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jeudi 28 juillet 2022

Maltraitances Orpea : «L’aide-soignante s’est fait taper sur les doigts parce qu’elle donnait trop à manger à mon père»

par Franck Bouaziz  publié le 27 juillet 2022

Alors que l’exploitant d’Ehpad réunit ses actionnaires ce jeudi et entame une opération de nettoyage avec le départ d’une vingtaine de ses cadres, «Libé» a eu accès aux premiers témoignages des familles devant la justice après de nombreuses plaintes déposées pour maltraitance.

C’est l’heure des comptes pour Orpea. Ce jeudi matin, et pour la première fois depuis les révélations du livre enquête de Victor Castanet, les Fossoyeurs (paru en janvier dernier chez Fayard), le groupe de d’établissements pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) réunit ses actionnaires en assemblée générale. Confronté à de violentes accusations de maltraitance envers les résidents et de malversations financières, le groupe tente une opération de sauvetage en faisant tomber nombre de têtes, aussi bien à la direction générale qu’au sein de son conseil d’administration. Pour autant, l’entreprise, dont le cours de l’action a chuté de 73 %, doit faire face à toute une série de procédures pénales. Orpea est en effet dans le collimateur de la justice pour ses pratiques financières, mais avant tout pour la manière dont les résidents ont été traités dans plusieurs de ses établissements.

«Les mêmes vêtements durant une semaine»

A ce jour, plus de 80 plaintes pour «homicide involontaire», «mise en danger de la vie d’autrui» ou encore «non-assistance à personne en danger» ont été déposées devant le tribunal judiciaire de Nanterre (Hauts-de-Seine). Une enquête préliminaire a été ouverte et confiée aux gendarmes de l’Office central de le lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique. Les auditions ont commencé il y a quelques jours. Libération a eu accès aux premiers témoignages devant la justice des familles de résidents des Ehpad d’Orpea. Il s’agit d’enfants et de proches, qui décrivent avec force détails les conditions de séjour d’un ou de leurs parents dans une maison de retraite ou un établissement de soins. Ainsi, cette enseignante dont le père est un des résidents de l’Ehpad Orpea de Joinville-le-Pont (Val-de-Marne). Entre octobre et novembre 2016, elle constate que son père est «habillé avec les mêmes vêtements durant une semaine» et que lors des repas «les portions sont très petites». Il arrive alors «qu’une aide-soignante lui propose deux ou trois compotes supplémentaires. Mon père accepte et les mange», poursuit sa fille avant de faire remarquer : «L’aide-soignante s’est fait taper sur les doigts car la direction lui a reproché de donner trop à manger.»

Des faits beaucoup plus graves se produisent en novembre 2017 quand ce même résident rencontre des difficultés respiratoires.«Mon père est dans son lit. Tout le monde est inquiet dans la chambre, et j’appelle l’infirmière. Je lui exprime ma vive inquiétude et la nécessité selon moi de faire appel immédiatement à un médecin. Elle me répond que le médecin coordinateur est absent ce jour-là et que cela attendra jusqu’à lundi matin.» Finalement, elle appelle les urgences et le médecin qui intervient sur place détecte une pneumopathie avant de placer le résident sous oxygène. Quelques jours plus tard, l’enseignante constate que son père a le front ouvert. Les explications données sont loin de la satisfaire : «Il aurait enjambé, selon les dires des aides-soignantes, ses barrières de protection le long de son lit. On me prend encore pour une imbécile car mon père est malvoyant avec un glaucome bilatéral et incapable d’enjamber seul un obstacle.»

«Escarres nécrosées»

Jointe par Libération, la direction d’Orpea indique : «L’incident n’ayant pas été signalé immédiatement à la direction par la soignante en poste auprès de la résidente concernée, et ne parvenant pas à expliquer précisément les raisons de l’apparition d’hématomes, il a été décidé de mettre fin immédiatement à son contrat.» Quelques mois plus tard, ce résident décèdera après une fausse route lors de son déjeuner. Durant les jours où il est hospitalisé à Créteil avant de s’éteindre, Orpea facture néanmoins les frais de résidence.

Une dentiste des Hauts-de-Seine détaille, elle, toujours sur procès-verbal, les conditions de prise en charge de sa mère résidente dans l’Ehpad Le Corbusier de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), après une chute durant l’été 2020 : «Elle est tombée dans l’après-midi et je n’ai été prévenue que le lendemain à 12 h 30. Je suis arrivée un quart d’heure après et j’ai constaté qu’ils avaient couché ma mère après sa chute et qu’ils n’avaient pas appelé le médecin.» Ce sera donc la fille de la résidente qui appellera des ambulanciers afin d’organiser un transport à l’hôpital voisin.

Les plaintes ne sont pas circonscrites à l’Ile-de-France. La clinique de Lagardelle-sur-Lèze, non loin de Toulouse, appartient à une filiale d’Orpea, dénommée Clinea. Elle fait également l’objet d’une plainte édifiante. La fille d’une résidente décrit sa mère «installée à même le sol sur un matelas, sans avoir accès ni au téléphone ni à la sonnette». La clinique justifie ce choix «pour éviter une nouvelle chute du lit». La plaignante conclut ainsi son audition : «Quand ma mère est arrivée dans cette clinique, elle n’avait pas d’escarres, marchait très bien. A sa sortie [au bout d’un mois, ndlr], elle avait des escarres nécrosées aux deux talons et souffrait de cela.»

