Par Simon Piel et Thomas Saintourens Publié le 26 juillet 2022
Ces « nouvelles substances psychoactives », créées en laboratoire en Chine pour la majorité, accessibles en ligne et livrées par colis postaux, sont particulièrement difficiles à contrôler.
La fourgonnette louvoie sur la route départementale 911, traversant l’Aveyron du sud vers le nord. Le modèle du véhicule est le plus banal qui soit. Son itinéraire évite soigneusement les grands axes routiers. Son chargement est composé de quelques cartons et sacs-poubelle. Le voyage se déroulait sans anicroche, ce 19 janvier, jusqu’à ce qu’une patrouille en uniforme fasse signe au conducteur de se ranger sur le bas-côté. Contrôle douanier inopiné.
Chargé en Espagne, à destination des Pays-Bas, le contenu monochrome des cartons ne laisse guère place au doute. Ces fins cristaux blancs, affichant 613 kg sur la balance, alimentent un réseau de trafic de drogue… Mais il ne s’agit pourtant pas de cocaïne. Les premiers tests chimiques indiquent une réaction au PCP (phéncyclidine, un psychotrope hallucinogène), à la kétamine et aux « sels de bain ».
Envoyée d’urgence à un laboratoire spécialisé situé à Marseille, la poudre révèle son identité le lendemain. Cathinone de synthèse, un dérivé de feuilles de khat – un arbuste africain aux effets stimulants. La plus populaire parmi les « nouvelles substances psychoactives » (NSP), aussi appelées « nouveaux produits de synthèse » (NPS), ces drogues produites en laboratoire qui dérivent par modification chimique de drogues classiques ou de médicaments. Valeur estimée du butin : 9 195 000 euros.
Début juin, c’est au tour de la garde civile espagnole de faire une autre découverte : 3,2 tonnes de cathinone de synthèse sont saisies dans le port de Barcelone, représentant une valeur marchande de 61 millions d’euros. Jamais saisie de NSP n’avait été si importante en Europe, où ces drogues alimentent un marché émergent, sous haute surveillance.
« Course aux molécules »
« Chez les NPS, deux grandes familles sont particulièrement sous surveillance en France : les cathinones de synthèse – notamment la 3-MMC – et les cannabinoïdes de synthèse, en raison de leur diffusion croissante sur le territoire », indiquent Sabrina Cherki et Michel Gandilhon, chargés d’études à l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives. Ils précisent que, en 2017, 3,8 % des jeunes de 17 ans déclaraient en avoir déjà consommé – sans pour autant savoir identifier le type de NPS consommé –, contre 1,9 % en 2014.
« Spice Diamond », « Yucatan Fire », ou « Chill X », les noms rivalisent d’originalité
Plutôt que les dénominations scientifiques absconses, les consommateurs sont davantage familiers des noms commerciaux plus vendeurs, associés à des offres promotionnelles accessibles en quelques clics sur Internet et le dark Net et payables en bitcoins. « Spice Diamond », « Yucatan Fire », ou « Chill X », les noms rivalisent d’originalité. Le Buddha blue, ou « Pète ton crâne », est le cannabis de synthèse qui a sans doute connu le plus grand retentissement médiatique en France. Identifié en 2013, il a été repéré depuis dans plusieurs établissements scolaires, d’abord en Normandie puis dans les Hautes-Pyrénées, sous la forme de liquide à vapoter.
L’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies a répertorié, en 2021, une nouvelle substance chaque semaine
Ce panorama est en évolution constante. L’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies a répertorié, en 2021, une nouvelle substance chaque semaine, parmi les 7 tonnes saisies sur le continent. Ces « créations » chimiques, vendues pour leurs propriétés psychoactives, se font une place en dehors des législations antidrogue. C’est le principal défi pour les autorités. Tant qu’une substance n’est pas répertoriée, elle ne peut faire l’objet d’une interdiction.
S’ajoute à cela la difficulté de contrôler l’utilisation finale qui sera faite des précurseurs chimiques entrant dans la composition des NPS. En provenance de Chine pour la majorité, ils ont tous des applications légales dans l’industrie ou la pharmacie. C’est le cas par exemple de certains médicaments contre le rhume contenant de l’éphédrine, l’une des composantes de la méthamphétamine.
« Le trafic de nouvelles drogues de synthèse est un phénomène en croissance ; les trafiquants, avec l’expertise de chimistes, se livrent à une course aux molécules, constate Corinne Cléostrate, sous-directrice de la douane chargée de la lutte contre la fraude. La différence avec la cocaïne ou le cannabis est que ces substances sont majoritairement produites au sein de l’Union européenne, en particulier aux Pays-Bas, mais aussi en Belgique, en République tchèque, et plus récemment en Allemagne et en Espagne. » La France, où l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives a répertorié 368 NSP depuis 2008, est à la fois un pays de transit et de consommation.
