par Stéphanie Harounyan, correspondante à Marseille et photo Patrick Gherdoussi
publié le 12 novembre 2022
par Stéphanie Harounyan, correspondante à Marseille et photo Patrick Gherdoussi
Les couverts sont dressés, les tables et les chaises soigneusement agencées dans la salle à manger vitrée du restaurant, avec vue sur de hauts murs en pierres coiffés de barbelés. Les cuisines peuvent chauffer tranquille : le carnet de réservations affiche complet pour la semaine. Derrière le bar, Yannis, chemise blanche et tablier noir impeccable, attend désormais les commandes. Avec un peu de stress : «J’appréhende un peu de faire des erreurs, confie dans un sourire le novice de 22 ans. Le contact avec l’extérieur, on n’en a plus depuis longtemps, ça met la pression…» Cela fait cinq mois que Yannis est en détention aux Baumettes, la prison de Marseille. Mardi, il prendra son premier vrai service pour l’ouverture des Beaux Mets, un restaurant installé entre les murs de la prison. Un concept inédit en France : dans ce bistrot ouvert au grand public, des détenus officient en cuisine comme en salle, encadrés par des professionnels dans le cadre d’un chantier d’insertion.
«Le contact avec de vrais clients est motivant»
L’expérimentation marseillaise s’inspire d’initiatives déjà menées à Londres et à Milan. C’est d’ailleurs à l’occasion d’une visite en Italie de l’administration pénitentiaire qu’est née l’idée : «J’allais voir le théâtre abrité par la prison et en sortant, on m’a proposé d’aller dîner dans son restaurant», raconte Christine Charbonnier, secrétaire générale de la Direction interrégionale des services pénitentiaires, qui fait le lien avec un autre projet entrepris par la prison de Marseille, alors en pleine rénovation. Depuis 2018, un outil expérimental s’est en effet installé dans les anciens bâtiments de la prison pour femmes : la Structure d’accompagnement vers la sortie (SAS), qui a pour vocation de proposer un accompagnement renforcé aux détenus condamnés à des peines courtes (moins de deux ans) ou sur le point de sortir, pour faciliter leur réinsertion et «éviter les sorties sèches, propices à la récidive». Pourquoi ne pas y installer un restaurant d’application, qui en matière de réinsertion coche beaucoup de cases ? Du côté des détenus, c’est l’occasion de «remobiliser des personnes éloignées de l’emploi» qui pourront y expérimenter «un métier en tension à l’extérieur, avec 200 000 postes qui étaient à pourvoir en 2021», rappelle Armand Hurault, directeur de l’association Festin. La structure marseillaise, qui propose depuis trente-cinq ans des initiatives avec la cuisine comme vecteur d’insertion sociale, a été mandatée pour encadrer le chantier d’insertion.
Pour autant, la plupart des treize détenus retenus pour le projet n’ont jamais travaillé dans la restauration et n’envisagent pas forcément de rejoindre le secteur à leur sortie de prison. L’idée n’est pas de leur délivrer une formation diplômante, «mais de leur remettre un pied dans le travail par la pratique, leur amener des compétences de savoir-être, des savoir-faire qu’ils vont pouvoir aussi mobiliser dans d’autres métiers», précise Carole Guillerm, responsable du chantier pour Festin. «Au-delà des compétences, ce travail, c’est aussi éprouver l’intérêt du collectif, se redonner confiance, intégrer des règles, abonde Christine Charbonnier. Et le contact avec de vrais clients est motivant.»
Pour la responsable pénitentiaire, l’ouverture au public doit aussi permettre de réconcilier «le dedans et le dehors» : «C’est aussi l’occasion pour le personnel de pouvoir expliquer nos missions et notre réalité, pour que l’on sorte des clichés», poursuit-elle, et de ce regard sur la détention, «souvent assez caricatural, prison 4 étoiles pour les uns et honte de la République pour les autres».
La réalité carcérale, les futurs clients y seront confrontés dès leur prise de réservation, qui se fait exclusivement par internet sur un site dédié. On doit s’y prendre au moins quatre jours à l’avance pour déjeuner aux Beaux Mets, le temps que l’administration procède aux vérifications d’usage, notamment sur le casier judiciaire des convives. Il faudra ensuite se présenter sur place trente minutes avant le service, et passer par la guérite en bois postée après le grand portail rouge de la SAS, où un agent de la pénitentiaire est chargé de l’accueil : après vérification d’identité, certains effets personnels – notamment le téléphone portable – devront être déposés dans un casier avant de pouvoir accéder à la salle du restaurant.
«Bonjour, bienvenue aux Beaux Mets !» Passé la porte du restaurant, le changement d’ambiance, Marc Balthazar s’en charge. Ce maître d’hôtel chevronné recruté par Festin a formé les trois détenus préposés au service et au bar. «J’arrive à un certain âge, 53 ans, et j’avais envie de redonner ce qu’on m’a donné : l’amour du métier, mais aussi apporter quelque chose à la société, explique-t-il. En arrivant, je ne m’attendais à rien, même s’il y a toujours une petite appréhension, et c’est une bonne surprise. Ils sont demandeurs, ouverts, ont l’esprit d’équipe. Pour moi, ce sont des serveurs.»
