Par Joséfa Lopez et Isabelle Hennebelle Publié le 19 novembre 2022
PODCAST Le podcast « Rebond » interroge des personnalités sur des épreuves qui les ont handicapées dans leur quotidien - comme un accident, une maladie, des troubles psychiques. La chanteuse belge Selah Sue se confie sur les épisodes dépressifs qu’elle doit gérer au quotidien.
Sur scène, elle brille. Elle hypnotise de sa voix chaude et puissante. De salles intimistes en festivals, elle a converti le public à la soul et s’est fait connaître, et reconnaître, grâce à des titres comme Raggamuffin ou Alone. Après deux albums et quinze ans de carrière, elle revient sur le devant de la scène avec Persona (Because Music, mars 2022), son dernier opus, solaire et intime. Elle y aborde notamment, avec pudeur mais sans complexes, ses troubles dépressifs.
Dans le podcast du Monde « Rebond, vivre avec le handicap », réalisé en partenariat avec l’Agefiph, la chanteuse belge Selah Sue se confie, au micro de la journaliste Joséfa Lopez, avant ses concerts à La Cigale à Paris les 25 et 26 novembre 2022. Ce témoignage s’inscrit dans le cadre de la saison 2 de ce podcast, diffusée à l’occasion de la Semaine européenne pour l’emploi des personnes handicapées.
Depuis votre premier album, sorti en 2011, vous racontez la dépression qui vous hante. Vous parlez par exemple de « chaos dans [votre] tête », d’« enfer »… Quels autres mots mettez-vous sur cette maladie qui vous touche ?
Il y a beaucoup de mots pour en parler. Tout le monde vit la dépression ou l’anxiété à divers degrés et de manière différente. Pour moi, la dépression c’est comme l’insoutenable légèreté de l’être. C’est comme un désespoir existentiel. C’est vivre dans la peur et avec l’idée que la peur ne disparaîtra jamais. On ne voit plus que ça, sans aucune lumière au bout du tunnel. C’est difficile, c’est une sorte de négativité abstraite. Toutes nos pensées sont négatives et on n’arrive pas à en sortir. C’est comme être enfermé en prison. Il y a beaucoup de mots pour décrire la dépression !
Ce trouble psychique n’est pas nouveau chez vous. Il vous suit depuis votre enfance. Comment et quand en avez-vous pris conscience ?
J’étais adolescente quand j’ai commencé à vraiment en souffrir. Mais quand vous avez 14 ans, vous vous dites que ce sont les hormones, le manque de confiance. C’est dur de faire la distinction entre la maladie et les maux de l’adolescence, ou même une mauvaise phase. Pour moi, ça n’a pas été une énorme surprise parce que mes deux grands-mères ont des troubles psychiatriques, et elles ont aussi souffert de dépression dans leur jeunesse. C’est donc quelque chose d’héréditaire.
Je vois d’ailleurs un psychiatre depuis mes 14 ans mais je n’ai pris des médicaments qu’à 18 ans, quand la dépression a commencé à me clouer au lit. A cette époque, j’avais peur des gens, je souffrais d’une phobie sociale. Sur scène, les gens m’applaudissaient et j’avais l’impression… qu’ils me détestaient. J’étais dans un état permanent de négativité. Alors j’ai commencé à prendre des antidépresseurs.
La dépression et l’anxiété peuvent avoir un fort impact sur le quotidien. C’est d’ailleurs pour cela qu’elles peuvent être considérées comme un handicap. Dans quelle mesure ont-elles bouleversé votre vie ?
Quand vous êtes en plein dans une dépression ou une phase d’anxiété, c’est vraiment un handicap. Vous ne pouvez pas participer à la vie. A rien. Vous ne pouvez pas vous occuper correctement de vos enfants, vous ne voyez plus les choses clairement. Vous êtes juste fatigué, triste et désespéré en permanence. Mais je crois qu’après cette période – parce que c’est dingue, oui, cela finit un jour, même si c’est impossible à concevoir quand on est en plein dedans –, quand c’est fini et qu’on se retourne, ça peut être une période assez intense et importante de votre vie.
C’est ce que je veux dire aux gens : ce n’est pas exclusivement négatif. On apprend à apprécier ce qui est important dans la vie. Comme l’amour, le lien avec les gens, et non la réussite, qui n’a rien à voir avec le bonheur. La dépression rend les choses plus claires, et pour moi c’est aussi un vrai puits pour ma créativité. Dans mes chansons, je parle toujours de l’importance de s’aimer soi-même. C’est donc aussi une source d’inspiration.
