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jeudi 25 août 2022

Témoignages Femmes, cadres et alcooliques : «Pour tenir, on trinque»

par Estelle Aubin  publié le 24 août 2022 

Selon Santé publique France, les femmes diplômées sont plus susceptibles d’avoir une consommation abusive d’alcool. Six d’entre elles, abstinentes aujourd’hui, racontent à «Libération» cette maladie et comment elles ont réussi à s’en sortir.

A 20h30, au fond d’une rue de petits pavillons silencieux à Versailles, illuminée par quelques lampadaires. Dans une salle municipale carrelée, des canapés d’enfant sont posés à côté d’un tableau noir et de pots à crayons. Quatre tables en plastique sont collées les unes aux autres. Autour, huit femmes et cinq hommes, âgés de 30 à 70 ans, de tous les milieux sociaux, se sourient. Les femmes proposent un café, les hommes distribuent des fraises Tagada. Ils se voient ici seulement, au gré de leurs besoins. Tous reliés par le même mal : l’alcool. Ce soir de la mi-mars, aux Alcooliques anonymes, chacun prend la parole à tour de rôle. Raconte sa chute, ses dernières joies, son job. L’une est mère au foyer, l’autre ancien «grand ingénieur». Les autres sont journalistes, cadres, chômeurs ou retraités. «L’alcool est partout, constate Hélène, la trentaine. Dans tous les métiers.» Elle plonge sa main dans les bonbons.

Delphine, 46 ans, chargée de recrutement à Paris, abstinente depuis un an, participe à sa première réunion. «Nos chefs nous demandent de faire toujours plus de chiffres, plus d’heures… commence-t-elle. On a trop de pression sur les épaules. Faut bien se détendre, fuir la réalité d’une manière ou d’une autre.» Si l’alcoolisme, officiellement reconnu comme maladie par l’OMS depuis 1978, est souvent associé aux hommes, le phénomène touche de plus en plus les femmes. D’après un rapport de Santé publique France de novembre 2021, près d’un quart des 18-75 ans boit davantage d’alcool que les quantités préconisées par Santé publique France (1). Précisément, 33,5% des hommes dépassent les seuils, tandis que 14,9% des femmes sont concernées. D’après plusieurs études scientifiques, alors que les hommes étaient auparavant deux fois plus susceptibles que les femmes de boire de l’alcool, la parité est désormais atteinte : les hommes nés entre 1991 et 2000 sont seulement 1,1 fois plus susceptibles que les femmes de consommer de l’alcool. Parmi celles qui boivent davantage que les quantités préconisées, on retrouve plus de femmes diplômées (43%), que de femmes n’ayant aucun diplôme, un diplôme inférieur au bac (33,4%) ou uniquement le bac (23,6%). La proportion s’inverse pour l’autre sexe : la majorité des hommes qui dépassent les seuils n’ont guère de diplôme (47,7%), quand 18,8% ont un bac et 33,4% ont un niveau supérieur au bac.

Un constat chiffré corroboré par la psychiatre et addictologue Fatma Bouvet de la Maisonneuve, qui a créé en 2008 la première consultation d’alcoologie exclusivement destinée aux femmes à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris : «Les femmes sont plus sujettes à l’anxiété sociale, ont peur de mal faire leur job ou de parler en public, se sentent illégitimes. En buvant, elles se désinhibent, deviennent “cool” et assurées – ce qui est une illusion bien sûr. Sans oublier qu’elles sont en permanence sous pression, ayant trois ou quatre vies en une, pro le jour, mère le soir.»

«Faire entendre sa voix» dans «ce monde d’hommes»

Libération a interrogé six femmes cadres, qui racontent les tailleurs le jour, l’ivresse le soir, l’angoisse des cocktails, les ruses, la honte. L’obsession de l’alcool. «Il faut briser le tabou, assure Monique (2), l’animatrice de la rencontre des AA versaillaise. Qu’on ne le garde pas pour soi, qu’on le désacralise.» «Que d’autres se reconnaissent en nous», appuie Laurence Cottet, 59 ans, fine silhouette aux bras scarifiés. Elle est l’une des premières femmes dirigeantes à avoir pris la parole publiquement et révélé comment son alcoolisme s’était immiscé dans sa vie professionnelle.

