Publié le 29 juillet 2022
Dans la famille Marx, Karl aurait sans doute pu le dire, mais rendons à Thierry la paternité de la citation : « En matière d’alimentation, le low cost, c’est une économie du renoncement. Vous renoncez à la qualité en échange de petits prix, c’est mortifère. » Le diagnostic du cuisinier engagé est juste : nous sommes en plein dans une économie, dans une société du renoncement.
Je renonce, tu renonces, il renonce, nous renonçons… Individuel et collectif, le « grand renoncement » est partout. Dans l’accès aux droits : plus d’un tiers des allocataires potentiels du RSA renoncent à en bénéficier. Trop compliqué, trop bureaucratique, trop stigmatisant. Dans l’accès aux soins : un Français sur deux déclare avoir renoncé à un rendez-vous chez un médecin, généraliste ou spécialiste. Trop d’éloignement, dans le temps et dans l’espace, au sein de nos déserts médicaux.
Dans l’abstention : plus de 50 % des Français ont renoncé à exercer leur droit de vote au premier et au second tour des élections législatives, en juin. Indifférents ou hostiles, pas intéressés et pas motivés en tout cas. Et comment auraient-ils pu l’être alors que la majorité présidentielle semblait elle-même avoir renoncé à faire campagne et à porter un projet politique identifié ? On ne sait si l’électeur détermine le politique ou l’inverse, mais en tout cas le renoncement participatif des gouvernés et le renoncement politique des gouvernants ont conjointement aggravé notre fatigue démocratique.
En renonçant à l’accès aux droits, aux soins, à la force du politique, nous perdons l’idée de progrès et nous renonçons à ce qui nous a faits si longtemps, à ce qui a tenu la nation, nous renonçons à nous. De Gaulle évoque, dans ses Mémoires, « le vide effrayant du renoncement général », après la défaite de 1940.
La situation actuelle n’est évidemment pas comparable, mais il n’en demeure pas moins que l’inertie du politique, son renoncement à répondre aux demandes sociales, son incapacité à régler les problèmes et à tracer un cap créent en effet un vide effroyable. Les renoncements viennent alors grever toute projection et tout projet collectifs, et susciter au pire rage et colère (un membre sur deux des classes populaires dit aujourd’hui comprendre le recours à la violence dans les manifestations), au mieux repli sur son jardin et sur sa sphère privée. La France du barbecue et du rosé pamplemousse, individuelle et indifférente au collectif et au politique, si bien décrite par le sondeur Jérôme Fourquet et le journaliste Jean-Laurent Cassely. Et si nous étions en train de devenir la somme de nos renoncements ? Ce serait le constat du pessimiste.
Une forme de révolution silencieuse
L’optimiste, lui, pourrait trouver, dans certains de nos renoncements, une forme de chamboulement, pas forcément négatif. Le retrait du marché du travail, le renoncement aux postes précarisés et peu attractifs (ce phénomène de « grande démission » qui a massivement commencé aux Etats-Unis) est volontaire et recrée une forme d’émancipation. On quitte parce qu’on en a assez, assez d’être mal traités, mal payés, mal considérés.
Les conséquences sont déjà visibles en France : manque de personnel dans les crèches, les hôpitaux, les maisons de retraite, les écoles, collèges et lycées, difficultés de recrutement dans les secteurs privés précaires – hôtellerie, restauration, stadiers… Selon la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), près de 470 000 Français ont quitté leur CDI au premier trimestre de l’année, soit 20 % de plus qu’en 2019.
Par leur retrait, les invisibles deviennent soudainement visibles. Et grippent le système économique. Une forme de révolution silencieuse, sans mot d’ordre ni relais politique, qui pourrait bien être plus efficace que trente ans de protestations syndicales et d’indignations politiques. Déjà, acteurs publics et privés sont obligés de s’interroger sur les conditions d’attractivité et de travail de leurs métiers… Et l’Etat devrait faire attention : le « grand renoncement » pourrait bien annoncer son grand effondrement.
Il y a aussi des renoncements désirables. Ceux que nous n’avons pas faits. Renoncer au charbon, au pétrole, au gaz russe, au glyphosate, à la malbouffe, à la bagnole, à l’élevage en batterie, à l’accroissement des inégalités et de nos impacts sur la planète… Et là s’ouvre au fond l’enjeu profond d’un vrai grand débat, sur ce qui devrait être au cœur de notre démocratie : et si nous choisissions collectivement nos renoncements ?
Il faut en effet retrouver de la délibération, de l’alternative, du choix, pour enrayer le grand renoncement démocratique. Aux législatives, 70 % des jeunes n’ont pas voté. Comment parler, comment convaincre des gens qui renoncent, se retirent, disparaissent du système ? Comment s’adresser à des gens que ça n’intéresse pas, plus ? Le dernier baromètre des conversations des Français de l’Institut français d’opinion publique (IFOP) est édifiant : 76 % des Français ont parlé de la hausse des prix, 39 % du Tour de France et… 27 % du discours de politique générale de la première ministre. La communication politique tourne à vide, euphémise, dénie, dans un entre-soi qui ne se parle plus qu’à lui-même.
Rompre avec une novlangue qui éloigne et sépare, débattre des choix devant nous, s’emparer des vrais sujets de fond, discuter de notre futur, retrouver sans doute aussi des politiques plus en phase avec les demandes sociales, sortir d’un débat en permanence hystérisé…, il faut d’urgence ouvrir le chantier de la rénovation de l’action et de la communication politiques. Oui à la sobriété, mais non à l’ascétisme démocratique !
Le pire serait en effet de tenter de profiter du « grand renoncement » pour de petites stratégies électorales fondées sur la seule mobilisation de ses propres catégories de soutien. Le président en a fait expérience lors des élections législatives : jouer sûr, jouer avec le « grand renoncement » des Français – en ne faisant pas campagne, en ne faisant pas de politique –, c’est accentuer la polarisation et la montée des extrêmes. Engagé dans un mouvement d’institutionnalisation et de « respectabilisation », le Rassemblement national n’a jamais été si proche des portes du pouvoir. Langage, action, délibération, communication : tout est à repenser, et vite. Il faut agir, avant que le « grand renoncement » ne se transforme en grand renversement. Car sinon pourrait bien survenir le renoncement ultime, celui à la démocratie et à la République.
Robert Zarader est économiste et président de Bona fidé, agence de conseil en stratégie de communication et d’influence.
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