par Thibaut Sardier publié le 26 août 2022
Anti-manuel de développement personnel (5/5) Se sentir mieux dans sa vie… Jamais terminée, cette injonction peut être un peu angoissante. Pour explorer les chemins vers le «feel good» sans tomber dans la solution miracle, Libération convie tout l’été autrice, philosophes ou jardiniers à partager leurs expériences… garanties sans injonction à être une personne heureuse et zen à tout prix. Episode précédent, avec Arnaud Maurières.
On devrait tous rire au moins une fois par jour. Il paraîtrait même que ce serait, en matière de bien-être, l’équivalent d’un steak… ou d’un anti-dépresseur. La variété des versions est sans doute le signe que tout cela n’est peut-être pas si sûr. Mais qu’importe : dans une société où le divertissement est omniprésent et où les humoristes se comptent à la pelle, l’injonction à rire – pour se sentir mieux – est omniprésente. Il y a même des stages ou des formations en «rigologie» pour apprendre à se stimuler les zygomatiques (à défaut d’autre chose).
Peut-on apprendre à rire ? Et le rire a-t-il vraiment le pouvoir de soigner ? Auteur notamment d’un amusant (et intéressant) Rire. Tractatus philo-comicus (Flammarion, 2016), Yves Cusset en doute. A la fois philosophe et homme de scène (il vient de proposer comme comédien et metteur en scène deux spectacles dans le off d’Avignon, le Tout Petit Prince minuscule et L’amour est enfant de putain), il voit ce moment d’éclat comme un instant non maîtrisable, s’il est vraiment sincère. Que ce soit clair : il aime rire (de tout et de rien), et il trouve même que ça fait du bien. Mais, références philosophiques et humoristiques à l’appui, il explique qu’il ne sert à rien de se forcer à rire pour essayer d’aller mieux. Et que c’est pas plus mal comme ça.
Rire, c’est bon pour la santé ?
De toute évidence, la liste des bienfaits physiologiques du rire est longue et bien connue : il lisse le visage, favorise le transit, fluidifie la circulation artérielle, est bon pour le moral. Se marrer est bon en soi, et le rire a de nombreuses utilités dans la société comme celle (entre autres) de nous permettre d’exercer notre méchanceté de manière inoffensive. Au Moyen Age, le moment rieur et joyeux du carnaval inversait symboliquement les hiérarchies sociales et autorisait l’irrévérence, pour la rendre plus acceptable le reste du temps.
Pour autant, je doute qu’exercer son rire comme on le voit dans les stages de «rigolothérapie» ou de «rigologie», voire se forcer à rire, permette de se soigner de quoi que ce soit. En effet, le rire est un plaisir à la fois immédiat et fugace, comparable de ce point de vue à la masturbation : la décharge de plaisir se paye souvent d’un sentiment de désœuvrement, de tristesse ou d’inutilité. Je soupçonne ce processus d’ «excitation-décharge» de renforcer l’apathie générale dans laquelle nous nous trouvons, et ce, d’autant plus que l’injonction à rire est aujourd’hui omniprésente, que ce soit avec les films de comédie «familiale» ou les sketchs en tous genres, à la radio, à la télé et sur les réseaux sociaux.
En disant cela, je ne cherche pas à dire que je suis contre le rire, d’autant que je me produis moi-même dans des spectacles humoristiques ! Je ne critique pas le rire en lui-même, mais plutôt l’idée de plus en plus généralisée qu’il faudrait valoriser son utilité, quand on dit qu’un film, un spectacle ou même un acteur est «un traitement contre la dépression». Rire n’est pas un remède pour personnes dépressives, mais simplement l’expression gracieuse de la joie. Ce que j’apprécie chez les gens qui rient peu, c’est que le rire n’est pas pour eux une ressource névrotique.
La philosophie, discipline éminemment sérieuse, peut-elle vraiment nous aider à penser le rire ?
Il y a peu de philosophes drôles. Ce n’est pas qu’ils ne pourraient l’être, mais ils sont prisonniers d’un rôle social peu compatible avec le débordement de l’éclat du rire. Il y a de l’ironie, de l’humour, mais inhibé, pas autorisé. Cela me pose d’ailleurs quelques difficultés : dans le monde de la philosophie, on ne me prend pas toujours au sérieux parce que je fais des spectacles ; et dans celui de l’humour, on me soupçonne de faire de l’humour intello et un peu élitiste… ce que je m’efforce justement de ne pas faire !
Mais le principal problème qui se pose à celui qui cherche à penser le rire à partir de la philosophie, c’est qu’il n’y a pas tant de travaux que cela sur la question. Il y a bien sûr un incontournable, Bergson, avec le Rire. Essai sur la signification du comique. Le problème, c’est que l’auteur s’intéresse surtout aux phénomènes de production du comique dans le contexte social de son époque, si bien que sa pertinence face aux enjeux actuels est discutable.
Par ailleurs, il nous parle «du» rire en général, une chose impersonnelle qui s’appréhende uniquement par la pensée. Il ne parle pas de l’action de rire, et de ce qui se passe lorsqu’un être humain s’y laisse aller. C’est pourtant quelque chose d’important à étudier : physiologiquement, on peut dire que le rire est un moment de joie débordante qui fait suite à un choc, un accident qui crée de la surprise. Ce choc, on ne le maîtrise pas, et c’est pourquoi il est impossible de s’entraîner à rire par des exercices. Mais il est intéressant de s’interroger sur ce qui le fait advenir.
