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mardi 15 novembre 2022

Interview Mathilde Ramadier : «Les femmes dans leur majorité éprouvent du désir pour d’autres femmes»

par Cécile Daumas  publié le 18 novembre 2022 

Ni hétéros ni homos, elles s’autorisent à sortir de la binarité sexuelle, analyse l’essayiste dans son dernier livre. Une prise de liberté encore tenue secrète.

Beaucoup de femmes y pensent, un certain nombre passent à l’acte, mais peu en parlent vraiment. Dans les enquêtes sur la sexualité, elles laissent juste sous-entendre quelque chose… Une majorité d’entre elles disent se sentir attirées par d’autres femmes, mais à peine 4 % se déclarent bisexuelles. Ce désir flottant reste un monde secret, peu évoqué, inexploré. Comme s’il n’existait pas. Un tabou ? Dans Vivre fluide (Editions du faubourg), l’autrice Mathilde Ramadier raconte plein d’histoires d’amour, de sexe et de désir féminins pour donner chair et existence à des relations souvent tenues secrètes. Elle-même a couché, dès le lycée, avec son amie Claire. Elle a, depuis, conservé cette liberté qui démultiplie les potentialités et va bien au-delà de la sexualité. «Les bisexuelles ne sont ni hétéros, ni homos, ni 50 /50, analyse-t-elle. Elles s’autorisent seulement à sortir du clivage, du mode de raisonnement binaire.»Une prise de liberté, une façon aussi d’échapper au chemin quasi obligatoire de l’hétérosexualité. «La bisexualité offre la possibilité de ne plus être l’objet sexuel des hommes, mais d’être des sujets à l’écoute de la multiplicité, de la complexité des désirs», note-t-elle. C’est ce qu’elle appelle «l’envol du corps désirant».

Vous affirmez qu’une majorité de femmes éprouvent du désir pour d’autres femmes. Sur quoi vous basez-vous pour l’affirmer ?

J’en ai d’abord eu l’intuition. Depuis très longtemps, depuis l’adolescence, j’ai l’impression que quelque chose de très répandu chez presque toutes mes amies se joue sous mes yeux : un désir qui s’exprime par des doutes, des questionnements, des essais, une pratique. Une étude américaine menée par une université de l’Idaho en 2009 auprès de 600 femmes hétérosexuelles montre que 60 % d’entre elles ont déjà éprouvé du désir pour d’autres femmes, même si elles se considéraient comme hétérosexuelles. Plus récemment, une autre étude, réalisée en 2018 par le psychologue américain Justin Lehmiller auprès de plusieurs milliers de femmes, indique que 70 % d’entre elles avaient déjà éprouvé du désir, un fantasme ou un passage à l’acte avec une autre femme, quelle que soit leur orientation. Pour mon livre, j’ai mis sur pied ma propre enquête. Sur les 42 femmes qui m’ont répondu (1), seule une m’a dit qu’elle n’était pas concernée par le sujet, car elle se sentait vraiment hétéro. Toutes les autres ont eu quelque chose à raconter : une histoire, un trouble, une femme qui a croisé leur chemin et qui leur a fait changer d’avis sur ce qu’elles éprouvaient ou ce qu’elles étaient. On considère la bisexualité comme un hiatus dans l’histoire de la sexualité, comme une zone un peu tiède, un peu grise, indéterminée, transitoire, alors que si on regarde les chiffres de ces études, c’est loin d’être marginal.

Pourquoi ces désirs et ces amours sont-ils si peu visibles ?

Pendant très longtemps, les femmes n’ont pas eu la voix au chapitre concernant l’expression de leur désir. C’est encore le cas aujourd’hui pour la majorité d’entre elles : elles sont plus envisagées comme objet du désir masculin que comme sujet désirant, pouvant expérimenter librement leur sexualité. Peu de traces écrites témoignent de l’histoire de ce désir dont la généalogie est difficile à établir. A partir des années 60 avec l’émergence des mouvements féministes et lesbiens, une autre invisibilisation s’est mise en place. Les femmes bisexuelles qui ne se reconnaissaient pas dans un schéma hétérosexuel, mais ne se considéraient pas non plus comme lesbiennes, ont souffert d’une forme d’effacement : elles ne rentraient dans aucune des deux catégories. Les bisexuelles peuvent également être l’objet d’une sorte de misogynie décuplée, accusées de lâcheté, d’infidélité et d’inconstance. Elles ne seraient ni fiables ni stables psychiquement.

Votre livre donne une autre interprétation de la bisexualité…

L’anthropologue américaine Margaret Mead a écrit en 1975 un article dans lequel elle affirme qu’il est temps de considérer la bisexualité comme une sexualité «normale». C’était il y a presque cinquante ans. Le zoologue Alfred Kinsey, qui a mené la première grande étude sur la sexualité humaine auprès de 13 000 femmes et hommes entre 1948 et 1953, affirme lui aussi qu’il n’y a pas que l’hétérosexualité d’un côté, l’homosexualité de l’autre, mais bien une palette de nuances entre les deux. Sexuellement, nous n’évoluons pas seulement dans un système binaire. Si on a déconstruit la binarité de genre ces dernières années, c’est moins le cas pour la binarité concernant l’orientation sexuelle, polarisée encore autour des normes hétérosexuelle et homosexuelle.

