yeux. Là je peux écrire. Et donc cette jeune fille, je l’ai rencontrée. Elle avait une voix merveilleuse et chantait des negro spirituals. En particulier un chant sublime créé par Harriet Tubman, qui a guidé des enfants fugitifs à l’époque de l’esclavage aux Etats-Unis. Ce chant leur disait : «Ne marchez pas sur le sentier, marchez dans l’eau parce que les chiens nous suivent. Et si on marche dans l’eau, les chiens ne nous trouveront pas.»

Dans Avers, on trouve aussi des textes écrits il y a longtemps…

Oui comme «Hanné», un chapitre mis de côté de mon roman Etoile errante [paru en 1992]. Des enfants rejoignent une fille plus âgée qu’eux, qui va les guider dans la vieLa nouvelle se passe entre la Palestine et le Liban. Ils sont bombardés, mais Hanné est sourde et muette, elle n’entend pas les explosions. Elle n’entend pas les avions, elle n’a peur de rien. Pour elle, c’est un peu comme un jeu et donc elle va guider les enfants. Elle va les emmener jusqu’au bateau qui leur permettra d’échapper à cet épisode terrible qu’a été la conquête de la Palestine par l’armée israélienne.

La dernière nouvelle, «Etrebbema», elle, date de 2022. En la lisant on réalise mieux à quel point le narcotrafic a bouleversé la vie amérindienne.

J’ai réellement vécu la venue des narcotrafiquants. J’avais une trentaine d’années, je vivais dans la forêt au Panama, et je les ai vus arriver. Mais j’ai écrit ce texte à la suite d’un voyage assez récent en Colombie. J’étais invité à un festival littéraire et dans l’assistance se trouvaient deux Indiens. Je les ai salués en emberá, ils ne répondaient pas. Au bout d’un moment, ils ont manifesté qu’ils avaient compris. Puis, l’un d’eux a dit : «Oui, tout ça, c’est très joli, mais il pleut dans ma maison et il fait un froid de chien.» Et j’ai pensé : c’est terrible, ces gens qui étaient les rois dans la forêt, qui vivaient heureux et malheureux, mais qui vivaient, sont maintenant, à cause du trafic de drogue, dans un bidonville. Ça m’a mis tellement mal. Et j’ai eu l’idée d’écrire cette histoire. Une sorte de mea culpa, une façon de dire peut-être que moi aussi j’ai participé. Non pas que je me drogue, mais j’ai participé parce que j’ai accepté que ça ait eu lieu. Quand j’étais sur place, j’aurais pu essayer de voir s’il était possible de résister. On m’a tiré dessus à coups de revolver et lâchement, je suis parti.

Vous vous sentez souvent coupable ?

Dans ce cas-là, oui. Je porte le poids de tas de choses. A Maurice, j’ai voulu voir tous les endroits où on avait enfermé les esclaves, tout ce qu’on cache parce qu’on n’entretient pas la mémoire de l’esclavage. Et je pense que beaucoup de Mauriciens, comme moi, devraient se sentir un peu responsables de ce qui s’est passé à cette époque-là. Ils devraient en parler davantage et surtout ils devraient aider la population créole, la population d’origine noire, à aller à l’école. Bon, je ne fais pas grand-chose moi non plus. Donc c’est le point commun de toutes ces histoires, c’est qu’en fait, j’ai un sentiment de culpabilité de ne pas avoir agi, alors j’écris. C’est tout ce que je sais faire.

C’est pour cela que vous écrivez au dos de votre livre : «Pour moi l’écriture est avant tout un moyen d’agir» ?

Stig Dagerman a posé le problème. Il disait : j’écris en voulant être lu par ceux qui ont faim ; et en fait, je ne suis lu que par les gens dont la table est servie. Et ça le désespérait, il a trouvé ça insupportable. Et c’est vrai que c’est d’une certaine façon insupportable, parce que si on se pose la question, on s’aperçoit que la plupart des écrivains, dont je suis, vivent une vie assez confortable. A la différence des enfants que j’ai pu rencontrer à Maurice lors de distributions de livres, des enfants qui ne savent ni lire ni écrire. Je me rappelle en particulier un petit garçon. Il avait pris un dictionnaire, presque aussi gros que lui. Je le voyais tituber sur le chemin qui allait vers le Morne, au bord de la mer. Et j’avais les larmes aux yeux.

La langue créole est très présente dans le livre…

C’est une langue que j’aime mais que je parle moyennement bien. Mon grand-père Alexis parlait en créole, et mon père aussi, de temps en temps quand il se fâchait, quand il était en colère. Alexis était le père de ma mère. Pendant la guerre, il vivait avec nous à Nice, pendant que mon père, lui, était en Afrique. Mes parents étaient cousins germains, et mes deux grands-pères étaient frères. Quelle que soit leur communauté, les Mauriciens sont souvent élevés par les nénènes [les bonnes, ndlr]. Donc ils parlent la langue des nénènes ; leur langue maternelle, c’est le créole. Je ne suis pas sûr qu’elle soit plus imagée qu’une autre, mais c’est une langue avec des accents, qui martèle, qui entre dans l’esprit.

