par Rozenn le Carboulec publié le 13 novembre 2022
Au centre médico-psychologique (CMP) Crimée, dans le XIXe arrondissement de Paris, trois personnes occupent la salle d’attente en cette matinée d’octobre. En l’absence de suffisamment d’infirmières, les deux secrétaires conseillent de repasser le lendemain, afin d’obtenir un premier rendez-vous dans trois semaines. Il faudra ensuite attendre de nouveau un mois pour voir un psychiatre. Un délai qui peut sembler interminable pour une personne en détresse psychologique, mais encore relativement court comparé à ceux d’autres CMP.
Yann Langer, psychologue dans un CMP au Mans et représentant CGT EPSM (Etablissement public de santé mentale) de la Sarthe, rapporte six mois d’attente pour un rendez-vous en psychiatrie adulte et jusqu’à un an en pédopsychiatrie. «Nous avons de plus en plus de demandes pour de moins en moins de personnel. Aujourd’hui, on est au bout de trente ans de politiques de restrictions et de réduction des coûts», dénonce-t-il. «Dans notre secteur, on n’a plus aucun psychiatre praticien hospitalier. Ce ne sont plus que des psychiatres en activité libérale ou des retraités, qui reviennent en CDD ou en intérim.»
Dans le CMP pour enfants dans lequel elle exerce dans les Hauts-de-Seine, Laura (1) a assisté à trois départs de médecins non remplacés en six mois. Depuis, le service fonctionne avec des bouts de ficelle. «Par manque de médecins, on ne prend plus de nouveaux patients. Il n’y a pas non plus de secrétaires donc on se répartit la ligne entre les collègues», décrit cette jeune neuropsychologue, chargée de faire des bilans pour les mineurs. Bilans qu’elle n’a pu recommencer que début octobre depuis son retour de vacances, fin août. «On reçoit les enfants après indication d’un médecin, donc s’il n’y en a pas je ne peux pas prendre de consultation», se désole-t-elle.
Plusieurs autres professionnels de la santé mentale s’alarment particulièrement des conditions de prise en charge des mineurs, face à une pénurie de pédopsychiatres. Et ce alors même que les passages aux urgences des moins de 17 ans pour geste suicidairesont plus nombreux en 2022 que les trois années précédentes, selon le dernier point mensuel de Santé publique France.
«Les troubles anxieux se majorent si on attend un an»
Face à ce manque chronique de moyens, nombreux sont les professionnels qui écourtent les séances, ou espacent davantage celles des patients dès lors qu’ils vont un peu mieux. «On réussit, en multipliant les créneaux et en réduisant les durées de consultation, à recevoir les gens dans un délai de trois-quatre mois. Mais ce n’est pas du tout adapté aux problématiques de santé mentale, où l’on est souvent dans l’urgence», reconnaît Samia Lahya, psychiatre qui intervient dans deux CMP du sud de la France.
«Il y a un ras-le-bol, l’impression de ne pas faire notre travail correctement et d’être coincé, ajoute Yann Langer. On a quelqu’un en face de nous qu’on ne peut plus aider parce que tout est saturé, et on prie pour qu’il ne se passe rien de grave.» Elena (1), qui intervient comme psychologue dans un centre hospitalier du Vaucluse, est également alarmiste : «Là ils ont le temps de se suicider quatre fois si c’est pour un trouble dépressif ! Et les troubles anxieux se majorent si on attend un an.»
Face à l’augmentation des problématiques de souffrance psychique suite à la crise du Covid-19, le gouvernement a lancé en avril 2022 «Mon Psy», qui permet de bénéficier de huit séances par an chez un psychologue. En octobre 2022, 1 960 volontaires avaient intégré le dispositif, sur les près de 30 500 psychologues libéraux ou mixtes – en grande majorité des femmes – exerçant en France. Côté patients, 30 000 en auraient bénéficié, selon la Direction générale de la santé. Prises en charge à 60 % par l’Assurance maladie et à 40 % par la mutuelle (si le patient en a une), ces consultations nécessitent toutefois une prescription médicale et ne concernent que les personnes en «souffrance psychique d’intensité légère à modérée». Des conditions qui laissent les professionnels concernés perplexes. «Les gens qu’on reçoit ont de multiples traumatismes et vont très mal. Les autres ne consultent pas», commente Elena.
Alors que les psychologues sont normalement accessibles sans prescription, «imposer de passer obligatoirement par un médecin généraliste, c’est opposé à la déontologie de la profession. Et c’est rajouter une étape dans la prise en charge du patient, d’autant plus compliquée dans les déserts médicaux», ajoute Camille Mohoric-Faedi. En 2021, cette dernière a cofondé «Manifeste Psy», un mouvement d’appel au boycott du dispositif «Mon psy», dont elle dénonce par ailleurs la précarité. En cause : un remboursement de séance fixé à 30 euros, bien inférieur aux tarifs pratiqués généralement dans la profession. «En Sarthe, on est autour de 45 euros pour une consultation moyenne», met en avant Yann Langer.
«C’est un cache-misère qui fait croire aux gens qu’on s’occupe d’eux alors qu’on est en train de les délaisser», alerte Patrick Raoult, secrétaire général du Syndicat national des psychologues (SNP). Comme Camille Mohoric-Faedi, il pointe un dispositif «poudre aux yeux» : «Les soins accessibles à tous et remboursés par la Sécurité sociale existent déjà. Ce n’est pas aux psychologues libéraux de venir absorber et pallier l’absence de moyens des services publics.» Ce sont d’ailleurs ces derniers qui auraient dû bénéficier des 50 millions d’euros alloués à «Mon psy» pour réduire les listes d’attente, enchaîne Camille Mohoric-Faedi.
Une «libéralisation» de la santé mentale
En septembre 2021, Emmanuel Macron annonçait la création de 800 postes dans les CMP à partir de 2022. «Je n’en ai pas vu la couleur là où je travaille. Et 800 postes dans toute la France, c’est dérisoire, déplore Samir Lahya. On est en train de calfeutrer les fuites sur un navire qui prend l’eau.»
Quasiment tous les professionnels contactés pointent la «libéralisation» du secteur de la santé mentale. Une logique d’externalisation qui fonctionne si bien qu’Elena y songe pour elle-même. Restée deux ans en CDD avec des contrats de trois à six mois avant d’être titularisée, elle prévoit de s’installer en libéral à mi-temps en septembre 2023. La Direction générale de la santé annonce pour sa part une reconduite de «Mon Psy», qu’elle juge «pérenne». Ce sera sans Elena, qui n’a aucune intention de l’intégrer.
(1) Le prénom a été modifié.
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