par Chloé Pilorget-Rezzouk publié le 22 août 2022
Le principe du droit selon lequel «on ne juge pas les fous» revient régulièrement au cœur du débat politique et juridique. L’émoi suscité par l’affaire Sarah Halimi, l’an dernier, a donné lieu à une réforme promulguée en janvier. Cet été, Libé raconte comment la justice s’empare du cas de ces malades mentaux, auteurs de délits ou crimes.
«Ce n’est pas la première fois que nous avons à juger des personnes connues pour des faits terroristes à l’encontre du personnel pénitentiaire», souligne Pascale Chaline-Bellamy, présidente de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris. Créée en février 2008, dans le sillage de l’affaire Romain Dupuy, l’audience devant la «Chins», comme disent les professionnels du droit, intervient sur saisine du juge d’instruction, une fois l’enquête terminée, et a pour vocation d’examiner les faits commis en vue de se prononcer sur la culpabilité du mis en cause, mais aussi de statuer sur son irresponsabilité pénale.
Ce 19 mai, les trois magistrats de la juridiction examinent l’agression de deux surveillants par un revenant de Syrie, au centre de détention du Havre, le 20 juin 2019. Ce matin-là, à l’ouverture de sa cellule dont il avait obstrué l’œilleton, Mohammed Taha E., tout de noir vêtu, se jette sur une agente, armé d’une barre de fer et d’un pic de plexiglas aiguisé. Criant à plusieurs reprises, selon des témoins, «Allah Akbar». A son tour, un collègue venant la secourir est blessé. La section antiterroriste du parquet de Paris (ancêtre du Parquet national antiterroriste) s’était alors saisie des faits, largement médiatisés.
Au sous-sol du vieux palais de justice de Paris, salle Myriam Ezratty, du nom de la première femme nommée à la tête de l’administration pénitentiaire en 1983, les bancs du public et de la presse sont pourtant vides. Une audience singulière se joue, qui raconte la complexité à laquelle se heurte parfois la justice antiterroriste. Comment juger ces profils délicats, loin d’être isolés, où s’entremêlent idéologie jihadiste et troubles psychiatriques ? Peut-on être radicalisé et malade mental à la fois ?
Sept ans de prison en 2017
Derrière le box vitré, un grand brun au visage émacié. Regard et vêtement noirs. La plupart du temps, Mohammed Taha E. garde la tête baissée, les mains jointes devant lui. Dans une dizaine de jours, il aura 28 ans. Incarcéré depuis 2015, ce cadet d’une fratrie de cinq, élevé dans une famille pauvre, «très stricte» et musulmane pratiquante, a été condamné à sept ans de prison, en 2017, pour avoir rejoint les rangs du Front al-Nusra en août 2014, puis avoir tenté un nouveau départ en février 2015. Sa peine devait s’achever en mai.
Un rapport du renseignement pénitentiaire présente ce détenu particulièrement surveillé comme très solitaire, agressif, mangeant et dormant à même le sol, sans activité ni travail. Passé deux mois en quartier d’évaluation de la radicalisation, il a été jugé «très difficile à cerner», ne laissant transparaître ses affects. Avant les faits reprochés, ce jeune homme décrit par ses proches comme radicalisé depuis ses 20 ans, n’avait jamais fait l’objet d’un suivi psychologique ou psychiatrique. Pour les trois experts l’ayant examiné, il n’existe aucun doute : Mohammed Taha E. est atteint d’une «psychose schizophrénique» ancienne – dont les premiers signes seraient peut-être même apparus en Syrie, selon les psychiatres – et son discernement était aboli lors du passage à l’acte.
«Je ne me sentais plus comme une personne humaine»
C’est «une discussion entre deux détenus», rapporte le mis en examen, qui lui a donné l’idée de confectionner, «la veille» de l’attaque, les deux armes par procuration à partir d’un pied de table et d’un miroir brisé.
«Pourquoi vous avez fait ça ? veut savoir la présidente.
— J’avais un délire de persécution. Je pensais que tout le monde m’en voulait. Je voulais une confrontation», répond une voix gutturale.
Depuis le début, Mohammed Taha E. conteste l’intention d’homicide. «Ce n’était pas pour tuer, c’était pour couper», a-t-il répété au juge d’instruction. «Dès que la surveillante ouvre, vous vous précipitez sur elle et visez sa tête», rétorque Pascale Chaline-Bellamy, images de vidéosurveillance à l’appui. Sur celles-ci, on y voit ensuite l’homme tomber au sol, se débattre avec virulence, en tenant toujours la barre de fer. «J’ai fait une crise d’angoisse»,assure-t-il depuis le box.
«Et le cri Allah Akbar ?
