par Franck Bouaziz publié le 13 novembre 2022
Rendez-vous est pris pour mardi. Ce jour-là, le groupe Orpea a inscrit à son agenda deux réunions déterminantes pour son avenir. D’abord la présentation de son plan stratégique, qu’il conviendrait plutôt de qualifier de plan de sauvetage. Depuis le mois de janvier et la sortie du livre les Fossoyeurs, écrit par le journaliste Victor Castanet, le numéro 2 français des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), 4,3 milliards de chiffre d’affaires et 71 676 salariés, croule sous les accusations. Il est mis en cause pour maltraitance des résidents en raison du manque de personnel et des économies réalisées sur l’alimentation ou les fournitures indispensables au quotidien de ses résidents. Une centaine de plaintes pénale de familles ont déjà été recensées. Après une double enquête administrative, l’Etat réclame à Orpea 55 millions de remboursements de subventions indues. Enfin, la justice enquête également sur les détournements de fonds qui auraient été commis par plusieurs ex-dirigeants de cette entreprise (lire encadré ci-dessous). Un nouveau directeur général venu de Saint-Gobain, Laurent Guillot, a donc été recruté. Il a pour mission première de rassurer les familles, mais aussi les actionnaires, avec de nouvelles règles de fonctionnement.
Quels que soient ses efforts, il doit néanmoins composer avec une situation financière on ne peut plus dégradée. La révélation du scandale a fait plonger l’action de 90 % depuis le mois de janvier et elle n’est pas remontée depuis. Ce qui rend d’autant plus fébriles tous les créanciers à qui le groupe de maisons de retraite doit pas moins de 9,5 milliards d’euros. Ce mardi, Orpea réunit également la centaine de prêteurs auprès desquels l’entreprise a une ardoise. Les discussions se dérouleront sous l’égide du tribunal de commerce de Nanterre, sollicité afin de trouver une solution.
Perte de valeur immobilière
Lorsqu’il a pris ses fonctions, le nouveau boss d’Orpea a, comme il se doit en pareille situation, lancé toute une série d’audits afin de prendre la mesure de la situation et surtout détecter toutes les embrouilles financières. Il n’a pas été déçu : «Il y a eu une fuite en avant. La croissance de cette entreprise et notamment à l’international a été financée par de la dette», indique-t-il à Libération. Le système était aussi pervers que bien rodé. Orpea s’est développé au pas de charge hors des frontières. Les achats de terrains et la construction d’établissements étaient financés uniquement par des prêts. Une politique d’expansion destinée notamment à séduire la Bourse. Les marchés financiers ont apprécié et le cours de l’action a continué à grimper. Le tout au plus grand bonheur des dirigeants de l’époque, dont les revenus étaient en partie déterminés par la progression du titre Orpea.
Aujourd’hui cette course à l’échalote s’est muée en compte à rebours infernal. La valeur de l’entreprise a été divisée par dix. Mais pas sa dette, qui n’en est que plus démesurée. Résultat, les prêteurs commencent à penser qu’ils ne reverront pas les milliards avancés. Enfin, une partie des terrains et des maisons de retraite édifiées ont été achetés et payés au prix fort. Aujourd’hui, ils valent beaucoup moins. Résultat, il faut les revoir à la baisse dans les comptes et l’addition est sévère. Le patrimoine d’Orpea vaut ainsi deux milliards de moins que ce qui était annoncé jusqu’à présent.
C’est pourquoi, histoire de calmer créanciers et actionnaires, Laurent Guillot a sollicité le tribunal de commerce de Nanterre (Hauts-de-Seine) pour une procédure de conciliation. Il a également recruté comme administratrice judiciaire Hélène Bourbouloux, une habituée des dossiers compliqués. Elle est mandatée pour trouver une solution à l’amiable et éviter le dépôt de bilan. L’équation est finalement assez simple : amoché par les révélations du livre les Fossoyeurs et l’opération vérité menée sur ses comptes, Orpea n’est pas en mesure de rembourser ses 9,5 milliards de dettes. Si les prêteurs veulent récupérer leurs avances, il va donc falloir qu’ils acceptent d’en effacer une partie. Les financiers ont une technique pour faire passer la pilule dans ce type de situation : convertir la dette en capital. En clair, une banque a prêté 100. Si elle veut récupérer au moins 50 auprès d’une entreprise en difficulté, elle transforme alors ce qui lui est dû en actions de la société, en espérant que le cours remontera et que les millions prêtés pourront ainsi être remboursés par la vente d’actions. Mais cette technique de conversion de la dette en capital a un inconvénient majeur : ceux qui sont déjà actionnaires d’Orpea se voient «dilués». En d’autres termes, ils pèseront encore moins lourd et leurs titres auront encore moins de valeur, compte tenu de la création de nouvelles actions pour transformer la dette en capital. La pilule sera donc particulièrement amère pour les petits porteurs et pour les actionnaires les plus anciens. Parmi eux, la famille Peugeot, détentrice de 5 % du capital d’Orpea.
