par Johanna Luyssen publié le 18 novembre 2022
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C’est une broche ornant un chignon, emportée à l’heure du départ depuis l’Inde ; une carte postale galante, écrite en italien par un exilé à sa promise restée au pays ; une peinture sur porcelaine reproduisant une œuvre du peintre vietnamien Mai-Thu. Des objets, transmis par les mères à leurs filles, qui rappellent une vie d’avant, une langue, des paysages. Dans ce très beau livre, richement illustré, la romancière et universitaire Laurence Campa a réuni des textes sur la diaspora et le souvenir, et la nostalgie d’un voyage sans retour. Filles d’exilées, les écrivaines Denitza Bantcheva, Laurence Campa, Ananda Devi, Hélène Frappat, Sorour Kasmaï, Leïla Sebbar, Véronique Tadjo, Jeanne Truong, et Laura Ulonati livrent ici des sentiments, nous parlent de l’Algérie, de l’Inde, de l’Italie, de la Bulgarie, de la Corse. Toutes sont «filles et fils de la fuite», écrit Laurence Campa en introduction du livre, avec parfois pour tout bagage «des sensations et des souvenirs». Mais toutes «ont une mémoire familiale que le temps, les métissages et la marche du monde renforcent ou diluent». C’est cette mémoire maternelle que le livre explore.
Manques à combler
«Mon Vietnam est un monde perdu. Ce n’est pas le pays réel et fantasmatique des touristes mondiaux. Ni le pays disparu des vétérans nostalgiques et décatis. Ni le pays d’antan de ma mère et de mes ancêtres. Contrée réelle autant qu’imaginaire, réelle parce qu’imaginaire, c’est un pays d’enfance et de frontières où la vie et la mort jouent aux osselets», écrit Laurence Campa. Il y a, en effet, les souvenirs d’un pays perdu que l’on fantasme forcément. Les manques à combler, les registres à remplir, les exilées d’hier restant parfois des fantômes administratifs. Les strates de l’exil, de Téhéran à Odessa, de Berlin à la Bulgarie. Quelle histoire écrire ? L’écrivaine Ananda Devi, née à Maurice, ne sait pas grand-chose du voyage de son aïeule Mangamma, entre Madras et l’Afrique du Sud, à l’orée du XXe siècle. La jeune Indienne, à peine nubile et tout juste mariée, suit alors son mari en Afrique du Sud afin d’y «travailler» : en vérité, attirés par des promesses de vie meilleure, des Indiens étaient exploités par les Britanniques dans les colonies de l’Empire.
Ce voyage inaugural, Ananda Devi ne peut que l’imaginer. Elle emprunte des mots à l’écrivaine Cécile Wajsbrot, auxquels on ne cesse de penser lorsqu’on songe aux embarcations de réfugiés tentant de traverser la Manche : «Toutes les eaux de nuit possèdent quelque chose du Styx, et portent en elles, visible ou invisible, la barque des morts». La famille finira par s’installer à Maurice, où naîtra Ananda, qui ne possède rien de son aïeule, hormis une broche ornant un chignon. «Et donc, Mangamma, c’est pour toi que j’écris ceci, pour que tu fasses acte de présence, pour que tu sois tandis que tant d’autres disparaissent. Les effacements de la mémoire et de la société, l’annihilation de ceux qui ne seront jamais nommés, l’oubli, tout simplement, parce que seuls ceux qui font le plus de bruit comptent.»
«Réparer toutes nos causes perdues»
Ces textes sont traversés par l’idée de réparation. Dans des mots superbes, Laura Ulonati évoque sa grand-mère, arrivée à Nice dans les années 60, «Nonna la nonne, mère modèle et enfermée ; femme au foyer sacrifiée». On contemple des photos sépia de baignades, des déjeuners de «Ritals» en terrasse, la cafetière Moka qui chante sur la gazinière et on lit ces mots, si justes et si universels : «Pour Nonna, j’avais fait le vœu de réparer toutes nos causes perdues. La langue, la terre, l’identité ; ce triple fardeau que j’avais embaluchonné dans celui de la réussite. De l’intégration. Des entreprises vaines et inutiles, trahies qui, tant de fois, m’ont renvoyée au point de départ. Nulle part. Ebahie devant des poignées de portes fermées, avec ce sentiment terrible de porter en soi une roue désaxée. La lumière d’une divinité brisée. Petite, j’y croyais, quand, rageuse, je jetais le plus gros galet dans le vitrail de la mer.»
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