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samedi 19 novembre 2022

Dominique Méda : « Il pourrait être nécessaire de recruter jusqu’à 100 000 infirmiers pour un montant de 5 milliards d’euros »

Dominique Méda  Sociologue  Publié le 19 novembre 2022

La sociologue rappelle, dans sa chronique, que les maux de l’hôpital sont désormais bien connus des chercheurs et des politiques. Les remèdes aussi.

Pour la première fois depuis 1996, c’est-à-dire depuis que le Parlement examine les projets de loi de financement de la Sécurité sociale, le projet de loi pour 2023 a été adopté en première lecture à l’Assemblée nationale à travers l’article 49.3 de la Constitution. La discussion sur le texte n’a donc eu lieu qu’au Sénat, durant une très courte semaine, alors que les enjeux sont majeurs – les sommes en jeu, 600 milliards d’euros, sont supérieures au budget de l’Etat – et les décisions à prendre, stratégiques.

Si le 49.3 est à nouveau utilisé au retour du texte à l’Assemblée, lundi 21 novembre, la représentation nationale n’aura, une fois de plus, pas pu débattre au fond des mesures qui s’imposent pour faire face à la grave situation dans laquelle se trouve notre système de santé, et plus particulièrement l’hôpital public, ses professionnels et ses patients.

Nous disposons pourtant aujourd’hui de nombreux travaux qui permettent un diagnostic clair et partagé de la situation. Des travaux de recherches – encore trop peu nombreux tant l’accès des chercheurs aux établissements reste difficile – ont mis en évidence la forte dégradation des conditions de travail des soignants, visible dans les publications de la direction de la recherche du ministère du travail dès 2014 et confirmée par les exploitations les plus récentes de celle du ministère de la solidarité.

Si certains de ces travaux ont mis en évidence le rôle de l’importation à l’hôpital des méthodes en vigueur dans le privé (le « New Public Management ») dans le malaise du personnel soignant, d’autres ont souligné le poids des horaires atypiques et notamment l’absence de prévisibilité, accrue par la pénurie d’effectifs, dans le « manque d’attractivité » de l’hôpital public, un terme pudique qui masque une véritable crise.

« A bout de souffle »

Un remarquable rapport du Sénat a non seulement confirmé mais accumulé les témoignages et les preuves de la situation très inquiétante d’un hôpital public « à bout de souffle ». Rédigé au nom de la commission d’enquête sur la situation de l’hôpital et le système de santé en France, réunie à la fin de l’année 2021 à la demande du sénateur Bruno Retailleau et de ses collègues Les Républicains, on peut considérer ce rapport comme consensuel puisque la rapporteuse appartenait au groupe LR et le président au groupe socialiste, écologiste et républicain. Le rapport souligne notamment le caractère trop tardif et insuffisant du Ségur de la santé, le sous-investissement chronique et dysfonctionnel dû à un taux d’augmentation de l’Objectif national des dépenses d’assurance-maladie trop faible, non débattu et non fondé sur les besoins de santé des populations, la nécessité de revoir la gouvernance de l’hôpital, de réviser les indemnités pour le travail de nuit (ridiculement basses), d’augmenter les salaires et d’améliorer considérablement la qualité de vie au travail…

L’une des recommandations du rapport, qui n’ont pourtant jamais constitué un enjeu de la campagne présidentielle, concerne le nombre maximum de patients par soignant. L’une des causes majeures des difficultés de recrutement et de la fuite du personnel soignant, en particulier infirmier, est en effet, plus encore que la faiblesse des salaires, l’augmentation de la charge de travail due au manque d’effectifs. Celui-ci rend trop souvent les plannings caducs, les personnels devant combler les postes non pourvus dans les services ouverts. Celles et ceux qui ne sont pas de garde sont très souvent rappelés, d’où l’impossibilité d’organiser leur vie personnelle et familiale. Une enquête récente de l’Agence d’emploi des métiers de la santé auprès d’infirmiers ou infirmières travaillant en intérim confirme que ce sont d’abord ces questions qui leur ont fait quitter l’hôpital et qu’ils/elles pourraient envisager de revenir si les plannings étaient adaptés et le nombre de patients par soignant réduit. Il s’agit donc bien là d’une question essentielle, au centre d’un véritable cercle vicieux, comme l’avait souligné le rapport du Sénat.

Solutions envisageables

Car augmenter le nombre de patients par soignant est un moyen de faire des économies. C’est une des raisons pour lesquelles la charge est devenue insupportable pour beaucoup de professionnels qui considèrent qu’ils ne peuvent plus faire correctement leur travail et font même courir des risques à leurs patients. Une étude parue dans The Lancet, confirmant d’autres travaux de recherche, a souligné ces craintes et montré, a contrario, qu’améliorer le ratio soignant/patient entraînait une diminution de la mortalité, des réadmissions et de la durée de séjour.

C’est la raison pour laquelle les professionnels souhaitent que des ratios définissant un nombre maximum de patients par soignant soient officiellement définis pour toutes les spécialités, alors qu’ils n’existent pour l’instant que dans certaines unités comme la dialyse, la réanimation ou les soins intensifs. Cette revendication vient d’être relayée par le président de la commission d’enquête sur l’hôpital, qui a déposé le 8 novembre une proposition de loi au Sénat. Selon les ratios retenus, il pourrait être nécessaire de recruter jusqu’à 100 000 infirmiers pour un montant pouvant atteindre 5 milliards d’euros.

A ceux qui pensent que nous n’en avons pas les moyens, rappelons, d’une part, qu’un tel programme pourrait être étalé sur plusieurs années, et, d’autre part, que, si notre endettement ne pouvait pas être augmenté, d’autres solutions seraient envisageables, parmi lesquelles l’augmentation des impôts sur les entreprises qui font des profits exceptionnels et/ou sur les ménages les plus aisés, ou encore la mise sous condition des 157 milliards d’aides accordés aux entreprises qu’un rapport du Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clerse, université de Lille/CNRS) vient de révéler.

Dominique Méda est professeure de sociologie et directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (université Paris Dauphine-PSL).

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