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samedi 30 juillet 2022

Anti-manuel de développement personnel (1/5) Géraldine Mosna-Savoye: «On peut très bien glander devant Netflix et s’interroger en même temps sur comment s’accomplir»

par Clémence Mary  publié le 29 juillet 2022 

Pour la philosophe et journaliste, là où la philosophie questionne, le développement personnel prétend apporter une réponse en créant de nouvelles injonctions et en culpabilisant.

Qui n’a jamais déprimé un ­dimanche soir, parlé pour ne rien dire ou eu la flemme d’aller dormir ? De quoi ces «petits riens» sont-ils le signe et pourquoi ­toujours chercher à être au top ou à «mieux ­vivre» ? Depuis douze ans, la journaliste Géraldine Mosna-Savoye livre une philosophie du quotidien décomplexée sur France Culture, des Chemins de la philosophie, coproduits avec Adèle Van Reeth partie prendre les rênes de France Inter, à ses chroniques matinales plus récentes. Pour se libérer des injonctions culpabilisantes de la société ou des livres de développement personnel, une seule méthode selon elle : posons-nous les bonnes questions avant de chercher des réponses, propose cette passeuse exigeante mais pas excluante.

En quête d’une carte d’identité ou Promesse métaphysique d’une crème hydratante… la simple lecture des titres de ses chroniques donne le ton incisif et réjouissant de la quête de sens qu’elle ausculte. Après son Carnet de philo, pour triompher du quotidien(Michel Lafon, 2021), anti-manuel de développement personnel à podcaster plus qu’à lire, Géraldine Mosna-Savoye prépare un essai en forme d’éloge de la mollesse. Petite leçon de vie avec une décontractée du bulbe.

Comment la philosophie peut-elle aider à surmonter le quotidien ?

Ce qui m’intéresse, c’est moins ce qu’en disent les philosophes que leur méthode de pensée, qui permet de questionner des situations qu’on n’interroge pas habituellement. Et puis le quotidien renouvelle la discipline en proposant un point de départ familier, à l’opposé des vieux systèmes conceptuels plombant comme la Métaphysique ou l’Etre. Le contexte intellectuel a changé, avec l’affaiblissement de la psychanalyse qui était reine dans les 70-80, la crise de la raison que traduit l’interrogation sur les fondements de la science… Le quotidien a pris de l’importance avec la pandémie qui a renforcé les questionnements sur le sens de l’existence, et mené à un repli sur son environnement.

En quoi consiste cette méthode ?

Il faut s’entraîner à s’étonner d’une chose qui semblait banale, routinière, dissoute dans une couche d’automatismes. Le quotidien n’est pas exceptionnel mais l’exceptionnel met en relief ce qui ne l’est pas. Cela peut partir d’un simple agacement, d’un tic de langage qu’on se met à remarquer comme «quid» ou «en tant que», d’un énervement dans une file d’attente, de l’impression d’avoir raté sa chance, du scrolling ou du bla-bla de bureau… Il ne s’agit pas toujours de s’indigner mais d’interroger aussi «les petits plaisirs de la vie» comme le sentiment des beaux jours, lorsque au printemps, quelque chose dans l’air nous rend heureux.

Tous les sujets se valent-ils ?

Il y a toujours une façon de voir les choses qui apporte un élan et une profondeur, mais il faut l’avouer, certains sujets ne débouchent sur rien. J’ai fait une chronique sur la tache de gras – celle que tu n’arrives pas à enlever sur ton pull ou un meuble - en me disant «trop bon sujet !». J’avais relu les passages du Deuxième Sexe où Simone de Beauvoir décrit très bien ce supplice du nettoyage de la femme mariée. Mais j’ai échoué, je n’ai pas trouvé de profondeur à cette tache. Simone de Beauvoir avait tout dit, j’aurais dû me contenter de lire ces deux pages à l’antenne. Même si cette tache peut éclairer certains pans de ta vie, poser des questions politiques ou interroger ta relation avec ton partenaire, la philosophie ne résoudra jamais vraiment ce problème, sauf à t’aider à l’accepter !

Comment caractériser la quête de sens de notre époque ?

Dans les MythologiesRoland Barthes passait au radar les objets signifiants de son époque : les pubs, le steak haché ou les inondations. De mon côté, j’ai tenté de saisir la dimension individualiste de notre quotidien et de déculpabiliser tout ça. Aujourd’hui, la quête de sens est d’abord intime, à l’heure d’un supposé règne de l’image et du conformisme. Plutôt que de le déplorer, je préfère défendre la notion de flemme qui n’est pas contradictoire de cette recherche : on peut très bien glander devant Netflix et s’interroger en même temps sur comment s’accomplir ! D’un autre côté, la quête de sens liée à l’urgence climatique ou aux enjeux sociaux est plus large, politique et collective. Elle relève plus de la tragédie, où il n’y a pas de solution, alors que les drames du quotidien peuvent avoir une fin heureuse.

La philo doit-elle aider à penser par ou contre soi-même ?

On pense toujours par soi-même, la philo ne promet pas d’y parvenir mais de se repérer dans la galaxie des auteurs et d’exercer sa réflexion. A côté de Montaigne, Kant ou Epictète, dur de se dire qu’ils ont tort et qu’on va mieux raisonner ! Mais savoir qu’un autre aura peut-être vécu la même chose que moi, et en aura tiré la bonne question par une formulation limpide et brillante, a quelque chose de réconfortant.