Démissions contre chèques substantiels

Les gendarmes ont programmé de nombreuses autres auditions qui devraient se tenir à la rentrée. Pendant ce temps, au siège d’Orpea situé à Puteaux (Hauts-de-Seine), l’heure est au remplacement des cadres. Les lettres de licenciement partent en rafale. Selon nos informations, une vingtaine de cadres dirigeants ont été priés de faire leurs valises dare-dare. Le directeur des achats, son collègue des ressources humaines, sans compter celui des systèmes d’information, sont déjà partis ou préparent leur départ. Seule la secrétaire générale semble avoir été maintenue dans ses fonctions.

Certains se voient carrément signifier une faute lourde ou une faute grave, d’autres négocient leurs démissions sans faire de vagues contre un chèque substantiel, en l’absence de preuves tangibles à leur encontre. «Il s’agit d’un groupe de dirigeants au comportement frauduleux et malhonnête», a récemment lâché, en petit comité, le nouveau directeur général Laurent Guillot. Cet ancien dirigeant du fabricant de matériaux de construction Saint-Gobain a été recruté pour faire place nette au sommet de l’entreprise et changer les méthodes de travail. Il débarque incognito le week-end dans les maisons de retraite.

Sa feuille de route comporte trois objectifs dont «la qualité de soin» et «le respect des principes éthiques». Il n’exclut d’ailleurs pas de déposer des plaintes pénales nominatives contre ceux considérés comme les plus impliqués dans les délits d’Orpea. Ce serait alors une procédure judiciaire de plus pour cette entreprise qui alimente la chronique judiciaire du Parquet national financier (PNF) et du parquet de Nanterre. La justice a d’ailleurs commencé à s’intéresser à Orpea dès 2017, bien avant la publication du livre les Fossoyeurs. Le rachat d’une maison de retraite dans le sud de la France et le versement d’un dessous-de-table en Suisse a alerté les magistrats du PNF.

9 milliards d’euros de dette

Ce printemps, Bercy est entré dans le vif du sujet avec un rapport de l’Inspection générale des finances sur les fonds publics perçus par Orpea pour la prise en charge des soins. Il semblerait que le groupe en ait reçu plus que justifié. L’Etat a non seulement déposé plainte, mais a demandé illico le remboursement des sommes indues. L’exploitant d’Ehpad a d’ores et déjà provisionné 80 millions dans ses comptes pour régler cette ardoise. Il lui faudra également s’expliquer sur l’utilisation abusive de CDD dans les maisons de retraite. Des aides-soignantes ont porté plainte à ce sujet.

Enfin, l’ancien directeur général Yves Le Masne va devoir s’expliquer sur ses pratiques financières. Il a opportunément vendu un gros paquet d’actions avant la sortie du livre de Victor Castanet et la chute vertigineuse de la cotation en bourse d’Orpea. Une opération qui pourrait ressembler à un délit d’initiés et pour laquelle il a déjà été entendu par les policiers de l’Office central de lutte contre les infractions financières et fiscales. Il pourrait d’ailleurs ne pas être le seul à devoir rendre des comptes. Certains membres de la direction générale avaient semble-t-il trouvé une manière discrète d’arrondir leurs rémunérations déjà confortables de cadres dirigeants. Ils avaient créé des sociétés à leur nom, qui facturaient leurs services à Orpea alors même qu’ils étaient déjà salariés de l’entreprise. Le nouveau boss, Laurent Guillot, aura donc fort à faire pour regagner un début de confiance auprès des résidents et de leurs familles.

Dans ce mouvement de restauration d’une image salement amochée, la nouvelle direction d’Orpea a également convaincu l’ex-PDG de la SNCF Guillaume Pépy de présider le conseil d’administration. Homme de gauche et doté d’une crédibilité certaine en matière de dialogue social, il aura néanmoins du pain sur la planche. Pour convaincre l’opinion publique et le gouvernement qu’une nouvelle ère s’ouvre, l’entreprise va devoir faire du recrutement d’aides-soignantes et d’infirmières une priorité afin de faire remonter le taux d’encadrement des personnes âgées, dépendantes ou non. Or ces profils, en raison de la pénibilité du travail, sont de plus en plus rares et Orpea est loin d’être aujourd’hui l’employeur le plus attractif. La nouvelle équipe dirigeante va également devoir affronter quelques remous financiers. Le groupe d’Ehpad s’est construit sur des rachats massifs de résidences à grand renfort d’endettement. Résultat, Orpea doit aujourd’hui 9 milliards d’euros à ses prêteurs (pour un chiffre d’affaires de 4,2 milliards en 2021) et la révélation du scandale a fait baisser le taux d’occupation des établissements de trois à quatre points.

Le mois dernier, l’entreprise a donc dû réunir ses principaux banquiers en urgence afin de leur demander un peu d’oxygène. En l’occurrence, un prêt de 1,7 milliard d’euros et la possibilité d’un second de 1,5 milliard. Pas vraiment portés, eux non plus, sur la philanthropie, les créanciers ont exigé des garanties. En l’occurrence, un programme de cessions de 3 milliards d’euros qui devrait essentiellement toucher les filiales situées hors de France. Orpea s’est en effet développé jusqu’en Chine et a failli construire des maisons de retraite en Russie avec l’aide du bras armé de l’Etat : la Banque publique d’investissement. Dans cette affaire, le pire n’est jamais certain.


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