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vendredi 26 août 2022

Reportage A Perpignan, les jeunes filles gitanes sont «confrontées à un choix de vie très restreint, qui se résume à devenir mères»

par Sarah Finger, Envoyée spéciale à Perpignan et photos Théo Combes  publié le 25 août 2022 à 6h17

A Saint-Jacques, un quartier difficile situé en plein cœur de la cité occitane, vit une importante communauté gitane. Le projet culturel qui s’y prépare permet à des adolescentes de s’écarter, au moins le temps d’un été, d’une vie très codée et de la voie toute tracée qui s’impose à elles.

«On est toutes enfermées dans un orphelinat. Nous deux, on a été abandonnées. Elle, ses parents sont morts dans un accident. Celle-là, elle a été placée à cause de ses parents violents. Et elle, sa mère n’a pas d’argent et son beau-père ne veut pas s’occuper d’elle… Mais le directeur de l’orphelinat est méchant avec nous. Alors on s’enfuit, et on vend des habits pour survivre parce qu’on est très pauvres.» Voilà le scénario qu’India, Saphir, Naomie, Chenoa et quelques autres filles ont imaginé. Agées de 13 à 15 ans, ces adolescentes gitanes du quartier Saint-Jacques, à Perpignan, partagent une aventure qui enchante leur été : inventer ensemble une histoire, imaginer des scènes, être filmées et incarner les vedettes d’un court métrage qui sera diffusé en novembre, à l’occasion du premier festival de culture gitane de Perpignan. India éclate de rire : «On va être des stars !»

Ce projet de festival repose sur deux hommes, l’un gitan et l’autre pas. «Référent» de Saint-Jacques, autrement dit représentant reconnu et respecté par sa communauté, Mambo Saadna, 66 ans, préside le comité d’animation de la place du Puig, du nom d’une esplanade fréquentée par les gitans du quartier. Le «payo» (non-gitan), c’est Benjamin Barou-Crossman : comédien, metteur en scène, directeur de la compagnie TBNTB basée à Alfortville, en région parisienne, cet artiste de 38 ans travaille depuis longtemps avec les communautés gitanes. Avec Mambo, il organise des ateliers de théâtre, de rumba catalane et de guitare, prépare les spectacles qui seront présentés lors du festival, s’emploie à mobiliser les jeunes autour de ces projets. «Ce que je veux, dit-il, c’est mêler les arts et la culture, les gens du dedans et du dehors, les gitans et les payos, les réunir tous à travers les émotions portées par une population à fleur de peau et par leur culture nomade. On n’est ni dans le folklore, ni dans le social. Avec Mambo, nous voulons que ce festival de la culture gitane parte de Saint-Jacques et soit porté par ses habitants.»

Le quartier le plus déshérité de France

La Casa musicale, une structure publique emblématique du quartier Saint-Jacques, est devenue le QG de ce projet. «Mon fils Roberto anime plusieurs ateliers à la Casa Musicale, et moi j’y interviens toute l’année. Mais les années précédentes, on n’avait jamais eu de gitanes, raconte Mambo. C’est pas facile de les faire venir, il faut d’abord convaincre leurs parents… Sans moi, Benjamin n’y serait jamais arrivé.» L’intéressé confirme : «Impossible pour un payo de travailler sans référent à Saint-Jacques. On marche sur des œufs, surtout avec les jeunes filles. Tout est très codifié dès leur puberté. D’ailleurs, les ateliers ne sont pas mixtes. Et si des garçons sont présents, ils sont forcément plus jeunes que les filles.»

Situé en plein cœur de Perpignan, le quartier Saint-Jacques date du XIVe siècle. Il a jadis abrité un hôpital pour lépreux, puis un quartier juif, avant que les gitans ne s’y installent durant la seconde moitié du XXe siècle. En 2015, ce quartier était classé par l’Insee comme le plus déshérité de France métropolitaine. Depuis, la situation ne s’est guère améliorée : «60 % des foyers vivent en dessous du seuil de pauvreté, le taux de chômage s’élève à 70 % et 90 % des jeunes de 18 à 25 ans sont sans emploi», note une étude du Centre régional d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité (CREAI) et de l’Observatoire régional de la santé (ORS) datée de mai 2020.

Dans ce quartier replié sur lui-même, d’étroits liens familiaux forment un tissu social aussi dense que solidaire. Mais ici, on vit les uns sur les autres, dans de vieux logements étriqués et vétustes, voire insalubres. Les points de deal se sont multipliés, entraînant des règlements de comptes redoutés par les habitants. Combien sont-ils à vivre à Saint-Jacques ? «Nous sommes entre 5 et 7 000», assure Mambo. Une fourchette qui semble élevée, mais difficile à affiner : dans le quartier s’entretient un certain flou statistique, d’autant que les agents du recensement ne sont pas forcément les bienvenus. Saint-Jacques vit selon ses propres codes et vibre dans sa propre langue, le dialecte catalan. «Entre nous, on parle gitan»,confirment tous les habitants. Autre particularité : la scolarité. Selon l’étude du CREAI-ORS, le taux d’absentéisme des élèves de la communauté gitane dans les écoles de Perpignan est estimé à «40 à 60 % dans le premier degré et à 80 % au collège». Les jeunes actrices du court métrage affirment que oui, elles vont à l’école. Enfin, «des fois». «Mais après 16 ans, on arrête. Aucune d’entre nous n’a envie d’aller au lycée.»