Quel lien établissez-vous entre cette ressource et le développement personnel ?

D’abord, je note une confusion entre les parutions qui s’inspirent de la sagesse antique en proposant des exercices spirituels ou moraux et les livres de développement personnel qui puisent beaucoup dans la philosophie. Le parler vrai, le vivre-ensemble, l’éthique sont des concepts philosophiques qui ont infusé dans le développement personnel, qui sert d’abord à apporter un réconfort. En quelque sorte, la philosophie a été dépassée par ses propres concepts, quitte à produire des usages qui peuvent hérisser les universitaires.

Par exemple ?

Le souci de soin chez les stoïciens ou dans les livres de développement personnel, ça n’a rien à voir ! Sans parler du Carpe diem ultra-dévoyé, qui reste un sujet débattu chez les auteurs récents comme Bergson. Et Spinoza est sans cesse utilisé comme un auteur permettant de «mieux vivre» alors que dans l’Ethique, on comprend qu’on est déterminé et qu’il faut vivre avec, c’est hyper-long à lire, avec une première partie laborieuse sur Dieu… Bien que cette lecture soit un exercice intellectuel intéressant, elle ne m’a jamais réconfortée, je ne me suis jamais dit «wahou, je me sens mieux !».

Ces auteurs sont-ils trop sacralisés ?

Même si ces confusions peuvent agacer, le développement personnel peut être une porte d’entrée originale vers la philosophie. Il y a une diversité de pratiques de la philo, dans l’espace public, la recherche et auprès des enfants… Il faut la sacraliser dans certains lieux mais il existe des manières plus démocratiques d’en faire qui n’entachent pas ses principes. Si un lecteur de développement personnel va acheter l’Ethique de Spinoza, pourquoi pas ! Il risque d’avoir un petit choc.

Est-ce la même méthode de pensée ?

Non, là où la philosophie questionne, le développement personnel prétend apporter une réponse. C’est son grand paradoxe, il répond aux injonctions dénoncées par de nouvelles injonctions. On se tourne vers ces livres quand on cherche une réponse : on se sent perdu, on se demande si on doit rompre, comment négocier ou vaincre la timidité… La réponse courante, c’est «accepte ces obstacles, ou tes fragilités». Mais ces ouvrages ne s’interrogent jamais sur cet impératif ! Et si je n’avais pas envie de m’y soumettre ? Je n’ai pas forcément envie d’ajouter à ma fragilité le fait de ne pas parvenir à l’accepter, ni d’être piégée entre le devoir d’être performante et celui d’être fragile ! Je n’aime pas le côté tyrannique et intrusif du développement personnel. «Vis ta vie de telle manière, la vie est une œuvre d’art, accomplis-toi…». Et si je ne sais pas comment faire ? Comme si l’échec ne suffisait pas, il faut en plus réussir à en faire quelque chose : être résilient, rebondir, reprendre sa forme initiale… Je peux même échouer mes échecs, être un gros loser de la loose ! Et alors ?

Comment sortir de cette pensée binaire ?

On peut chercher à décaler le regard, trouver un «à côté» plutôt qu’une troisième voie. Par exemple, face à l’injonction à ralentir le rythme et contre l’accélération du temps, je propose d’être en retard, une autre manière d’éprouver le passage du temps sans tomber dans l’illusion qu’on peut l’arrêter. Regarder le temps filer est une autre manière de répondre au Carpe diem, car se dire qu’on doit vivre l’instant présent conduit plutôt à s’en exclure. Le quotidien est ponctué d’ennui, de morosité, de plaisirs futurs ou de non-événements. J’aime explorer cette zone grise du milieu, quand on veut bien faire les choses mais que ce n’est pas génial non plus. Que signifie l’horoscope quand il me promet «une année mitigée» ? Quand tu es moyen, tu es noyé dans la masse, tout le monde s’en fout de toi. Tu n’es ni chaud, ni froid, ni à droite, ni à gauche, tu es juste «mou».

Est-ce une manière plus politique d’envisager le quotidien ?

En quelque sorte. Qu’est-ce qu’une attitude «moyenne», ou appartenir aux classes moyennes, ce «ventre mou» de la population ? Le moyen est parfois valorisé comme de la nuance, un juste milieu, de la prudence et de la tempérance, et parfois on le déconsidère comme du médiocre. Ce n’est pas la même chose que la norme. Les extrêmes sont plus faciles à définir et à identifier, c’est pour ça qu’ils sont plus présents dans le débat public. J’ai beaucoup travaillé sur Alexis de Tocqueville, l’auteur de De la démocratie en Amérique que j’adore. Il analyse le conformisme comme une dérive de la démocratie, avec pour conséquence l’apathie des sentiments politiques, la montée du repli sur soi… Un nivellement qui l’inquiète. Mais est-on vraiment si désintéressé du collectif quand on rêvasse sur son canapé ? L’intérêt commun et l’intérêt personnel sont-ils toujours antagonistes ? A l’image du quotidien, déplions davantage les nuances de ce moyen !

(1) Carnet de philo, pour triompher du quotidien de Géraldine Mosna-Savoye éd. Michel Lafon, 255 pp.


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