par Katia Dansoko Touré publié le 23 août 2022
Dans le documentaire «Instagram, la foire aux vanités», les auteurs Olivier Lemaire et Nicolas Combalbert reviennent sur l’histoire du réseau social au contenu parfois problématique et mettent en exergue ses divers impacts sur nos sociétés occidentales.
Comment le monde s’est-il retrouvé sur Insta ? C’est, notamment, à cette question que répondent le réalisateur Olivier Lemaire et son coauteur Nicolas Combalbert dans le documentaire Instagram : la foire aux vanités, diffusé dès ce mardi sur la plateforme numérique d’Arte et le 30 août sur le petit écran. Vanités tous azimuts donc sur l’appli aux 2 milliards de connexions mensuelles dans le monde : d’une représentation biaisée des corps au tourisme de masse, de la «pornographie alimentaire» à la chirurgie esthétique à prix cassés, des influenceurs jonglant entre luxe et fast fashion aux célébrités en quête de buzz… Revers de ces vanités affichées : plusieurs études, mais aussi les récentes révélations de la lanceuse d’alerte Frances Haugen (Facebook Files), démontrent à quel point l’usage constant du réseau social peut provoquer, notamment chez les adolescents, des troubles du comportement, et plus généralement affecter la santé mentale. Dans le documentaire de Lemaire et Combalbert, on rencontre ainsi un ado français qui, pour faire face à son addiction, a été interné en hôpital psychiatrique.
Créée en octobre 2010 par deux diplômés de Stanford, Kevin Systrom et Mike Krieger, rachetée deux ans plus tard par Meta(anciennement Facebook), Instagram est devenu, en dix ans, un fourre-tout où se mêlent des contenus tantôt captivants tantôt insignifiants. Quand ils ne sont pas terrifiants. Les deux auteurs du documentaire s’attachent à dérouler faits et témoignages, sans les commenter, afin d’éviter toute tentation moralisatrice. Un parti pris, plutôt louable, mais qui, soudainement, s’évapore à la fin du film. Là, Instagram – qui n’aurait pas vu le jour sans Apple et son iPhone 4, le premier d’une série de smartphones à être dotés d’une caméra frontale – devient un outil d’engagement politique.
Cette ambivalence de l’outil et de ses usages aurait mérité d’être mieux articulée dans le documentaire, mais on peut saluer la mine d’informations qu’est ce film, qui se base sur de pertinents intervenants tels que la journaliste américaine Sarah Frier (1) ou le sociologue français Dominique Boullier, spécialiste des usages du numérique.
Votre film démontre que Kevin Systrom et Mike Krieger, les deux fondateurs de l’appli ne cherchaient pas forcément à faire de l’argent à sa création. Comment est-ce possible quand on a étudié à Stanford, que l’on a vu fleurir Facebook et vu largement s’étendre la Silicon Valley ?
Olivier Lemaire : A la fin de ses études à Stanford, en 2009, Kevin Systrom est contacté par Mark Zuckerberg qui lui propose de rejoindre Facebook. Mais Systrom refuse parce qu’il trouve plus intéressant d’aller passer un an à Florence, en Italie, pour étudier l’histoire de l’art et la photographie. C’est un hipster, grand consommateur de cafés lattes, collectionneur de vélos et passionné de whiskies japonais. C’est un esthète qui a véritablement envie d’explorer les techniques de développement argentique.
Quand il revient aux Etats-Unis, il a l’idée de cette application qui, pour lui, est censée permettre aux néophytes de la photographie de pouvoir faire des photos qui ont du style et du caractère. Et cela passe, d’abord, par la marque de fabrique que sont les filtres. On est aussi, au début des années 2010, en pleine période du mouvement hipster qui trouve sa source à San Francisco, ville qui est quand même le creuset de la vie artistique underground des cinquante dernières années de la culture américaine, et au sein duquel on trouve énormément de gens intéressés par le street-art. Pour la communauté hipster à laquelle ils appartiennent, Kevin Systrom, en tant que directeur artistique, et Mike Krieger, en tant que directeur technique, veulent créer une sorte de mouvement «artistico-numérique». A ce moment-là, ils ne font pas ça pour lancer la énième start-up qui va rapporter des milliards en quelques mois. Instagram est, alors, une sorte de gadget créatif un peu jubilatoire, bien plus intéressant que ce que c’est devenu aujourd’hui. Il faut dire que Mark Zuckerberg a complètement avalé la culture hipster de San Francisco pour imposer le caractère ultrabusiness de la Silicon Valley.
Nicolas Combalbert : Le duo voulait créer «un Twitter de la photo». Ils étaient plus proches de cette philosophie : permettre à chacun d’avoir un compte ouvert pour partager ses créations. Ils ne voulaient pas créer un réseau social fermé basé sur les demandes d’amis comme Facebook. Ceci dit, il ne faut pas oublier qu’ils avaient quand même, dans un coin de leur tête, l’envie d’attirer les annonceurs.