Bras de fer sur le capital
En attendant que cette solution soit entérinée lors de la réunion de mardi, des investisseurs ont déjà choisi de miser sur les difficultés du groupe de maisons de retraite. Même dans la tourmente, il constitue en effet une cible de choix puisqu’il conserve deux atouts de taille : un important patrimoine immobilier – ses maisons de retraite – et une clientèle captive. Un Ehpad n’est pas un hôtel : les personnes âgées dépendantes qui y résident ne peuvent claquer la porte du jour au lendemain, d’autant plus que le manque de places disponibles est chronique dans ce type d’établissements. Après les révélations du livre les Fossoyeurs, le taux d’occupation n’a quasiment pas bougé. D’où l’appétit de deux nouveaux actionnaires qui ont, en quelques semaines, acquis plus de 5 % du capital d’Orpea. Le premier est un professionnel de la profession. Philippe Péculier, créateur du réseau d’Ehpad Les Opalines, revendu à la fin de l’année dernière. L’opération lui a rapporté, selon le classement des fortunes françaises du magazine Challenges, 800 millions à partager avec son associé Didier Mennechet. Le second, David Azoute, est spécialisé dans les investissements immobiliers. L’un et l’autre agissent en parfaite concertation et poursuivent le même objectif : peser sur les choix futurs et la stratégie d’Orpea. Ils ont d’ores et déjà réclamé deux sièges au conseil d’administration et menacent de racheter jusqu’à 30 % du capital s’ils ne sont pas entendus. Au cours actuel et ratatiné de l’action, 8,6 euros, l’opération leur reviendrait à moins de 200 millions.
La bagarre à venir va se focaliser sur le plan de sauvetage d’Orpea. Les deux nouveaux actionnaires ne veulent pas entendre parler du projet de transformation de la dette en capital, qui diluerait leur investissement et leur position. Ils demandent la vente rapide d’une partie du groupe et notamment des établissements situés hors de France, de manière à rembourser le plus rapidement possible les créanciers. La direction mise en place juste après le scandale ne l’entend pas du tout de cette oreille. «Le marché immobilier est difficile en ce moment pour procéder à des ventes»,estime Laurent Guillot. Selon son analyse, la situation précaire d’Orpea inciterait les acquéreurs éventuels à exiger de gros rabais, sachant que l’entreprise a rapidement besoin d’argent frais afin de faire face à ses dettes. L’opération risquerait donc de ressembler à une grande braderie. Pour l’heure, chacune des deux parties campe sur ses positions et s’interpelle par voie de lettre ouverte. Philippe Péculier et David Azoute s’inquiètent de «conflits d’intérêts et de choix délibérés de trahir les actionnaires». La direction d’Orpea réplique en disant refuser «tout démantèlement du groupe» et se réserve la possibilité de poursuites face à ce qu’elle qualifie «d’allégations mensongères». La saison 1 de la série Orpea avait pointé les inacceptables manquements sanitaires. La saison 2 sera axée sur ce sérieux imbroglio financier.
Pour Orpea, des procédures judiciaires en escadrille
Orpea est devenu en quelques semaines un «gros client» du tribunal judiciaire de Nanterre (Hauts-de-Seine). Près d’une centaine de plaintes ont été déposées par des familles de résidents pour homicide involontaire ou maltraitance. L’enquête a été confiée aux gendarmes de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp). Des auditions ont commencé au début de l’été et elles se poursuivent actuellement. Parallèlement, des signalements à la justice ont été faits par le ministère de l’Economie sur de possibles détournements de fonds publics versés par l’Etat à Orpea. A ce titre, l’Etat réclame d’ailleurs le remboursement de 55,8 millions d’euros. L’entreprise a accepté de n’en rembourser que 25,7 et conteste le reste. Enfin, l’actuelle direction d’Orpea a décidé de porter plainte contre X et fourni plusieurs mètres cubes de documents au parquet de Nanterre. Ils concernent la gestion de l’équipe précédente. Une trentaine de cadres ont d’ailleurs été licenciés après les révélations sur le fonctionnement du groupe de maisons de retraite. Un certain nombre d’entre eux, déjà salariés, arrondissaient, semble-t-il, leurs fins de mois en faisant facturer à Orpea des prestations via une société qu’ils contrôlaient. La décoration des maisons de retraite ou encore les achats informatiques seraient ainsi visés. Cette partie de l’enquête a été confiée aux gendarmes de la section de recherche de Versailles, qui exploitent également les documents saisis au cours d’une perquisition au siège social d’Orpea.
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