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samedi 30 juillet 2022

Bien-être Développement personnel, les doigts dans le zen


 


par Wassila Belhacine et Marie-Eve Lacasse   publié le 29 juillet 2022

Actualité anxiogène, post-Covid, pouvoir d’achat… les Français n’ont pas le moral. Un pessimisme ambiant qui favorise l’industrie du bien-être et, avec elle, l’apparition de coachs ciblant les plus jeunes via les réseaux sociaux.

C’est bien connu, la France va mal. Et l’Insee le confirme : en 2021, lassées par les restrictions sanitaires et les difficultés économiques (qui se sont confirmées depuis), les personnes de 16 ans ou plus ont noté à 6,8 sur 10 la vie qu’elles mènent. C’est le niveau le plus bas depuis 2010. Le malheur des uns profite à toute une industrie du bien-être. Unie sous la bannière du développement personnel – terme à la définition floue qui convoque aussi bien la philosophie antique, la psychologie que la sagesse populaire – elle propose d’apprendre à mieux gérer ses émotions ou à optimiser son potentiel avec un vaste panel de solutions : coaching en entreprise, méditation en pleine conscience, conseil personnalisé en matière de séduction ou de business… Difficile de mesurer avec précision la croissance du secteur. Seule certitude, confirmée par la Fédération internationale des coachs : le nombre de personnes qui font profession de cet accompagnement individuel et collectif, qui avait déjà augmenté de 33 % entre 2015 et 2019, continue de croître.

Le monde de l’édition confirme l’excellente santé du marché : en 2021, les ventes de livres «Santé, bien-être, développement personnel» ont augmenté de 19,8 % d’après le Syndicat national de l’édition. Leader sur ce créneau, la maison Albin Michel évoque un taux de croissance à deux chiffres grâce à des best sellers comme la Clé de votre énergie de la journaliste Natacha Calestrémé. Charlène Guinoiseau-Férré, codirectrice des éditions Jouvence, spécialisées en développement personnel, confirme cet engouement post pandémique : «Le livre de développement personnel a été un refuge pour les personnes qui se retrouvaient seules face à leurs angoisses, sans pouvoir échanger ou consulter.» Il est donc désormais possible de «prendre soin de soi» par tous les moyens, un livre dans une main et un smartphone dans l’autre. Les applications Headspace ou Petit Bambou proposent de pratiquer la méditation de pleine conscience. On peut même acheter des jeux de cartes comme Je suis qui incite le joueur à s’interroger sur la place de ses émotions et de son ressenti dans sa vie.

«Bien pire que ce que je m’étais imaginé !»

Le développement personnel tend vers l’omniprésence. Mais pour quel résultat ? Joanne Mirailles, éditrice chez Eyrolles, estime que les ouvrages sur le sujet aident à dépasser les contrariétés du quotidien : «Lorsqu’on a un coup de blues après une réunion de travail, se remémorer les Quatre Accords toltèques [best-seller de Miguel Ruiz depuis sa première parution en 1997, ndlr] – comme le fait de ne pas prendre les choses personnellement – permet de prendre du recul.» «Certaines personnes disent que ça leur a permis de traverser des épreuves, admet le libraire Thierry Jobard, auteur d’un essai à charge intitulé Contre le développement personnel (éd. l’Echiquier, 2021). Quand j’ai commencé à lire ces livres, c’était bien pire que ce que je m’étais imaginé ! Il faut que les gens soient bien malheureux pour s’en remettre à ça.» Pour lui, le développement personnel s’esquisse à partir des années 50 aux Etats-Unis, alors que la psychanalyse freudienne est jugée trop coûteuse, exigeante et longue. «On voit apparaître des psychologues et des thérapeutes qui ne cherchent pas à aider leurs patients à mieux se connaître, mais proposent des solutions rapides pour les “rebooster”. Que le problème puisse venir de quelque chose de plus enfoui n’a pas sa place. On raisonne en termes de problème = solution», poursuit l’essayiste.