C’était il y a huit ans, sur TF1, après quinze ans de lutte contre la maladie. Ses premiers verres remontent à l’adolescence. Elle commence à boire régulièrement à ses débuts dans l’entreprise de BTP Vinci, grimpe néanmoins les échelons, devient directrice des risques, une cinquantaine d’employés sous sa responsabilité. Mais elle a bien du mal à «faire entendre» sa voix «dans ce monde d’hommes». «Pour trouver ma place, je me suis mise à boire comme les collègues, explique-t-elle. Dans le BTP, on boit, c’est comme ça. Sinon, on est exclu. Et il y a toujours une occasion de trinquer. Je suis tombée dans le piège.» Séminaires, voyages professionnels, repas d’affaires. Vin et champagne coulent sans honte. L’addictologue Fatma Bouvet de la Maisonneuve explique : «Désormais, les femmes se socialisent comme les hommes pour s’intégrer. Mais leur usage n’est pas perçu de la même manière dans la société. Un homme qui boit est viril, drôle, bon vivant, mais une femme qui enchaîne les verres, c’est une “pochtronne”.»

Quelques années plus tard, le mari de Laurence Cottet meurt d’un cancer. Elle perd pied. «Je ne pensais plus qu’à l’alcool. Je buvais toute la journée, je quittais les pots d’entreprise vers 21 heures, après six ou sept coupes, pour continuer à boire seule chez moi», murmure-t-elle. Chaque jour, elle glisse aussi une flasque de vodka incolore dans son sac à main Kenzo. En tout, elle absorbe entre deux et trois bouteilles et demie d’alcool par jour, soit environ deux litres. «Mon alcoolisme est allé crescendo avec ma carrière», résume-t-elle. Elle «renaît» le 24 janvier 2009, lors de la cérémonie de vœux de son groupe. Ce jour-là, la femme d’affaires s’écroule, ivre morte, devant un parterre de 650 personnes. «C’était une déflagration. J’ai tout perdu, mon travail et ma dignité. Le lendemain, j’ai été licenciée, et j’ai arrêté de boire, résume-t-elle. Ça m’a sauvée.» Abstinente depuis treize ans, Laurence Cottet a depuis écrit deux livres, lancé l’opération «Janvier sobre», officie comme patiente-experte – ces anciens malades qui transmettent leurs connaissances médicales – au CHU de Grenoble et sillonne la France pour raconter son histoire.

Afterwork, déjeuner d’affaires, alcool partout

Point commun des témoignages que nous avons recueillis : les premiers verres ont commencé dans la sphère professionnelle, ou juste au sortir du bureau. «Mon travail a alimenté mon alcoolisme, lâche Lisa, 42 ans, qui était chargée d’organiser les séances photos dans l’une des plus grandes entreprises de vente en ligne de prêt à porter. Comment voulez-vous qu’on se rende compte qu’on boit trop si tout le monde autour en consomme autant ?» Elle y fait ses premiers pas en 2006, quand ils ne sont encore que 60 salariés. Mais en deux ans à peine, sa société pousse les murs, recrute 2 000 autres employés et se calque sur le modèle Google. Dans les couloirs, des tableaux se dressent aux côtés de sofas et de frigos Smeg remplis de sodas gratuits.

«C’était l’effervescence. Tout était fait pour que les employés, que des petits jeunes, soient totalement dédiés à l’entreprise. Tout était prétexte pour faire des grands banquets», rembobine-t-elle. On lui demande de faire plus de chiffre. Elle quitte rarement le bureau avant 21 heures. Qu’importe, la boîte lui paie le taxi si ses «heures supp» s’éternisent. «Pour tenir, on trinque entre collègues», dit-elle. «A la fin des déjeuners, on était souvent dans un sale état, raconte celle qui se souvient des après-midi «à comater sur un canapé, la tête dans le cirage». Pire encore : les soirées d’entreprise. Lisa affirme avoir vu sa manager danser nue sur un piano devant 500 personnes à 4 heures du mat. Elle raconte qu’à plusieurs reprises, son chef a préféré faire un point dans un bar, autour d’un verre. Quand elle commandait un Coca, il lui demande franco : «T’as peur de te livrer ? Que je te fasse parler si tu bois ?» Selon elle, l’alcool était utilisé comme «un outil de management».

«Voler au-dessus de moi»

Monique, la chef de file des AA de Versailles, ancienne directrice de clientèle dans une entreprise de services en informatique, a connu les verres festifs du midi, entre collègues. Un jour, l’alcool s’est immiscé dans sa vie, le soir, après ses journées dans les tours de verre de La Défense. Elle avait 30 ans et venait de donner naissance à une petite fille. «Je voulais tout réussir, être la meilleure dans tout ce que je faisais, avoir un bon salaire, une belle famille. J’avais été élevée dans ce modèle-là. La perfection ou rien.» Elle intègre – et coordonne vite – l’association de la crèche participative de sa fille. «Mais c’était la course. Ça débordait de partout.»

