par Robert Maggiori publié le 16 novembre 2022
Est-ce fréquent qu’une prestigieuse collection – une institution – accueille en son sein, par deux fois, les œuvres complètes d’un même auteur ? C’est le cas de Spinoza, qui fait son entrée dans la bibliothèque de la Pléiade déjà en 1954, dans la version de Roland Caillois, Madeleine Francès et Robert Misrahi, et qui s’y retrouve de nouveau aujourd’hui, dans une édition impeccable (incluant, outre tous les textes évidemment, la Correspondance et le plus rare Précis de grammaire de la langue hébraïque), publiée sous la direction de Bernard Pautrat. Si on ne peut voir là un doublon, c’est qu’il ne s’agit pas du même Spinoza, au sens où, en soixante-dix ans, il a totalement muté sous l’effet de l’«abondance inhabituelle» de lectures et d’exégèses qui ont été faites de son œuvre. Un seul exemple, le Traité politique : il a été longtemps «négligé, voire méprisé par les éditeurs, traducteurs, et même les doctes», alors qu’est évidente sa «fécondité subversive», insupportable à ceux qui n’aiment ni la vérité ni la liberté. D’une certaine manière, c’est un Spinoza plus «radical» qui est apparu, dont la pensée s’avère irréductible à des formules «percutantes et faciles à retenir» : «philosophe de la joie», «conatus», «persévérer dans son être», «passions tristes», etc. Une pensée construite comme l’ingénieur construit une machine complexe, qui exige qu’on ne «saute» aucun rouage, aucune transition, aucun raccord, si on veut comprendre la cohérence des intentions qui s’expriment dès le Traité de l’amendement de l’intellect (commencé très tôt à Amsterdam, toujours remis sur le métier mais resté inachevé et publié tel quel, posthume, en 1677) et qui, œuvre après œuvre, mènent à l’architecture de l’Ethique. Voilà comment, dans ce premier essai, le (jeune) philosophe expose son projet : «Après que l’expérience m’eût enseigné que tout ce qui se présente fréquemment dans la vie ordinaire est vain et futile, voyant que tout ce qui me faisait peur et tout ce pour quoi j’avais peur n’avait en soi rien de bon ni de mauvais, sinon en tant que l’âme en était agitée, je résolus enfin de rechercher s’il n’y avait pas quelque chose qui fût un vrai bien, et qui pût se partager, et qui, une fois rejeté tout le reste, affectât l’âme tout seul ; bien plus, s’il n’y aurait quelque chose qui fût tel que, une fois cela découvert et acquis, je jouisse d’une joie continuelle et suprême pour l’éternité».
«La nature entière»
Quel est ce bien suprême ? Dans l’Introduction, Bernard Pautrat balise de façon minutieuse le chemin escarpé, mais «géométrique», qui va conduire Spinoza à la «béatitude» (rien de mystique), à ce «quelque chose» qui tient à l’investigation de la vérité, au rapport à un Dieu qui est tout, et donc personne, et qui requiert la «connaissance de l’union qu’a l’âme pensante avec la nature entière», une intelligence de la métaphysique de l’esprit et de la physique des corps, des causes, des ravages et des bienfaits des passions. Mais à quoi Spinoza fait-il allusion lorsqu’il avoue qu’il ne pouvait pas faire autrement que d’entreprendre cette aventure, se sentant «exposé au péril suprême» et contraint de chercher un remède «comme un malade souffrant d’une maladie mortelle» ?
C’est en juillet 1644 que Descartes publie en latin, à Amsterdam, les Principes de la philosophie et qu’est traduit en néerlandais le Discours de la méthode. La «nouvelle philosophie» est mal accueillie dans les Provinces-Unies, et bientôt les universités interdisent qu’on y fasse allusion et même qu’on cite ne serait-ce que le nom de Descartes. Bento Spinoza, ou Baruch en hébreu – «le béni», quatrième enfant de Michael de Spinoza et de Hanna Deborah – a, à ce moment-là, 12 ans : il termine son cycle d’enseignement primaire, et vient de faire sa bar mitzvah dans la nouvelle synagogue portugaise de la congrégation Talmud Torah, dont son père sera plus tard le gouverneur. En 1651, Bento n’apparaît plus cependant sur les registres de l’enseignement secondaire. Arrêté au «quatrième niveau», il n’a guère étudié le Talmud, ni la Mishna ni la Gemara, et n’a donc pas suivi la formation qui l’eût conduit au rabbinat. Il semble cependant qu’il ait acquis une maîtrise de l’hébreu, une bonne connaissance de la Bible et des grandes sources rabbiniques – grâce certainement aux leçons reçues, hors école, de rabbi Mortera, talmudiste érudit, et de Menasseh ben Israel, spécialiste de la kabbale et du mysticisme juif. D’après les descriptions laissées par des témoins directs, Bento était un «jeune homme de belle apparence, au type indéniablement méditerranéen», avec longue chevelure et petite moustache noire, un «esprit extrêmement prompt et pénétrant», une personne charmante et paisible – à la santé minée par des difficultés respiratoires. En 1654 (ce qui implique qu’il travaillait bien avant cette date), il figure dans les documents notariés comme «marchand portugais d’Amsterdam». Probablement, il apporte sa pierre à l’entreprise de commerce familiale. A la mort de son père, il crée avec son frère cadet la société «Bento y Gabriel d’Espinoza», gérant l’import-export de sel, d’huile d’olive et de fruits secs de l’Algarve.