Est-ce là que l’on peut retrouver un cheminement philosophique ?
Mes questionnements sur le rire sont partis d’interrogations philosophiques. Quand j’étais jeune, on m’a appris que «philosopher, c’est apprendre à mourir», et donc, que la philosophie nous permettait notamment d’approfondir la question de notre rapport à la finitude. A mes yeux, c’est quelque chose que l’on retrouve dans l’éclat de rire : celui qui est capable de rire sait que chaque instant est à la fois précieux (puisque la vie peut prendre fin à tout instant, et qu’on n’en maîtrise pas vraiment le déroulement), mais aussi révélateur du vide de notre existence, comme pourrait le dire Blaise Pascal. Rire peut ainsi être considéré comme une grâce : une disponibilité pour la joie, marquée de la conscience d’un certain vide de l’existence et de cette capacité à s’interroger sur des questions comme «Pourquoi y a-t-il ?» et «Pourquoi sommes-nous ?».
Avez-vous trouvé des philosophes rieurs ?
J’en ai croisé un, en remontant très loin : il s’agit de Démocrite, qui avait la réputation de rire de façon compulsive en regardant l’agitation de ses contemporains dans le port de sa cité grecque d’Abdère. Il les voyait tous très occupés par leurs activités respectives, si bien qu’ils oubliaient qu’ils couraient à leur perte, puisque c’est la mort qui les attendait de toute façon. Un peu plus de deux millénaires plus tard, Raymond Devos a repris ce thème dans un sketch, en disant notamment : «Je viens de traverser une ville où tout le monde courait, je ne peux pas vous dire laquelle, je l’ai traversée en courant. Mais quand j’ai vu que tout le monde courait, je me suis mis à courir comme tout le monde, sans raison !»
Il y a entre Démocrite et Devos une forte ressemblance, qui relie humour et philosophie. Mais il y a également une différence fondamentale. Alors que le premier est en surplomb, se tenant à l’écart des humains empressés, le second court avec ses contemporains. Cela rend les choses d’autant plus drôles pour le spectateur, mais surtout, cela nous rappelle qu’il n’y a pas de position privilégiée face à cette confrontation au vide de l’existence. Le rire devient donc ici à la fois une prise de conscience de cette vanité de la vie, mais aussi la capacité de s’étonner de ce décalage entre notre tendance à remplir nos existences et notre capacité à ouvrir une parenthèse dans ce mouvement ininterrompu.
Pour approfondir cette question, vous réinventez la célèbre allégorie de la caverne de Platon. Pourquoi ?
Dans la version initiale, des êtres humains sont enchaînés dans une caverne. Ils tournent le dos à l’entrée, et n’aperçoivent que les ombres de marionnettes projetées sur une paroi, celles-ci étant maniées depuis l’extérieur par des gens cachés derrière un mur. Platon utilise ce récit pour montrer combien nous sommes prisonniers d’illusions que nous prenons pour la réalité. Ainsi, pour les humains, la recherche de la vérité consiste à arracher les chaînes et à sortir de la caverne pour ne plus voir les ombres, mais la lumière.
Dans mon allégorie, les humains parviennent également à sortir de la caverne… mais c’est pour aussitôt arriver dans une autre ! Et ainsi de suite : s’ils trouvent à nouveau une sortie, ils tombent encore dans une grotte. Bien sûr, cela amène à se demander si le terme de «caverne» a un sens, puisqu’il n’y a plus de dehors. Mais surtout, cela montre que la recherche de vérité est permanente, et n’atteint jamais son but. C’est forcément désespérant. Dès lors, on peut soit s’en attrister, soit réussir à s’amuser de cet état de fait !
Le seul rire qui vaille serait donc un rire lucide, de fait un peu triste ?
On peut rire de plein de manières différentes, et je ne suis pas partisan de dire qu’il y aurait un bon et un mauvais rire. Personnellement, j’aime aussi beaucoup l’humour bête ! Mais face à cette question du vide de l’existence, j’aurais tendance à faire référence au rire du clown qui me semble inspirant : au théâtre, le clown est celui qui habite le vide, au point de rester silencieux très longtemps. Il s’étonne de la moindre chose qui se présente à lui, y compris lorsqu’il n’y a rien ! Il est capable de mobiliser un immense réservoir d’étonnement pour faire rire.
Plutôt qu’apprendre à rire, il faudrait donc apprendre à lâcher prise ?
Méfiez-vous, car si certains vous vendent des formations pour le rire, d’autres vous font participer à des séminaires de lâcher prise ! En ce qui me concerne, les gens qui m’invitent à me détendre me tendent énormément. Je dirais que l’on peut travailler la capacité à se rendre disponible pour la grâce du rire. Je ne parle pas ici de méditation, mais d’une construction sur la durée. Que ce soit par la philosophie chinoise, ou encore par le travail psychanalytique, approfondir la construction de soi, explorer l’intime, me semble être une bonne façon de tenter d’arranger son rapport au monde, et à la vie. Tout le monde n’y arrive pas, mais lorsque ça se produit, un éclat de rire peut être une preuve que des questionnements ont trouvé une réponse. Bref, rire est plutôt la marque d’un résultat qu’une chose à travailler bille en tête.
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