Avec son mari, ils remplacent la sortie cinéma par un verre de whisky en tête à tête, entre les murs de leur salon. Elle décide de travailler quatre jours sur cinq «pour passer plus de temps avec sa fille». Ses jours de congé, elle reste dans sa maison calme de la banlieue parisienne. «Un après-midi, je me suis dit “oh et puis zut, je vais boire un peu. Pour m’évader”.» Elle prend une gorgée de Martini au goulot. Un verre devient rapidement deux verres, puis la bouteille entière.

Cinq ans plus tard, Monique quitte son poste. Elle veut se consacrer à sa fille et à l’association de la crèche. «L’effondrement», dit-elle. Elle tombe à nouveau enceinte. S’ennuie, boit, cache les bouteilles dans un placard. A deux reprises, elle se casse des côtes en tombant. Pour s’en sortir, elle consulte d’abord son médecin traitant, essaie un groupe de parole, un psy, une cure, puis une autre, dans un hôpital psychiatrique. En vain. Le déclic ne vient que quelques mois plus tard, quand elle participe à sa première réunion des Alcooliques anonymes. «En l’espace d’à peine deux mois, je n’ai plus eu envie de boire du tout», résume celle qui est abstinente depuis une vingtaine d’années.

«Dans l’open space, j’avais des limites»

Sylvie Coulombez, 58 ans, ancienne directrice marketing au sein de la société de cosmétiques Clarins, a aussi connu ce même «déséquilibre entre son travail et sa famille». «Au début, je buvais un verre pour avoir un sas de décompression entre ma vie pro et perso. Je travaillais trop, donc j’ai pris un congé sabbatique, pour m’occuper de mon garçon», raconte-t-elle. Certains matins, à court de bouteilles, elle sort en pyjama pour être à l’ouverture du supermarché à 8h30 pétantes. Jusqu’à la perte de la garde de son fils, «le fameux déclic», comme elle dit. Après un séjour de six mois à l’hôpital, «l’ultime sevrage», la voilà abstinente depuis neuf ans.

L’interruption de l’activité professionnelle a aussi fait office de révélateur pour Delphine aussi, accélérant la prise de conscience. Chargée de recrutement, la quinquagénaire a d’abord essayé de limiter sa consommation en semaine, pour «continuer à être performante», et par crainte de se «faire prendre». Sans le travail, elle aurait «sombré plus vite». Delphine préfère le bureau à sa maison, le travail aux vacances. «Dans l’open space, j’avais des limites», explique-t-elle. Tout le contraire du Club Med qu’elle choisit souvent pour ses vacances, ambiance «alcool à gogo». Après le premier confinement, «sans travail» et désœuvrée, elle «touche le fond» dans sa maison de campagne. Elle comprend qu’elle va mourir si elle «ne s’arrête pas de suite». Elle rappelle son parrain des Alcooliques anonymes, rencontré il y a quelques années, au moment où elle avait déjà tenté d’arrêter une première fois l’alcool, sans succès. «Là, miracle, depuis le 7 juin 2021, j’ai décidé de ne plus boire.»

«Briser le tabou de l’alcool au féminin»

Pour Carole Gazon, 53 ans, tout a basculé le jour où elle a été prise en flagrant délit en train d’absorber une bouteille de vodka dans les toilettes de sa boîte, une société pharmaceutique. Celle qui avait commencé à boire pour «se donner du punch» dans le cadre de ses fonctions de cheffe d’équipe perd son emploi et la garde de ses filles. Les dettes s’accumulent. On l’expulse de son logement. Elle se retrouve à la rue pendant deux ans, sombre dans la folie «pure et dure» et est internée en hôpital psychiatrique pendant huit mois. Là, elle rencontre son futur mari et laisse définitivement l’alcool de côté. Depuis, Carole Gazon s’est reconvertie en tant que psychothérapeute et a publié un premier roman en 2021, Voyage vers l’au-delà. Alcool et malédiction.

Elle a aussi créé le groupe Facebook «Alcool au féminin», 1 700 membres à ce jour, pour faire de la prévention, de l’écoute et «briser le tabou de l’alcool au féminin». Mais elle espère surtout que la prise en charge sera «globale et institutionnelle». Pour Fatma Bouvet de la Maisonneuve, «la solution est politique». Elle précise que selon l’Inserm, 20% des salariés disent avoir besoin de «se doper» avant d’aller au travail, tous produits confondus. «Il est urgent de modifier le code du travail, repenser l’article qui prévoit une tolérance pour certaines boissons alcoolisées – vin, cidre, bière et poiré – au sein des entreprises.» Jusqu’à interdire l’alcool dans l’open space ?

(1) La valeur repère chez l’adulte, quel que soit le sexe, a été établie à dix verres d’alcool standard par semaine, maximum, sans dépasser deux verres standards par jour.

(2) Le prénom a été modifié.


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