Cocktails toxiques
D’ordinaire, ces substances, essentiellement commandées en ligne par les consommateurs, voyagent par colis postaux avant d’être glissées dans les boîtes aux lettres. Récemment, au centre de tri de Roissy, de la méthamphétamine a été découverte moulée à l’intérieur de rochers en chocolat… Dans la plupart des cas, il s’agit de faibles quantités. Mais la saisie aveyronnaise, sur laquelle l’enquête a été confiée à la juridiction interrégionale spécialisée de Marseille, pourrait relier des groupes criminels espagnols à leurs partenaires hollandais, spécialisés dans le conditionnement et la logistique.
Récemment, au centre de tri de Roissy, de la méthamphétamine a été découverte moulée à l’intérieur de rochers en chocolat
Le rapport mondial 2022 sur les drogues de l’Office des Nations unies contre les drogues et le crime, publié le 27 juin, s’inquiète du fait que « le trafic de drogues synthétiques, notamment de stimulants de type amphétamine, s’est développé plus rapidement que le trafic de drogues d’origine végétale au cours des deux dernières décennies ». Nul besoin d’investir dans des plantations : de simples « labos » suffisent. Une spécialité des organisations sud-américaines et mexicaines, dont la présence sur le continent européen a été confirmée au Monde par plusieurs sources policières et judiciaires.
Du côté d’Europol, un expert note « une augmentation significative dans la production de cathinones de synthèse en Europe ». Plusieurs enquêtes sont actuellement ouvertes sur les NSP, visant en particulier les laboratoires, capables, pour certains, de produire « plusieurs centaines de kilos, voire plusieurs tonnes ». En 2020, 350 de ces ateliers de chimie ont été démantelés en Europe, aux Pays-Bas et en Pologne surtout.
Ces unités de production réalisent des drogues « sur mesure », imitant les effets des drogues traditionnelles, avec la possibilité d’en renforcer les effets. Ces cocktails toxiques particulièrement nocifs augmentent les risques d’intoxication, d’overdose et d’addiction. Des menaces auxquelles s’ajoute, pour l’usager, celle de ne pas connaître la composition réelle du produit qu’il consomme.
« Effets de mode »
En Hongrie, par exemple, trente-quatre décès ont été causés par des cannabinoïdes de synthèse en 2020. Aux Pays-Bas, le nombre d’empoisonnements suspectés d’impliquer la 3-MMC est passé de 10 en 2018 à 68 en 2020. Selon la dernière enquête Drames – pour« décès en relation avec l’abus de médicaments et de substances » –, à paraître prochainement, les décès en France liés à la prise de nouvelles substances psychoactives sont en hausse. Il y en a eu 24 en 2020, dont 11 avec des cathinones de synthèses.
« Nous constatons des effets de mode, avec la présence de molécules de manière toutefois plus fugace en France que dans d’autres pays européens, indique la pharmacologue Céline Eiden, suppléante du centre d’addictovigilance de Montpellier. Parmi l’ensemble des familles, ce sont surtout les psychostimulants qui ont progressé et notamment les cathinones, moins coûteux et facilement accessibles, les cannabis de synthèse, présents dans certains e-liquide [liquides pour cigarettes électroniques] et vapotés par les jeunes, et, plus récemment, une émergence des dérivés de la kétamine. »
Si l’Union européenne et les Etats membres ont déjà fait preuve d’adaptation, en mettant en place des innovations réglementaires, en particulier par classement générique des substances, Mme Eiden rappelle que « les NPS demeurent un challenge pour les cliniciens, les pharmacologues, les analystes, et pour le système de santé : de par leur nombre, leur nature, leur effet, même si actuellement leur usage reste inférieur à l’usage des drogues “classiques” ».
En Amérique du Nord, l’une de ces substances de synthèse est déjà passée du statut de menace à celui de fléau. Le fentanyl, un analgésique prescrit entre autres pour les cancers en phase terminale, a été responsable, avec ses nombreux dérivés, de plus de 70 000 décès en 2021. Cette « épidémie » d’opioïdes de synthèse, nourrie par des trafics mondialisés, touche encore peu l’Europe, à l’exception des pays baltes, touchés par une pénurie d’héroïne. En France, cette substance cent fois plus puissante que la morphine est placée sous la surveillance d’un réseau d’alerte créé ad hoc. Selon les dernières observations des autorités sanitaires, la diffusion de cet opiacé hautement addictif est qualifiée de « marginale », jusqu’à présent.
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