Vous enchaînez les concerts depuis de nombreuses années, les festivals, les remises de récompenses… Comment assurer le quotidien professionnel quand on ne va pas bien mais qu’il faut quand même continuer de se produire devant un public, composer des chansons, sourire ?
Ces derniers mois ont été les plus durs de ma vie. Cet été, j’avais beaucoup de festivals et j’étais profondément déprimée. Tout le monde le vit à sa manière. Il y a des gens qui restent au lit et qui ne peuvent rien faire à part se reposer. Moi, c’est l’inverse. Si je reste au lit, je me retrouve très vite dans une spirale de négativité. J’ai besoin de distraction pour m’éloigner de ce gouffre noir. Donc c’était difficile. Il fallait que je sois bien entourée et que je prenne mes médicaments pour me sentir bien. Mais le fait d’être sur scène m’a beaucoup aidée à rester à l’écart de ma souffrance psychique. D’une certaine manière, ça m’a aidée.
J’avais aussi placé mon niveau d’exigence assez bas, c’est important quand on est dans cet état. Je faisais mes concerts, je m’occupais de mes enfants, et c’est tout. Pas de promo, pas d’écriture, pas de mondanités, ça aurait été trop. En tournée, je suis merveilleusement bien entourée. Mon mari est là, il joue au clavier dans mon groupe. Mon manageur m’a donc dit : « OK Selah, c’est juste toi, les concerts et c’est tout. » Du coup, sur scène, je me concentrais sur le fait d’assurer le spectacle et de ressentir mes émotions.
Le statut d’artiste peut faire rêver. Le grand public n’imagine pas forcément que tout n’est pas toujours rose. Vous le dites : « Plus j’ai du succès, moins je me sens sûre de moi. » Etre artiste, est-ce que ça ajoute une difficulté ?
Oui, c’est difficile, même si j’ai toujours vécu comme ça. Quand vous arrivez à un certain niveau de réussite, tout le monde croit que c’est super, que c’est le bonheur. Sauf que non, parce que vous stressez à l’idée que ça s’arrête. Il y a beaucoup de gens qui vous aiment, mais en même temps, ça peut s’arrêter en quelques jours. C’est très volatil. Vous vous comparez à d’autres artistes en nombre de likes sur les réseaux sociaux. C’est absolument atroce, surtout quand on est sensible, ou enclin à la dépression.
La vie d’artiste est aussi une vie assez peu structurée. Soit vous êtes en tournée, toujours occupé, à jouer la nuit ; soit vous êtes chez vous et vous devez organiser vos journées. Sauf que pour combattre la dépression, on a besoin de structure, donc c’est aussi une difficulté. En même temps, je serais probablement aussi déprimée si je faisais un autre métier. C’est juste que je suis comme ça ! J’aurai ce problème toute ma vie, ce qui n’est pas vraiment un problème parce que ça m’apporte aussi de la créativité et de la profondeur.
Le 11 août 2022, vous avez publié un post sur votre compte Facebook, où vous montriez deux photos de vous : une souriante et l’autre en larmes. Etait-ce important de parler de ce mal-être, de partager cette douleur ?
Je pense que oui. A bien des égards, surtout sur les réseaux sociaux, il y a une sorte de positivité toxique. Les gens doivent absolument être heureux tout le temps, sinon vous êtes vus comme faible, ennuyeux ou je ne sais quoi. Quand je postais des photos souriantes alors que je me sentais mal, je culpabilisais, je me disais que ce n’était pas honnête. Je dois être honnête, je suis une artiste. Donc l’honnêteté, c’est une raison.
L’autre raison, c’est que j’avais sorti la chanson Pills quelques mois avant et j’y parlais de l’effet anesthésiant des antidépresseurs. J’avais déclaré que je ne prenais plus d’antidépresseurs, que je ne m’étais jamais sentie aussi bien et que je n’en aurais plus jamais besoin. Sauf qu’il fallait raconter la suite de l’histoire, il fallait que je dise la vérité aux gens, à ceux qui se disent : « Elle a arrêté et elle se sent bien, alors moi je devrais l’être aussi. » Arrêter, ça ne marche pas forcément pour tout le monde. Moi, je devrais probablement prendre des médicaments toute ma vie. Et c’est bien comme ça.
