Publié le 26 janvier 2023
Ce nouveau tome du « Séminaire » montre le psychanalyste français élaborant un modèle mathématique pouvant rendre compte « scientifiquement » des concepts de la psychanalyse.
« Le Séminaire. Livre XIV. La logique du fantasme », de Jacques Lacan, édité par Jacques-Alain Miller, Seuil/Le Champ freudien, 426 p.
Depuis qu’en 1915, dans sa Métapsychologie, Sigmund Freud a comparé le fantasme (Phantasie) – représentation imaginaire du sujet – à un « sang-mêlé », né d’un mariage entre l’inconscient et le conscient, ce concept à deux faces a fait l’objet de débats permanents dans la communauté psychanalytique internationale. Ainsi Melanie Klein l’a-t-elle défini comme strictement inconscient, privilégiant, de facto, la réalité psychique au détriment de la réalité matérielle. De son côté, l’école française a développé une interrogation sur les fantasmes originaires refoulés (scène primitive) en s’appuyant sur le Freud de 1897. A cette date (21 septembre), celui-ci avait abandonné la théorie dite « de la séduction » pour celle du fantasme, afin de ne pas limiter l’origine de la névrose à un trauma réel : un abus sexuel dans l’enfance, par exemple.
Au moment même de la publication de ses Ecrits, qui lui assurent une gloire internationale, grâce à son éditeur, François Wahl, Jacques Lacan (1901-1981) reprend ce débat dans son séminaire de 1966-1967, La Logique du fantasme, dont le texte est fort bien établi aujourd’hui par son gendre Jacques-Alain Miller, coauteur de l’ensemble de son œuvre orale. A l’époque âgé de 22 ans, celui-ci était l’élève de Louis Althusser à l’Ecole normale supérieure, où se tenait le séminaire de Lacan. Autant dire qu’il imprime sa marque à cet enseignement, avec le soutien enthousiaste du maître, qui le cite sans cesse et lui donne la parole. Miller est en effet un excellent logicien, qui va contribuer à une transformation progressive par Lacan du modèle structuraliste – issu des linguistes Ferdinand de Saussure et Roman Jakobson, présent dans l’auditoire – en un modèle mathématique pouvant rendre compte « scientifiquement » des concepts de la psychanalyse.
Aussi bien Lacan mobilise-t-il tous les grands noms de la logique moderne – Bertrand Russell et ses paradoxes, George Boole et sa structure algébrique, Auguste De Morgan et ses intersections, Gottlob Frege et son calcul des prédicats, Georg Cantor et sa théorie des ensembles, Felix Klein et sa topologie des groupes –, pour transformer la conceptualité freudienne du fantasme en une logique universelle de la psyché humaine, fondée sur la division de l’Un en deux et sur la quête humaine d’une totalité perdue : mythe platonicien, présent aussi dans la Genèse lorsque Dieu donne une compagne à Adam, puis chasse le couple du paradis.
Grand Autre et petit « a »
La logique du fantasme s’énonce donc dans la formule $◊a. « S » barré : sujet divisé par le signifiant et l’ordre symbolique (grand Autre). « Poinçon-losange » : inclusion ou exclusion de l’un par l’autre et aussi vulve de la femme. Petit « a » : objet du désir en état de permanente dérobade, présent chez chaque sujet. Les relations entre les humains sont donc tragiques puisque fondées sur une non-complémentarité des sexes, chacun étant voué à lutter fantasmatiquement contre l’autre.
Ce séminaire riche et complexe, truffé de graphes, de formules mathématiques et de renvois à Descartes, avec un commentaire célèbre du cogito comme fondement de la science et de la psychanalyse, est différent des précédents. Il ne comporte ni index, ni annexe, ni bibliographie, et il est coédité par Le Champ freudien, maison d’édition fondée par Miller en 2011, et « destinée à accueillir Le Séminaire de Lacan ». Elle se distingue de « l’ancienne collection éponyme du Seuil », créée par Lacan en 1966 et qui continue à accueillir son œuvre écrite, selon le vœu de celui-ci. Les éditions Seuil sont donc désormais partenaires de l’autoédition par Miller de l’œuvre orale de Lacan, dont il est le coauteur.
Quant à l’illustration de couverture – l’Adam Kadmon de la kabbale –, elle signifie que La Logique du fantasme serait la résurgence d’une tradition occultiste et ésotérique du judaïsme : l’homme primordial symbole de l’Un non divisé. Or, Lacan en donne une interprétation opposée – l’Un se divise en deux – en se référant à la mosaïque de la Création du monde située dans l’avant-nef de la basilique Saint-Marc de Venise : elle magnifie « sublimement », dit-il, « l’idée infernale de Dieu » imposant à l’Adam Kadmon (le Un) d’avoir une compagne issue de son corps (Un divisé en deux).
Cette mosaïque byzantine n’a rien à voir avec le Terminator néogothique et transhumaniste choisi pour la couverture de La Logique du fantasme, laquelle laisse entendre qu’il s’agirait d’un texte kabbalistique pour initiés. Ce n’est pas le cas. Tel quel, ce passionnant séminaire reste une étape majeure dans l’évolution de la pensée de Lacan.
Extrait
« Le “cogito” cartésien, je ne l’ai pas choisi au hasard. Si je l’ai fait, c’est parce qu’il se présente comme une aporie, une contradiction radicale au statut de l’inconscient (…). Et s’il se trouvait qu’après tout, ce cogito soit le meilleur envers qu’on puisse trouver au statut de l’inconscient ? (…). Nous pouvons déjà présumer que ce n’est pas invraisemblable, puisque (…) qu’aucune découverte de ce qu’il en est de l’inconscient ne pouvait même se concevoir avant la promotion inaugurale du sujet du cogito, en tant que celle-ci est co-extensive de l’avènement de la science, qui constitue une ère structurante pour la pensée, et hors de laquelle il n’y aurait pu y avoir de psychanalyse. »
Le Séminaire. Livre XIV, pages 83-84
Signalons, du même auteur, la parution de « Premiers écrits », Seuil, « Le champ freudien », 154 p., 20 € ; en poche, des « Formations de l’inconscient », Points, « Essais », 736 p.
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