«A 31 ans, je me trouve déjà vieille»

Dans le scénario qu’elles ont élaboré ensemble, Saphir, India, Naomie, Chenoa et leurs copines n’évoquent pas l’école. Après leur évasion de l’orphelinat, les filles se retrouvent quelques années plus tard. Dans ce futur imaginaire, l’une est amoureuse d’un payo, mais toutes sont restées célibataires et travaillent. Elles se sont choisi des métiers qui les font rêver : agente immobilière, maquilleuse, caissière de supermarché, coiffeuse ou manucure… Dans la vraie vie, la plupart des gitanes de Saint-Jacques se marient entre 16 et 20 ans avec un gitan, puis deviennent rapidement mères au foyer. Les unions ne passent généralement ni par l’église ni par la mairie, mais n’en demeurent pas moins officielles aux yeux du couple et de leurs familles.

Le Fil à Métisser, réseau interculturel implanté depuis 2012 à Saint-Jacques, connaît parfaitement la situation des habitantes du quartier. Celles-ci ont accès, grâce à cette structure, à des professionnels du champ médico-social, à des accueils parents-enfants, à des groupes de parole, ainsi qu’à des services de médiation en santé. «Les jeunes filles gitanes sont souvent déscolarisées à l’époque de la puberté», confirme Marion Hullo, psychologue interculturelle coordinatrice au Fil à Métisser. «Leur état psychique s’en ressent car elles sont confrontées à un choix de vie très restreint, qui se résume à devenir mères, poursuit la psychologue. Cette situation, liée à leur loyauté familiale et clanique, elles la mettent en mots, et en maux, vers 35-40 ans. A cet âge-là, elles évoquent souvent ce qu’elles auraient pu faire dans un autre contexte culturel…»

Dans le quartier, l’équipe du Fil à Métisser accompagne de nombreuses femmes en détresse psychologique, mais aussi des mères mineures, âgées parfois de 15 ans. «Généralement, lorsque le mariage intervient avec l’accord des deux familles, les jeunes filles prennent une contraception ou se font poser un stérilet afin de se laisser un peu plus de temps avant la maternité, explique Shereen Defour, psychologue clinicienne intervenant également au Fil à Métisser. Les grossesses de jeunes adolescentes surviennent en cas de rapports sexuels avant l’accord des familles.» Marion Hullo évoque«une jeune fille qui avait déjà trois enfants à 19 ans… et qui les gérait très bien». Dans le quartier, les grands-mères âgées de 35 ans ne sont pas rares. «A 31 ans, je me trouve déjà vieille, raconte une femme suivie par le Fil à Métisser. J’ai quatre enfants, dont une fille de 13 ans. Elle apprendra tout avec son premier garçon. Et, pour elle comme pour moi, le premier garçon sera le dernier». Autrement dit, le seul d’une vie.

«Chez nous, c’est les maris qui travaillent»

Les jeunes gitanes participant au court-métrage n’ignorent rien du futur qui se dessine pour elles : «On connaît une fille de 16 ans enceinte de son deuxième enfant.» Elles-mêmes disent vouloir deux, trois ou quatre enfants avec un mari «beau et gentil». L’une d’elles parle de devenir mannequin. «Mais mon mari voudra pas. C’est les maris qui travaillent chez nous, pas les femmes. C’est comme ça, on est gitanes.» Parmi ces adolescentes, certaines confient redouter un peu le «rite du mouchoir», qui marquera leur passage dans leur vie d’épouse et de mère. Cette coutume consiste à vérifier que la future mariée est vierge en récupérant une tache de sang sur un mouchoir introduit dans le vagin par une «sage» gitane. Selon Shereen Defour, ce rite serait de moins en moins fréquent. Mais India, Saphir, Naomie ou Chenoa semblent résignées : «Faut le faire»,disent-elles, subitement pudiques.

La parole des gitanes de Saint-Jacques dans l’espace public reste rare, tout comme leur présence dans un contexte d’activités culturelles. Benjamin Barou-Crossman savoure l’opportunité qui lui est offerte de les impliquer dans des projets valorisants pour l’ensemble du quartier. Mais les financements peinent à suivre. Le metteur en scène, qui, en plus de ce festival, travaille au sein du quartier sur un projet de comédie musicale, «Perpi Comedy», doit composer avec des financeurs institutionnels (préfecture, conseils départemental et régional, Direction régionale des affaires culturelles, ville…) souvent frileux et indécis.

Car personne n’ignore que Perpignan est gérée par le maire Rassemblement national Louis Aliot, ni que le quartier Saint-Jacques cristallise les tensions politiques ou qu’il symbolise un enjeu médiatique. Benjamin Barou-Crossman dit avoir été«convoqué et recadré par la mairie» et avoir reçu des «messages menaçants» de la part d’un adjoint, lui demandant «d’organiser les ateliers Perpi Comedy dans un quartier maghrébin situé au nord de Perpignan, et de renoncer à Saint-Jacques»«La mairie veut garder la main sur ce quartier. Elle a annoncé vouloir organiser son propre festival gitan en juin 2023… Mais Louis Aliot n’a pas de lien réel avec les habitants de Saint-Jacques.» Contactée par Libération, la mairie de Perpignan n’a pas donné suite, malgré plusieurs relances. Amer face à ce bras de fer, le comédien ajoute : «Dans ce quartier sous cloche, les gitans ont parfois l’impression qu’on se sert d’eux… Et parfois, c’est vrai.»


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