Vous dites qu’il y a plein de façons de vivre sa bisexualité…

Elle peut être simplement psychique, du domaine du désir et du fantasme. De nombreuses femmes hétérosexuelles regardent de la pornographie lesbienne, par exemple. Elle peut être vécue de façon passagère, ce qui ne veut pas dire qu’elle est en soi transitoire : selon les périodes de leur vie, des personnes sont en couple avec une femme puis vivent des histoires avec des hommes. D’autres sont en couple avec un homme et peuvent avoir régulièrement des aventures avec des femmes – ou inversement. Il y a 1 000 façons, dans l’intimité et dans la vie sexuelle, de vivre ce continuum qui est une ouverture par rapport à la binarité sexuelle.

Ces histoires sont souvent racontées par des hommes, avec ce fantasme masculin de deux femmes qui s’aiment. Comment les faire vivre autrement ?

Tout simplement en donnant la parole aux femmes ! Les hommes peuvent très bien écrire des histoires érotiques ou exprimer leurs désirs, mais qu’ils ne parlent pas à leur place ! Leur discours dominant envahit la représentation qu’on a de la bisexualité. Quand on regarde les scènes de baisers et d’amour dans le cinéma hollywoodien, dans l’immense majorité des cas, ce sont des scripts hétérosexuels écrits par des hommes, filmés par des hommes. Cela perpétue ce fantasme d’une femme à la libido toute puissante qui va se donner en spectacle pour leur plaisir à eux. Au début du XXᵉ siècle, sur le marché des photographies érotiques qui s’échangeaient sous le manteau, le motif de l’amour lesbien était le plus demandé par les amateurs et les collectionneurs masculins. C’est ce que la philosophe Monique Wittig appelle le fantasme du«harem lesbien». Ce qui intéresse les hommes dans ces représentations, c’est la multiplicité de partenaires, avoir plusieurs femmes à disposition pour se régaler les yeux, sinon plus.

Et pourtant, il y a dans l’histoire des créatrices, des artistes femmes qui ont écrit sur l’amour pour d’autres femmes. Je pense notamment à Colette…

La poétesse Sappho, de l’île de Lesbos, écrivait des poèmes à l’adresse des femmes qu’elle avait aimées. Elle officiait dans des communautés de jeunes filles qu’on appelait des thiases où elle enseignait l’art d’aimer notamment. Colette a été assez critiquée par les lesbiennes féministes, notamment par la poétesse américaine Adrienne Rich. Au début du moins, Colette écrivait sous l’influence de son mari, comme dans Claudine en ménage (1902) où elle raconte ses escapades amoureuses avec une autre femme. Son mari, qui partageait sa vie, contrôlait cette aventure et ses textes. Par la suite, elle s’est émancipée de cette tutelle. Elle a divorcé et a continué à écrire. On retrouve également des traces dans la correspondance de Frida Kahlo, dans les tableaux de Tamara de Lempicka, dans les poèmes d’Edna St. Vincent Millay. Il est intéressant aussi de regarder les silences qui perdurent et de voir ce qui s’y cache derrière, d’analyser la façon dont certaines créatrices ont voulu occulter ou protéger ce pan de leur vie. Je pense notamment à Françoise Sagan qui a eu une grande histoire avec une femme, Peggy Roche, savamment masquée. Je pense aussi à Marguerite Yourcenar. Il y a une sorte de jeu de pistes à mener pour écouter ce qui ne s’est pas dit de ce désir et de cette histoire.

Pourquoi vous préférez dire fluide plutôt que bisexuelle ?

Parce que l’expression est plus poétique et invitante que bisexuelle qui est clinique et fait très sciences naturelles. Le terme de bisexuelle entérine encore une fois la binarité alors que la fluidité embrasse davantage cette idée de continuum, ces vastes étendues entre homosexualité et hétérosexualité. Une bisexuelle est une sorte de fugueuse qui prend deux fois la tangente. Elle s’extrait du binarisme et de l’hétérosexualité et refuse également de rejoindre un autre ordre, celui du lesbianisme. Elle prend la fuite deux fois et affirme par là sa liberté et son autonomie.

L’envol du corps désirant, dites-vous, c’est vraiment une prise de liberté ?

Oui, mais ce n’est pas une injonction, je ne cherche à convertir personne. Je n’essentialise pas la bisexualité humaine, je dis que ça peut être un levier d’émancipation, quelque chose de très joyeux en pratique. Cette pratique d’empowerment commence par le corps. Elle engage l’individu tout entier dans sa vie intime et sociale. Il s’agit d’arrêter de refouler ses désirs, de leur donner une place, de cesser de se soumettre à la norme hétérosexuelle et d’affirmer quelque chose d’autre qu’on a le droit d’être. De vivre pleinement sa libido telle qu’on la sent poindre en soi, sans se référer à une catégorie étroite de la sexualité.

(1) Cette étude ne se prétend pas scientifique. L’autrice a contacté 42 femmes et personnes non binaires de son entourage, hétérosexuelles ou refusant toute étiquette, âgées de 15 à 58 ans, habitant différentes régions de France ou des villes européennes.


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