«Qu’il soit maudit»
Qu’est-ce qu’un tel homme a bien pu faire pour que d’un coup le ciel tombe sur sa tête ? Dès lors qu’il n’a pas suivi la formation de Talmud Torah, il n’a aucune «autorité» dans la communauté juive, il ne représente personne, il n’a fait aucune intervention publique, n’a rien écrit. Comment est-il possible qu’un tel herem s’abatte sur lui, le 27 juillet 1656 : «A l’aide du jugement des saints et des anges, nous excluons, chassons, maudissons et exécrons Baruch de Spinoza avec le consentement de toute la sainte communauté en présence de nos saints livres et des six cent treize commandements qui y sont enfermés […] Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit pendant son sommeil et pendant qu’il veille […] Veuille l’Eternel allumer contre cet homme toute sa colère et déverser contre lui tous les maux mentionnés dans le livre de la Loi ; que son nom soit effacé dans ce monde et à tout jamais…».
Spinoza reste à Amsterdam, garde contact avec les amis qu’il s’était fait parmi les collégiants, les mennonites, les anabaptistes évangéliques. Il déménage cependant du quartier de Vlooienburg, et est hébergé par son maître de latin Franciscus Van den Enden (dont la fille Clara Maria est sans doute son seul amour), qui enseignait à ses étudiants tant les arts libéraux que le théâtre, la pensée de la Renaissance, la culture gréco-romaine, Platon, Aristote – et sans doute aussi, en cachette, la «nouvelle philosophie»… Spinoza s’intéresse de plus en plus, de façon critique, à Descartes, à sa physique, sa mathématique, sa physiologie, sa métaphysique, mais également à Machiavel, Bacon ou Hobbes, qui n’étaient pas non plus en odeur de sainteté auprès des autorités philosophiques et religieuses. Il suit des cours à l’université de Leyde, où, malgré les condamnations, la philosophie cartésienne a pu conserver une petite place. Etait-ce assez pour s’aliéner la synagogue ? Toujours est-il que pour vivre, Spinoza, contraint de laisser le négoce des produits exotiques à son frère, doit se donner un métier. On ne sait ni quand ni où il a appris l’optique (en dehors de la lecture de la Dioptrique de Descartes) et la «science de la lumière». Mais de fait il les acquiert, se procure outils et matériaux et devient polisseur de verres (de microscopes et télescopes, nouvellement inventés), dans son atelier de Rijnsburg, puis à Voorburg et à La Haye. D’un autre côté, il commence à écrire, le Court traité sur Dieu, l’homme et son bien-être, qui circule dans les cercles des lettrés, et les Principes de la philosophie de René Descartes, des leçons dont se délectent ses amis. «Les questions métaphysiques auxquelles Descartes les avait déjà rompus, voilà qu’elles étaient reprises par leur ami, et dans des termes dont les conséquences “hérétiques” ne leur échappaient sûrement pas : Dieu, le dieu des autorités, n’en sortait pas indemne, ni l’homme, que l’audacieux dépossédait de sa liberté chérie.»
Sous le manteau
Mais Spinoza n’est pas encore lui-même. De fait, dès 1662, il entame son véritable travail, lequel, cependant, «ne verra le jour que quinze ou seize ans plus tard, quand lui-même aura quitté la lumière», et que ses contemporains ne connaîtront guère, puisque, de son vivant (même si de nombreux extraits, copies, fac-similés, manuscrits, ont circulé sous le manteau), il ne publie que les Principes de la philosophie de Descartes (1663), et le Traité théologico-politique (1670). De ce que l’Ethique parachève, du dernier degré de la «béatitude», on ne saura que plus tard. Mais ce que le Traité théologico-politique fait exploser, on le voit tout de suite ! Spinoza, le «juif de Voorburg», est honni, déclaré impie, exécrable, le plus vil des blasphémateurs, l’Antéchrist quasiment. Pouvait-on en effet écrire à cette époque que «le grand secret du régime monarchique et son intérêt majeur est de tromper les hommes et de colorer du nom de religion la crainte qui doit les maîtriser, afin qu’ils combattent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut» ? Que la Bible n’est qu’un livre ? Que la prophétie est connaissance de premier genre, vague et confuse ? Que la foi religieuse se résout dans l’obéissance ? Que la théologie et la philosophie doivent divorcer ? Que chacun est libre de penser ce qu’il veut sans qu’aucune autorité politique ne se mêle d’entraver ce droit ? Aussi l’«ami du genre humain», le «sublime patient de la vérité», (Bernard Pautrat) n’aura-t-il qu’ennemis chez ceux qui méprisent l’un et piétinent l’autre – et qui ne sauront jamais rien du «vrai bien» que contient l’Ethique.
Baruch Spinoza s’éteint le dimanche 21 février 1677. Le Saint-Siège met ses textes publiés, sa correspondance et toutes ses Œuvres posthumes à l’Index des livres interdits en 1679 et 1690.
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