Dans votre dernier album, Persona, vous avez décidé d’assumer les multiples personnalités qui vous composent et de jouer avec. Assumer qui on est, est-ce faire un pas en avant ?
Cet album est le produit d’une thérapie que je suis depuis des années, qui s’appelle « le dialogue intérieur ». C’est une façon d’apprendre à aimer toutes les facettes de sa personnalité. Moi, je dois apprendre à aimer la tristesse en moi, la femme triste aussi. Parce qu’elle a autant le droit d’exister que celle qui est joyeuse ou que celle qui a confiance en elle. C’est difficile à faire, mais c’est essentiel pour bien vivre cette vie. Toutes les chansons de cet album ont été écrites par une de mes personnalités. Certaines sont faciles à aimer – celle qui a de l’assurance, par exemple – mais la critique, ou la mélancolique, c’est plus dur et je dois apprendre à les accepter.
Dans votre album, vous racontez aussi que vous avez suivi une thérapie. Se faire suivre, est-ce essentiel ?
Je pense que oui. J’ai pris des antidépresseurs et puis plus rien pendant un an, mais avant j’en avais pris pendant quatorze ans. Je ne sais pas comment serait ma vie sans eux. J’ai essayé d’arrêter trois ou quatre fois, mais ça n’a pas marché. Si je ne prenais pas d’antidépresseurs, je pense que j’aurais peut-être fait quatre burn-out dans ma carrière. Je crois que je suis une personne qui a naturellement des hauts et des bas très extrêmes. Avec les antidépresseurs, je suis un peu plus stable.
Mais est-ce si grave de prendre des antidépresseurs, si cela vous fait du bien ?
C’est une bonne question ! D’après mon psy, il y a des gens qui souffrent de diabète et qui doivent se faire des injections pour maintenir un équilibre. C’est la même chose pour les maladies mentales et la dépression. Pareil pour les gens qui ont besoin de lunettes, mais bien sûr, il est difficile de mesurer les effets.
La dépression et la tristesse sont aussi toujours considérées comme des signes de faiblesse. Mais c’est faux. On peut travailler dessus… jusqu’à un certain point. Il y a un moment où vous êtes juste malade et où vous avez besoin d’aide. Ça ne me dérange pas de devoir prendre un traitement pour le restant de mes jours, mais évidemment, si je pouvais m’en passer, je n’en prendrais pas, parce qu’il y a aussi des effets secondaires, c’est indéniable. J’ai pris un peu de poids, j’ai moins de libido. Comme je le dis dans Pills, je ressens moins les choses. En plus, les effets à long terme ne sont pas encore très bien connus. Je ne suis pas 100 % pro antidépresseurs, si vous pouvez vous en passer, c’est mieux. D’abord, il faut se faire suivre, faire du sport, tout essayer, et ensuite passer aux médicaments. Mais je dirais que ce n’est pas la première étape.
La dépression est un trouble qui peut toucher tout le monde, tous les âges et sans prévenir. Vous l’avez écrit sur Facebook : « L’obscurité est revenue, de manière totalement inattendue et sans raison ni cause claire. » Comment accepter le fait qu’à tout moment, on peut basculer ?
C’est difficile, d’autant plus que chez moi, c’est vraiment neurogénétique. Ça peut se manifester à tout moment, même s’il y a toujours des facteurs « déclencheurs ». Il faut simplement apprendre et découvrir quels sont ces facteurs. Pour moi, c’est quand je ne dors pas assez. Si j’ai trop de pensées négatives, si je ne fais pas de sport, j’ai vraiment besoin de bouger. J’ai besoin de prendre mes médicaments. J’ai aussi besoin d’écrire, d’être créative. C’est la meilleure prévention pour ça.
Il est souvent difficile d’être compris quand on souffre de troubles psychologiques. Vous êtes-vous parfois sentie seule, incomprise ?
En fait, pas vraiment. Avec ma famille, mes deux grands-mères malades, ma mère était vraiment aimante, compréhensive et douce. C’était très important quand j’avais 16 ans. Je pouvais me mettre à pleurer dans ses bras et elle me disait : « Ça va aller mon bébé. » Dieu merci, j’étais bien entourée. Je ne sais pas où j’en serais sans eux. Donc je ne me suis jamais sentie vraiment honteuse non plus.