C’est lui qui leur a appris à concocter les quatre mocktails (l’alcool étant logiquement interdit dans le restaurant) proposés à la carte, à base de fruits de saison et de jus maison. Avant de commencer sa formation il y a un mois, Yannis n’avait jamais touché à une centrifugeuse à fruits. Désormais, il maîtrise entre autres la recette de l’Aurore – sirop de citron vert maison, graines de gardiane écrasées et anis étoilé, jus de pamplemousse frais et pomme pétillante, avec noix de muscade on the top – et s’essaie à tous les trucs du métier. «Au début, c’est un peu dur, reconnaît-il. Il y a beaucoup de réflexes à prendre : toujours servir le client sur la droite, mettre bien la main au milieu du plateau, dire “bonne dégustation” quand on dépose le plat. Mais c’est intéressant, on apprend aussi la discipline, la responsabilité, on doit avoir un langage soutenu, qui correspond à un restaurant de qualité. Je n’aurais jamais pensé avant travailler dans un endroit comme celui-là.»
«Certains feraient de très bons commis»
Se positionner dans le haut de gamme, «c’est un moteur très fort pour générer de la fierté et ne pas abandonner», relève Armand Hurault de Festin. Banquettes de velours orange, grand comptoir en bois clair, esprit cosy : les Beaux Mets revendique l’esprit «bistronome» du décor à la carte, élaborée avec la collaboration de Michel Portos par la cheffe Sandrine Sollier. Au programme, un triple choix d’entrées, plats et desserts qui évolueront au rythme des saisons avec une dominante pour les saveurs méditerranéennes. Compter 35 euros pour le trio entrée-plat-dessert. La carte réserve aussi une option végétarienne – pour l’ouverture, c’est un «monochrome végétal» qui est proposé en entrée, avec potimarron crémeux, patate douce rôtie, abricots poêlés, pickles, herbes folles avec une vinaigrette au fruit de la passion. Par la suite, des grands noms de la gastronomie pourraient aussi s’inviter à la carte, peaufinant ainsi la formation des détenus. La cheffe Sandrine Sollier a entre autres travaillé avec le chef Gérald Passedat dans son trois-étoiles marseillais, le Petit Nice, avant de rejoindre le projet. «Ce qui m’a plu, c’est de transmettre ma passion avec bienveillance, explique-t-elle depuis sa cuisine. Ici, les détenus sont déjà punis et brimés, pas la peine d’en rajouter.» La détention s’invite tout de même dans quelques détails, comme les deux armoires à couteaux, fermées à clé. Matin et soir, les couverts sont recomptés.
Ce midi, sa brigade a «super bien réussi» l’exercice en conditions réelles, à l’occasion de la visite des journalistes, salue la cheffe. Depuis un mois, avec sa seconde de cuisine Thaïs Clamens, elle leur a déjà transmis les règles de taillage, notamment pour le maquereau inscrit à la carte pour l’ouverture. Il a fallu aussi s’intéresser aux cuissons, à la pâtisserie, au dressage élégant des assiettes… «Les techniques de base, ils les ont, maintenant on travaille la vitesse, précise la cheffe. Ce sont de très bons éléments, certains feraient de très bons commis à l’extérieur.» Issam, un ancien militaire de 30 ans, y pense pour la suite. «La cheffe me donne envie, confie-t-il. La cuisine m’a toujours intéressé et ici, j’apprends l’esprit d’équipe. Pourquoi pas continuer ? En tout cas, c’est important de donner du travail en prison. Sinon, c’est la double peine.»
«Nous sommes dans un lieu symbolique»
Comme les douze autres détenus du chantier, il a signé un CDI et est rémunéré à 45 % du smic, le tarif en vigueur en prison. Répartis en deux brigades, ils alternent un mi-temps au restaurant, l’autre étant consacré à un accompagnement pour préparer la sortie. Le parcours est calibré pour quatre mois minimum, chaque place libérée par une sortie étant remplacé par un nouveau détenu. L’association espère ainsi former entre 30 et 40 personnes chaque année. Après quoi, un suivi de six mois sera proposé aux volontaires et des stages chez des restaurateurs partenaires pourront encore compléter la formation.
Les Beaux Mets, qui bénéficie pour le chantier d’insertion d’une subvention de la Direction du travail et de l’emploi, doit aussi trouver son public pour atteindre l’équilibre financier. Les réservations, prises d’assaut depuis leur ouverture, sont encourageantes, relève le directeur de Festin : «Nous sommes dans un lieu symbolique, situé à l’entrée des Calanques, on veut inscrire cette adresse sur la carte food de Marseille.» En faire une bonne adresse, même si pour l’heure, l’effet curiosité explique probablement l’engouement enregistré dès la mise en ligne des réservations. Carole Guillerm, la responsable du chantier d’insertion, mise sur le contenu des assiettes (réussi) pour les convaincre sur la durée. «C’est tout l’enjeu : que les gens aient envie de revenir.»
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