Vous avez donné des cours aux Etats-Unis, en Corée, puis en Chine, est-ce toujours le cas ?

Je continue en Chine, même si c’est un peu suspendu parce qu’il y a eu un microbe. Il ne s’agit pas vraiment de cours, je dialogue avec les étudiants. Ce sont des scientifiques, des météorologues, des géologues, des astrophysiciens. Les Chinois sont très doués pour l’astrophysique et donc, moi, ça m’intéresse de savoir comment ils évaluent la littérature, comment on peut lire, je ne sais pas, Hamletpar exemple, quand on est astrophysicien. Je crois beaucoup à l’interdiscipline. J’aimerais bien créer à Maurice quelque chose dans ce sens. Ce tout petit pays, Maurice, a une capacité d’intelligence tout à fait surprenante. Ce n’est pas la taille qui compte. Regardez la Russie, c’est grand et ils se montrent complètement stupides.

La première fois que vous êtes allé à l’île Maurice vers l’âge de 20 ans, comment avez-vous réagi ?

D’abord, je crois que l’odeur m’a saisi, je ne sais pas si on hérite des odeurs, mais je sentais la fleur de canne, je ne l’avais jamais sentie avant. C’était l’hiver mauricien. Et donc je sors de l’avion, et ça m’a fait tressaillir. Il y avait quelque chose qui remuait en moi. Dans ma famille nous n’étions pas des planteurs mais ma tante me disait qu’enfant, elle courait dans les champs de cannes, et j’ai eu l’impression de renouer avec l’enfance de mes parents, de mes grands-parents, de mes arrière-grands-parents.

Dans «Etrebbema», il y a des cerfs, comme à Maurice…

J’ai vu très peu de cerfs dans ma vie. J’en ai vu dans le nord de l’île, et au Panama où j’ai participé à une chasse. Mais moi, je suis un Européen un peu grand et je ne peux pas marcher dans la forêt, je me cogne la tête partout. Alors j’ai laissé tomber, j’ai bien fait parce que du groupe qui était parti à la chasse, seuls deux ont continué. Il n’y a que les Indiens pour chasser comme ça. Qui au monde pourrait courir derrière un cerf pendant deux jours ? Il faut une résistance extraordinaire. Ça veut dire qu’on a passé deux jours sans dormir et sans manger, juste à chasser. Et ils ont fini par atteindre le gibier parce que le cerf était fatigué. Je ne suis pas un végétarien, mais je crois que je devrais l’être. Parce que, en dehors de cette chasse que je décris, c’est honteux de chasser un animal. Je ne peux pas condamner les Indiens, ils le font pour vivre, pour survivre. Et tout ça a disparu parce que les narcotrafiquants sont entrés et qu’ils ont tué tout. Ils ont tué les cerfs, ils ont tué les humains, ils ont tué les oiseaux, ils ont empoisonné des sources.

Travaillez-vous toujours autant ?

Oui, j’aime bien écrire, on échappe au temps, on ne se sent pas menacé par les événements. On a l’impression qu’on peut survivre à des tas de choses. Par exemple, le confinement. Ça ne m’a pas du tout gêné. J’étais à Nice, j’entendais du bruit vers 6 heures du soir. A ce moment-là, les gens applaudissaient les poubelliers. Et donc je relevais la tête. Mais qu’est ce qui se passe ? Je me mettais à la fenêtre. Il y avait ma femme qui applaudissait aussi. C’était une bonne idée, on devrait les applaudir tous les soirs, pas se contenter de ces soirs-là.

Quécrivez-vous en ce moment ?

J’écris un roman sur la guerre de 1914, mais je pense que je vais dépasser ce strict événement. Je suis parti des souvenirs de ma mère. Elle était enfant dans la région parisienne à ce moment-là ; ils habitaient à côté de la Grosse Bertha et ils entendaient passer au-dessus de leur tête les obus qui allaient tomber sur les constructions parisiennes. Récemment, je parlais à un éditeur en Corée qui m’a demandé à brûle-pourpoint : est-ce que vous êtes conscient que vous êtes un des derniers ? Un des derniers quoi ? Il m’a dit un des derniers écrivains qui écrivent et qui ne fassent rien d’autre. Normalement, c’est impossible. Il a ajouté : «La littérature, c’est fini, fini.» Ça m’a un peu déprimé. Alors c’est bien, qu’ici, en France, on continue à avoir confiance en la littérature.

J.M.G. Le Clézio, Avers. Des nouvelles des indésirables, Gallimard, 224 pp.


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