Je n’ai jamais eu honte de traverser des difficultés parce que ça vous donne aussi des valeurs dans la vie. Tous mes amis ont des problèmes, c’est juste des gens plus intéressants. C’est une question d’amour, de connexion et de partager ces moments difficiles. Bien sûr, en pleine dépression, vous vous sentez seul, mais c’est lié au fait d’être déprimé, un état que bien des gens connaissent.
En général, on parle peu de ce genre de troubles. Dans la vie quotidienne, au travail, on reste discret lorsqu’on est concerné. Pourquoi est-ce si tabou, selon vous ?
Parce que personne n’aime les gens tristes, peut-être. Et puis il y a toujours cette positivité toxique. Beaucoup de gens voient ça comme de la faiblesse, mais pour moi, ça fait partie de la vie. C’est bizarre, il y a tellement de livres sur « comment être heureux ». Tout le monde veut être heureux tout le temps, mais ce n’est pas possible ! Si on pouvait parler de la dépression de manière préventive – genre « je ne me sens pas trop bien », « OK, je comprends » –, il y aurait peut-être moins de souffrance mentale. Ça concerne tout le monde, du haut jusqu’au bas de la société.
D’autres personnalités, comme Stromae avec sa chanson L’Enfer ou Florence Foresti avec sa série Désordres, se sont aussi confiées sur leurs troubles dépressifs. Quels retours avez-vous eus de la part de vos fans ?
C’était hallucinant. Quand j’ai posté mon message sur Facebook, j’ai eu des milliers de réponses. Des milliers ! Entre 30 000 et 60 000 réactions. C’est dingue de voir qu’on est aussi nombreux sur le même bateau. A chercher un équilibre, à chercher le bonheur, à avoir des hauts et des bas, à avoir des doutes, à avoir honte. Je me suis sentie connectée avec mon public. Et je ressens presque une plus grande connexion que lorsqu’une de mes chansons cartonne à la radio ! Pour moi, c’est plus fort de créer une connexion avec les gens en parlant des troubles psychiques.
Vous êtes marraine de l’association flamande, Te Gek ! ?, qui lutte contre le tabou qui entoure la maladie mentale. Que pourrait-on faire de mieux pour aider les malades ?
Je dirais être plus ouvert, plus transparent, mais surtout, baisser le prix d’une séance de psy. Je ne sais pas comment c’est en France, mais en Belgique, ça coûte autour de 70 euros. C’est fou ! Il y a aussi la liste d’attente pour un bon thérapeute. Ça prend des mois pour établir un bon lien. Donc les listes d’attente et le prix, c’est ça qu’il faut changer. C’est comme ça que les gens pourront plus rapidement se faire aider. Si, lorsque j’étais au fond du trou, je n’avais pas pu avoir un rendez-vous chez mon psy dans les deux jours, ça aurait vraiment pu très mal tourner.
Dans ce podcast, on demande à chaque personnalité les conseils qu’elle a reçus pour surmonter les épreuves et ceux qu’elle pourrait donner. Quels sont les vôtres ?
Ne perdez jamais espoir. Pour moi, la dépression, c’est le désespoir. Donc je dirais que l’opposé, c’est l’espoir. Soyez gentil envers vous-même, même si c’est le plus difficile quand on est déprimé. Il y a toujours une petite voix critique. Essayez de voir que c’est juste une voix, qu’elle ne dit pas la vérité et que vous êtes malade. Au bout d’un moment, elle disparaîtra et les choses s’arrangeront. Mais surtout, c’est important, il faut se faire aider et ne jamais perdre espoir.
« Rebond, vivre avec le handicap » met en avant des témoignages de personnalités touchées de près ou de loin par le handicap (physique, psychique, lié à une maladie, un accident, touchant un proche ou soi-même) et ayant des conséquences sur la vie de tous les jours. Après une saison 1 riche d’une douzaine de témoignages, retrouvez la saison 2 à l’occasion de la Semaine européenne pour l’emploi des personnes handicapées (du 14 au 20 novembre 2022).
« Rebond, vivre avec le handicap », un podcast réalisé par Le Monde, en partenariat avec l’Agefiph. Un épisode écrit et animé par Joséfa Lopez. Production : Joséfa Lopez pour Le Monde. Réalisation : Eyeshot. Voix française : Laureline Savoye. Transcript : Caroline Lee. Identité graphique : Kenza Mezouar, Mélina Zerbib. Partenariat : Sonia Jouneau, Victoire Bounine.
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