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dimanche 21 août 2022

Prévention du suicide : «On est vite étonné de la force que peut avoir l’écoute»

par Julien Lecot   publié le 20 août 2022 

Chaque année, Suicide écoute répond à plus de 20 000 appels de personnes en grande souffrance. Les appelants sont en réalité plus nombreux, mais faute de bénévoles en nombre suffisant, l’association ne peut répondre à toutes les sollicitations. 

13 h 30, le téléphone sonne. Dominique décroche : «Suicide écoute, bonjour.» Du combiné laissé en haut-parleur, elle n’obtient pour réponse qu’un long silence. Puis une voix de femme, lente, fatiguée, se fait péniblement entendre : «J’ai envie de parler, madame. Mais des fois, ça ne veut pas sortir.» Accoudée à un bureau d’un petit local parisien en cette matinée d’août, le regard dans le vide, Dominique écoute patiemment. Elle laisse la personne se confier, en tripotant un stylo avec ses doigts. Petit à petit, l’appelante lui raconte ses problèmes de santé, sa peur, ses difficultés de sommeil. Elle confie être affaiblie, «très angoissée», et conclut la moindre de ses phrases par «madame». Son discours est confus, difficile à suivre.

Dominique prend quelques notes, tente de la rassurer, finit parfois, après des blancs interminables, par poser une ou deux questions. L’appel se termine. Au bout du fil, la jeune retraitée aux yeux bleus perçants explique avoir reconnu «une habituée», qui «appelle très souvent et se répète un peu» : «Elle se trouve toujours un nouveau facteur de stress. Appeler ici, même si on ne lui donne pas vraiment de conseils, ça lui fait du bien, ça la rassure un peu.»

A peine a-t-elle raccroché que le téléphone sonne à nouveau. Une dame lui raconte que son fils veut mettre fin à ses jours. S’ensuit une autre qui raconte en avoir «un petit peu marre, de la vie, de tout». Puis un homme, «alcoolique» qui ne va «pas bien du tout» et appelle «histoire de parler un peu» «Vous savez, il y a le bon Dieu qui me tient, mais je ne sais pas encore pour combien de temps.»Dominique écoute surtout, rassure un peu.

«Parfois l’échange qu’ils ont avec nous est leur seule interaction sociale de la semaine»

Depuis un peu plus d’un an, la sexagénaire donne de son temps pour écouter les malheurs des autres, à raison de quatre heures par semaine. Comme elle, ils sont une soixantaine, tous bénévoles, à répondre aux appels que reçoit chaque année Suicide écoute. A toute heure du jour et de la nuit, nombreux sont ceux qui composent le numéro de l’association (01 45 39 40 00) pour trouver une oreille attentive. On y retrouve surtout des suicidaires, qui envisagent de mettre fin à leurs jours ; plus rarement des «suicidants», qui sont en train de passer à l’acte. D’autres appellent pour un tiers, une sœur, un parent ou un enfant aux idées noires. Et enfin quelques appelants compulsifs, qui noient leur solitude en harcelant la ligne d’écoute.

«On trouve vraiment de tous les profils, des adolescents aux nonagénaires en Ehpad, des riches aux pauvres, des policiers aux maçons, infirmiers, journalistes ou agriculteurs, évidemment aussi bien des hommes que des femmes… En bref, tout ce que la France comporte de gens qui souffrent», expose Gilles, vice-président de Suicide écoute, rencontré dans les petits locaux de l’association nichés dans un quartier tranquille du centre de Paris. A ses côtés, Soizic, secrétaire générale, complète : «On a quand même une pathologie type qui se dégage : la solitude. Les personnes qui nous appellent sont souvent isolées. Parfois, l’échange qu’ils ont avec nous est leur seule interaction sociale de la semaine. D’où l’importance de les écouter.»

Avec l’arrivée du Covid-19 en France et les confinements ainsi que les autres restrictions sanitaires, l’association fondée dans les années 90 a constaté une hausse d’appelants, que le climat anxiogène de ces derniers mois – guerre en Ukraine et inflation notamment – a encore renforcé. En 2021, Suicide écoute a répondu à plus de 23 000 coups de fil, avec de traditionnels pics autour de la Saint-Valentin, de Noël et du jour de l’an. Mais aussi pendant les périodes de vacances scolaires, quand la solitude se fait ressentir plus fortement encore.