Quand ils sont rachetés un milliard de dollars par Facebook, en 2012, ils n’engrangent, à ce moment-là, aucuns revenus publicitaires. Mais ils savent très bien qu’il leur faudra, à un moment donné, mettre en place un business model basé sur la publicité. Ils voulaient pour cela atteindre une certaine masse d’utilisateurs. Et puis Facebook est arrivé dans l’équation. Et l’intérêt de Zuckerberg était, avant tout, de faire de l’argent. C’est là que la publicité commence à jouer un rôle grandissant dans le développement d’Instagram et que ses deux fondateurs finissent par ne plus être en accord avec la stratégie de Facebook. On peut parler d’un choc frontal de cultures d’entreprise. La question du rendement publicitaire est à l’origine du clash entre Zuckerberg et les deux fondateurs d’Instagram. Facebook a aussi laissé place, toujours en termes d’annonceurs, à des contenus plus trashs et moins premiums. Alors que Kevin Systrom aurait voulu se contenter d’une publicité par jour, revue et corrigée par ses soins, pour ne pas trop perdre le côté «authentique» de son appli.
Le film évoque aussi le contenu misogyne mis en avant sur Instagram…
O. L. : C’est dingue et terrifiant. Imaginez des ingénieurs, tous justes sortis de l’université, qui ont un rapport aux femmes basé sur la culture geek et d’autres domaines comme l’heroic fantasy. Les corps des femmes y sont pulpeux, les poitrines généreuses… C’est ce type de contenu qui l’emporte sur Instagram car il s’agit de la représentation de l’idéal féminin de ces jeunes hommes. Une photo de paysage sera beaucoup moins vue qu’un cliché mettant en avant un fessier féminin par exemple. Il en va presque de même pour le corps masculin. Celui-ci doit être absolument musclé. C’est pour toutes ces raisons que normaliser la présence des femmes dans le monde de la tech est impératif. Dans le film, certains intervenants, qui ont été au cœur de la Silicon Valley, le disent : tous ces ingénieurs sont des adolescents un peu débiles qui carburent à la blague graveleuse. On se rend ainsi compte qu’Instagram est une plateforme exclusivement faite par des hommes…
N. C. : Concernant la machine Instagram, on peut parler de cultures de la misogynie et même de «porno soft». Si l’hypersexualisation et le déséquilibre entre les genres ont toujours existé dans la publicité, Instagram est venu revivifier et exacerber toutes ces dérives. De surcroît, la publicité est de moins en moins contrôlée sur cette appli. Au départ, Instagram c’était une équipe d’un peu plus de dix personnes qui sélectionnait, manuellement, des comptes sympas, décalés ou créatifs. Aujourd’hui, vous avez tout un bataillon d’ingénieurs tech qui passent par des algorithmes traduisant leur façon de voir le monde.
Pourquoi, après avoir démontré les dérives, les aspects futiles et mercantiles d’Instagram, vous opérez, à la toute fin, une sorte de virage soudain en mettant en avant le militantisme qu’il abrite, des causes noires aux luttes LGBT ?
O. L. : L’idée n’était pas de faire un film manichéen, soit à charge sur Instagram. Nous n’avons pas eu besoin de commenter les discours troublants de certains des intervenants. Non seulement c’est au téléspectateur de se faire sa propre idée, mais encore, il ne faut pas oublier qu’on trouve aussi, sur Instagram, des choses intéressantes sur le plan de la création et de l’engagement politique. Nous ne disons pas qu’il s’agit d’une application mortifère qui participe à la destruction du monde. Instagram a aussi permis une pluralité dans la représentation des corps et nous avons pu assister à la naissance de comptes activistes. Alors oui, Instagram est une sorte de monstre tentaculaire impactant mais c’est aussi un support militant pour bon nombre de communautés.
N. C. : Instagram reste un moyen de prise de contact avec le monde et une caisse de résonance, d’un mouvement comme Black Lives Matter aux témoignages de la guerre en Ukraine… D’un côté, ce réseau a été pris d’assaut par les adolescents mais d’un autre, il est devenu plus adulte et a gagné en maturité. Car il ne faut pas oublier que les premiers utilisateurs ont eux-mêmes grandi. Les évolutions de nos sociétés jouent également. Les mouvements militants ont su s’emparer d’Instagram, et mettre à mal, à travers bien des aspects, la vacuité qui prévaut sur ce réseau social.
(1) Autrice d’Instagram sans filtre : Les secrets de la start-up qui a révolutionné nos modes de vie (Dunod, Octobre 2020).
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