— Ça, c’est une invention.
— Et pourquoi les surveillants inventeraient ça ? Donc vous n’avez rien crié du tout ?
— Exactement.»
Il souhaite demander pardon aux parties civiles : «Je n’avais rien contre eux. Je me sentais tellement mal, c’est ça qui m’a poussé à faire cette chose. J’ai été obligé, pour me sentir mieux, d’agresser. Je ne me sentais plus comme une personne humaine.» La présidente : «Et vous vous êtes senti mieux après ?» – «Oui.»
«Délire polymorphe»
Si la chambre de l’instruction déclare son irresponsabilité pénale, sa détention à la maison d’arrêt de la Santé sera levée. Durant celle-ci, Mohammed Taha E. a dû être hospitalisé à trois reprises pour des «troubles du comportement». En novembre, il a été soigné presque trois mois en unité hospitalière spécialement aménagée,après avoir interrompu une nouvelle fois son traitement. «Vous pensez que vous pouvez retourner chez votre mère avec un traitement médical ou que vous relevez d’une hospitalisation ?» s’enquiert la présidente. Il préfère la première option, assure avoir pris conscience de sa pathologie et de la nécessité de respecter son traitement : «Ça a changé, je suis traité par voie injectable. Ça m’aide à rester stable, à être une personne normale parce que je ressens ou entends des choses qui ne sont pas dans la réalité.» La magistrate semble circonspecte.
La psychiatre Isabelle Teillet a rencontré deux fois l’intéressé, les 24 septembre et 1er octobre 2019. «A un moment, j’ai eu un doute», justifie-t-elle à la barre. Selon cette experte, Mohammed Taha E. présentait au moment des faits «une forme insidieuse» de schizophrénie – «les plus difficiles à détecter», précise-t-elle dans son rapport très documenté de 43 pages. Dans un propos parfois jargonnant, elle dépeint un patient pris dans un «délire polymorphe», refusant de se laver dans sa cellule devenue un «taudis» au motif que «Dieu [le] lave par la lumière sur [son] thorax», et manifestant une «écholalie» – le fait de répéter en miroir les paroles de l’autre – typique de la maladie. «Sa schizophrénie tournait en roue libre», résume-t-elle. Pour autant, celui-ci est dans «le déni de son état». Faisant fi de cette règle qui veut qu’on s’adresse exclusivement à la cour, elle se tourne vers le mis en cause :
«Monsieur E., pourquoi vous arrêtez le traitement ?
— Je pensais que j’allais bien, j’avais l’impression que ça me ralentissait.
— Voilà, c’est classique. Les patients vont mieux, ils arrêtent. Il faut souvent une, deux, trois, quatre hospitalisations pour qu’ils comprennent qu’ils doivent prendre leur traitement.»
«S’il avait pu nous tuer, il l’aurait fait»
Le risque d’une rechute est sur toutes les lèvres. L’expert psychiatre Bernard Ballivet estime lui aussi qu’il est important que Mohammed Taha E. soit hospitalisé d’office «pour être mis en relation avec une équipe de prise en charge et organiser un programme de soins». «S’il sort librement, il sera complètement livré à lui-même», prévient le docteur, lequel l’a examiné, le 4 mars 2021, avec son confrère Daniel Zagury. Quelques semaines avant cette déposition, juste un étage au-dessus, l’éminent duo s’était livré à un oral pour l’histoire : la restitution de leur expertise sur Salah Abdeslam, dernier membre en vie des commandos du 13 novembre, condamné à la perpétuité incompressible par la cour d’assises spéciale de Paris.
Lors du passage à l’acte, explique à la barre le professionnel aux cheveux blanchis, Mohammed Taha E. était «délirant», il «avait l’impression que Dieu agissait sur lui». Ses troubles psychiatriques remontent «à plusieurs années», probablement dès ce séjour syrien – à propos duquel le jihadiste confiera avoir été «déçu», confronté à une vie «très dure» et à sa «peur» des combats. «Cela s’est d’abord traduit par un repli sur soi, une tendance à l’isolement et des bizarreries de comportement. Puis il a commencé à avoir un vécu délirant avec un sentiment de persécution et de possession, ainsi que des hallucinations cénesthésiques et auditives.»