En France, 25 personnes se suicident chaque jour (pour près de 700 tentatives), un nombre trois fois supérieur à celui des décès causés par les accidents de la route. L’Hexagone fait figure de «mauvais élève» européen en la matière, avec 14,1 suicides pour 100 000 habitants, contre 11,3 en moyenne à l’échelle du continent. Un chiffre qui avait tendance à se réduire année après année, avant l’arrivée du Covid.

«Des conseils, ce n’est pas pour ça que les gens nous appellent»

Si plusieurs lignes téléphoniques existent pour prévenir du suicide et aider ceux qui sont au plus mal – le gouvernement a d’ailleurs lancé un numéro vert (3114) encadré par des professionnels fin 2021 –, Suicide écoute se démarque des autres dans sa méthode. «Ici, on n’est pas là pour conseiller. Nous n’avons pas particulièrement à parler et à entrer dans le conversationnel, explique de sa voix grave Gilles, chemise rose sur le dos, les manches retroussées jusqu’aux avant-bras. Quand il y a des blancs, on les laisse. Ça peut être perturbant, créer un grand vide pour l’appelant, mais ça l’incite à parler et à trouver des solutions par lui-même. On est vite étonné de la force que peut avoir l’écoute, et à l’inverse de la faiblesse que peut avoir notre parole. Des conseils, ils en sont souvent abreuvés, ce n’est pas pour ça que les gens nous appellent.»

De plus, le fait de parler à des bénévoles dans un anonymat total – les écoutants n’ont aucune information sur l’appelant – permet aussi à la parole de se libérer. «Le téléphone offre une sorte de barrière qui fait qu’on se confie plus facilement, sans filtre, témoigne Soizic, membre de l’association depuis une vingtaine d’années. Si vous saviez le nombre de personnes qui nous disent : “Ça, j’en ai jamais parlé à mon psy…”»

Une écoute plus qu’utile donc. A condition que quelqu’un soit en mesure de prendre les appels. L’association estime que dans au moins 80 % de cas, sa ligne d’écoute sonne occupée, faute de bénévoles en nombre suffisant pour répondre. Au risque de louper nombre de personnes en détresse dont l’échange pourrait, au moins temporairement, permettre de mettre de côté quelques idées noires.

Cette pénurie tient autant au manque de notoriété de l’association qu’à la difficulté qu’elle a de recruter de nouveaux volontaires. Si une centaine de personnes se renseignent chaque année pour prêter main-forte à Suicide écoute, seule une poignée franchit le pas. D’abord parce que le processus est long. Après une formation de plusieurs mois, chacun doit pouvoir consacrer toutes les semaines au moins quatre heures de son temps, dont une partie la nuit. «On préfère être un peu drastique plutôt que de prendre des risques tant pour ces futurs bénévoles que pour nous ou pour les appelants», justifie Gilles.

En outre, beaucoup sont découragés par la dureté de la tâche. «Certains appels sont assez lourds et peuvent être plombant psychologiquement. Ecouter des gens en souffrance, ça demande du recul et de l’aplomb», reprend le vice-président de Suicide écoute, qui note que chaque bénévole participe une fois par mois à un atelier avec un psychiatre pour partager son expérience et s’alléger du poids des écoutes.

D’autant que ces dernières peuvent parfois être frustrantes. «On ne sait pas toujours si notre travail a servi à quelque chose, si nous avons permis de sauver une personne, d’éviter un suicide, souffle Soizic, bras croisés et café posé devant elle dans la salle de réunion de l’association. Mais ça arrive parfois que des semaines, des mois ou des années plus tard, certains nous rappellent, juste pour nous remercier. Nous dire que quand ils allaient mal, ils avaient appelé le numéro, et qu’on leur a été utiles. Que s’ils vont mieux aujourd’hui, nous n’y sommes pas pour rien. Et là, on se sent utiles.»


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