par Un collectif de responsables d'associations et de personnalités civiles publié le 18 novembre 2022
Partout en France, le secteur de la petite enfance est en crise : pénuries de personnel, dégradation des conditions d’accueil des enfants, parents en tension. Cette crise accentue une situation déjà défaillante : selon la Caisse nationale d’allocations familiales (Cnaf), l’offre de modes de garde formels (crèches et assistantes maternelles agréées) couvre moins de 58,8% des enfants de moins de 3 ans, avec de fortes inéquités selon les territoires et les classes sociales. En Seine-Saint-Denis, ce taux tombe à 32%, et à 11% en Guyane. La France est l’un des pays de l’OCDE où l’écart d’accès aux modes de garde est le plus fort entre les ménages à hauts revenus et les familles modestes.
Qui est pénalisé par cette situation ? Les enfants. Et les femmes, qu’elles soient des mères et /ou des professionnelles de la petite enfance, sous-valorisées et pressurisées. Or, les femmes en ont assez d’être la variable d’ajustement de politiques publiques défaillantes. Pourquoi la question de la petite enfance est-elle à ce point négligée et malmenée, alors qu’elle est au croisement de plusieurs enjeux d’intérêt général (égalité femmes-hommes, éducation et santé des enfants, lutte contre la pauvreté) ? Nous formulons une hypothèse : parce que, comme toutes les questions que la société délègue aux femmes, elle est jugée subalterne. Et ce n’est pas acceptable. Nous l’affirmons, le service public de la petite enfance est un enjeu féministe.
Un engagement théorique
En théorie, et en théorie seulement, le gouvernement a pris la mesure du problème. Emmanuel Macron a promis un «droit opposable au mode de garde». Elisabeth Borne a réaffirmé l’objectif de 200 000 places d’accueil supplémentaires, dans le cadre d’un «service public de la petite enfance» à bâtir. Formidable.
En pratique, ces engagements restent au stade de belles paroles. Au vu des débats parlementaires sur le Projet de loi de financement de la sécurité Sociale (PLFSS), on est même en droit de se demander si le gouvernement ne se moque pas ouvertement de nous. Nous apprenons ainsi, de la bouche du ministre des Solidarités, de l’Autonomie et des Personnes handicapées, Jean-Christophe Combe, que l’objectif de 200 000 places se situe en réalité à l’horizon… 2030. D’ici là, débrouillez-vous ! Et l’on est prié.e.s de croire le gouvernement sur parole, en l’absence de toute planification pluriannuelle. En 2018, le Haut Conseil de l’enfance, de la famille et de l’âge (HCFEA) chiffrait déjà les besoins à 230 000 places à créer sous cinq ans. Sous le précédent quinquennat, le gouvernement ne s’était engagé qu’à ouvrir 30 000 places de crèche et cet objectif n’a été rempli qu’à moitié. En janvier, Emmanuel Macron a reconnu que plus de 160 000 parents (en réalité, majoritairement des mères) sont contraint.e.s de cesser de travailler faute de solution de garde.
Une «première brique» tardive
En l’absence de jalons clairs, que sait-on ? La «première brique du service public de la petite enfance», selon les mots du gouvernement, attendra 2025, selon le PLFSS. Pourquoi si tard ? Il s’agit d’étendre l’aide au mode de garde jusqu’aux 12 ans de l’enfant pour les familles monoparentales : nous soutenons cette mesure, qui nous donne l’occasion de rappeler que 41% des enfants vivant dans des familles monoparentales – des mères isolées dans 80% des cas – sont sous le seuil de pauvreté. Mais cette extension de droits devrait être mise en œuvre immédiatement, au sein d’un plan plus large de lutte contre la pauvreté des familles monoparentales. Cette «première brique» inclut aussi une réforme technique du calcul du complément de mode de garde (CMG). Bien que légitime dans ses objectifs, elle va, selon l’étude d’impact du gouvernement, léser 43% des familles, sans que l’on sache lesquelles et dans quelles proportions. Un mécanisme compensatoire est promis, dont on ne peut qu’espérer qu’il n’aggravera pas l’illisibilité des dispositifs d’aides aux familles, déjà source de non-accès aux droits, comme l’affirme la Cour des comptes.
C’est surtout sur le plan budgétaire que le gouvernement semble tenir un double discours préoccupant. La branche famille de la sécurité sociale étant excédentaire, le gouvernement devrait utiliser ce solde positif pour financer ce pour quoi il est prévu : créer de nouvelles places en crèche, améliorer les conditions de travail des professionnel.le.s de la petite enfance qui ne cessent de se dégrader, revaloriser les congés parentaux. Au contraire, le gouvernement choisit de ponctionner cet excédent de 2 milliards d’euros, au titre d’un transfert de charges avec l’assurance maladie. La branche famille est ainsi réduite à une variable d’ajustement des comptes sociaux.
Pas de perspectives claires engagées
Nous ne serions pas aussi inquiet.e.s de cette manœuvre comptable si, par ailleurs, les autres espaces de dialogue étaient fructueux, ou si des perspectives claires avaient été exposées par le gouvernement. Malheureusement, ce n’est pas le cas. D’abord, les professionnel.le.s de la petite enfance attendent toujours la revalorisation de leurs salaires et des réponses à la dégradation de leurs conditions de travail. Par ailleurs, les pouvoirs publics tardent à signer la nouvelle convention d’objectifs et de gestion (COG) entre l’Etat et la Cnaf ; ces retards reflètent le peu de cas que le gouvernement fait de la question. Enfin, nous gardons en mémoire la réforme du congé parental en 2014, finalement une réforme d’économie budgétaire mais présentée initialement comme une mesure d’égalité parentale ; au global, depuis 2014, les dépenses de la Prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) ont diminué deux fois plus vite que la chute de la natalité, selon la Cour des comptes.
Nous voulons une société qui cesse de pénaliser les mères dans leurs choix de vie, qui valorise les métiers du soin et de l’éducation, et qui garantisse aux tou.te.s-petit.e.s, citoyen.ne.s de demain, le droit de grandir dans de bonnes conditions.
Le gouvernement entame ce quinquennat en envoyant de très mauvais signaux : il doit rassurer sur la sincérité de ses discours, en annonçant un plan pluriannuel, réaliste, solide, concerté, pour établir un service public de la petite enfance digne de ce nom d’ici la fin du quinquennat.
Signataires :
Elsa Foucraut administratrice de l’association Parents & Féministes, Bianca Brienza co-présidente de Parents & Féministes, Marie-Nadine Pragier coprésidente du collectif PAF-Pour une parentalité féministe, Gabrielle Dorey coprésidente du collectif PAF-Pour une parentalité féministe, Sarah Lebaillyfondatrice de la Collective des mères isolées, Marie-Laure Gagey-des-Brosses porte-parole de Make Mothers Matter France, Fabienne El Khoury porte-parole d’Osez le Féminisme !, Antoine Math chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires), Réjane Sénac directrice de recherche CNRS au Cevipof, Anne-Sophie Vozari sociologue à l’Inserm, Aurélia Blancjournaliste à Causette et autrice, Violaine Dutrop fondatrice de l’institut EgaliGone, autrice de Maternité, Paternité, Parité, Julie Hebting fondatrice de Maydée, Fabienne Lacoude fondatrice de Milf Media, Anaïs Le Brun-Berry psychanalyste, membre du collectif Nos Enfants, nous-mêmes, Héloïse Simon autrice, Claire Tran comédienne, Ilana Weizman essayiste.
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