«Il savait très bien ce qu’il faisait ce jour-là, j’en suis sûr.» A la barre, le surveillant intervenu pour maîtriser Mohammed Taha E. a «du mal» à entendre ses excuses. Le père de famille de 39 ans garde en mémoire le regard d’un homme «déterminé, déchaîné», l’ayant «trainé sur deux mètres». «S’il avait pu nous tuer, il l’aurait fait»,n’en démord pas cette armoire à glace, tatouages tribaux plein les bras et bagues argentées plein les doigts. Juste avant, sa collègue de 36 ans avait pris la parole. Cheveux peroxydés, traits tirés. «Ses excuses, sincèrement, ça ne changera pas ma vie.» Elle dit ça sans colère, d’un ton résigné. Etre là, la ramène «trois ans en arrière», à cette agression qui lui a valu trois jours d’ITT. Elle a réintégré la détention et ne s’occupe plus «des détenus radicalisés», mais rien n’y fait : elle ne parvient plus à ouvrir une porte de cellule seule. Ses enfants aussi ont peur. Elle a depuis sollicité la médaille nationale de reconnaissance des victimes de terrorisme. La présidente la coupe avec bienveillance, rappelle un des enjeux de l’audience : «Juste une précision, madame, c’est la chambre de l’instruction qui dira si les faits ont une dimension terroriste.»
Trois mesures de sûreté
«On a un mode opératoire prôné par Daech et un individu qui s’est rendu sur le théâtre d’opérations jihadistes», argumente l’avocate de l’Association française des victimes du terrorisme (AFVT), Marine Schwalbert, qui réclame «un euro symbolique» de dommages et intérêts. Quant au conseil des deux surveillants, Benoît Chabert, il souligne «le désir absolu de tuer», plaidant que soient retenues la préméditation et la dimension terroriste de l’acte, sans pour autant contester les expertises psychiatriques.
Pour l’avocat général, «le mobile terroriste» de cette «attaque délibérée», dont le mode opératoire ne peut que faire écho «aux consignes de l’Etat islamique qui enjoint à tout un chacun de s’en prendre à tout représentant de l’autorité», est «clairement établi».Compte tenu de «la convergence parfaite» des experts, le représentant du ministère public requiert néanmoins que soit retenue l’irresponsabilité pénale de Mohammed Taha E. : «C’est toujours difficile à entendre pour les victimes, c’est pourtant une réalité médicale attestée», convient-il. «La question des ruptures de traitement, que l’on connaît bien, est ici centrale», relève en outre le magistrat. Qui réclame trois mesures de sûreté afin d’éviter toute récidive : interdiction de détenir une arme, d’entrer en contact avec les parties civiles durant vingt ans et hospitalisation sous contrainte.
«La maladie de monsieur E. ne date pas de 2019 : il y avait des signes dès son voyage en Syrie», défend son avocat, Etienne de Castelbajac, qui souhaite une requalification des faits en violences volontaires : «Il mangeait du porc, priait torse nu et en short», avance encore la robe noire, avant de soulever des incohérences sur le nombre de fois où «Allah Akbar» aurait été prononcé.
Caractère terroriste de l’infraction
Peut-on être irresponsable pénalement et, en même temps, auteur de faits à caractère terroriste ? Dans son arrêt du 29 juin, la cour estime qu’il «existe des charges suffisantes» pour déclarer Mohammed Taha E. coupable de tentative d’assassinat sur personnes dépositaires de l’autorité publique en lien avec une entreprise terroriste – «Les images de vidéosurveillance illustrent sa détermination par la force mise dans ces gestes». Le détenu portait «une tenue inhabituelle, illustrant la préparation de son attaque» et «avait fabriqué au moins la veille au soir deux armes», destinées «à frapper, piquer ou déchirer la chair des zones vitales». La cour retient également le caractère terroriste de l’infraction : elle relève «son obsession de la religion» et considère notamment que, malgré ses dénégations, le mis en cause a bien crié «Allah Akbar», comme l’ont rapporté le personnel pénitentiaire et un détenu à proximité. Une formule qui «révèle la connotation explicite de son intention», notent les juges.
Enfin, ils ont suivi l’avis unanime des experts en déclarant son irresponsabilité pénale et son hospitalisation, de façon à assurer «la prise en charge psychiatrique et à contrôler la prise du traitement»de Mohammed Taha E.. Pendant vingt ans, ce dernier sera soumis aux deux autres mesures de sûreté requises par l’avocat général. Il est condamné à verser un euro à l’AFVT et 1 500 euros à chacune des victimes au titre des frais engagés, tandis que l’indemnisation des surveillants blessés sera prise en charge par le Fonds de garantie des victimes de terrorisme, indique leur conseil. Et Me Chabert de conclure : «C’est toujours très difficile pour une victime d’entendre que l’auteur des faits est irresponsable parce que la souffrance reste la même, mais il faut parvenir à l’expliquer. Si les victimes doivent être reconnues par l’institution judiciaire, ce n’est pas la souffrance qui fonde le droit pénal. C’est là que les avocats ont un rôle civique central.»
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