En 2018, dans Happycratie, comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies (éd. Premier Parallèle), la sociologue Eva Illouz montrait comment les économistes du bonheur et les chantres de la psychologie positive, dont le développement personnel est directement issu, avançaient main dans la main. Lorsque, dans les années 50, le psychologue Martin Seligman cherche à savoir pourquoi et comment certains animaux et certaines personnes surmontent mieux que d’autres les difficultés de la vie, de grandes entreprises comme Coca-Cola le subventionnent. On voit alors pointer l’avènement d’une vision néolibérale de la société : «Le développement personnel est synonyme d’hyper responsabilisation. Chacun devient l’acteur de lui-même et de sa destinée, dans une société où les individus sont en concurrence, exactement comme les entreprises», explique Mathias Roux, professeur agrégé de philosophie et auteur de la Dictature de l’ego (éd. Larousse, 2018). Quoi de plus compatible avec le management entrepreneurial que de dire que tout n’est qu’une question d’efforts et de connaissance de soi ? «Toute la charge repose désormais sur l’individu : on veut des personnes “autonomes” dans le travail, mais pas pour qu’elles soient libres ! Pour qu’elles soient responsables. A la seconde où il y a un problème, ce sera sa faute : il n’a pas voulu assez. Il a échoué», analyse Thierry Jobard. Ce n’est donc pas un hasard si le développement personnel s’est particulièrement déployé dans le monde de l’entreprise. En France, en 2021, le nombre de grandes entreprises qui ont eu recours à des activités comme le coaching, afin de développer le potentiel de leurs collaborateurs, a augmenté de 20 % (et de 5 % pour les PME).

«Renouer avec son corps et rayonner de confiance en soi»

Autre évolution récente : le public du développement personnel rajeunit. En témoigne l’utilisation du pass Culture, chèque mis en place lors du premier quinquennat Macron pour permettre aux jeunes d’acheter livres, places de ciné ou billets d’expos. «Strasbourg était dans un département pilote, si bien que nous avons deux ans de recul, explique Thierry Jobard. A la librairie, les jeunes de 18 ans achètent d’abord des mangas, mais le développement personnel vient en deuxième position.» Sur les réseaux sociaux, de plus en plus de youtubeuses choisissent la reconversion dans le développement personnel après s’être positionnées sur le créneau «beauté et lifestyle». Léa, 26 ans, est à la tête de la chaîne YouTube Je ne suis pas jolie qui compte plus de 1,2 million d’abonnés. Elle a lancé récemment la plateforme Take Care, qu’elle définit comme un coaching en ligne pour «renouer avec son corps et rayonner de confiance en soi».

Le glissement s’opère et il est efficace : «Souvent, ça a été fait avec finesse, et le public a suivi – d’autant que ces youtubeuses ont une carrière extraordinairement pérenne sur le YouTube français», analysent Zima et June, respectivement spécialiste de marketing et doctorante en sociologie, et fondatrices de la chaîne YouTube Produit Internet où elles proposent une approche critique des réseaux sociaux. Que l’on soit pour ou contre, s’exprimer sur le développement personnel crée de la visibilité. Critiquer le développement personnel peut devenir un atout pour en proposer de nouvelles formes. «Tout le monde s’y retrouve : ceux qui souhaitent le regarder et s’en inspirer, et ceux qui veulent s’en distancier. Ces niches alternatives permettent d’éviter les critiques adressées au développement personnel tout en générant des revenus», détaillent Zima et June.

Sur YouTube, une chaîne comme celle de Cyrus North émet des nuances et des critiques sur le développement personnel tout en créant du contenu qui pourrait s’y apparenter. Le youtubeur invite par exemple ses abonnés à «noter» leur propre journée afin de savoir si cette dernière a été optimisée efficacement ou non. Les youtubeurs sont régulièrement sollicités pour écrire des livres comme Toujours plus, + = + (éd. Robert Laffont, 2020) écrit par Léna Situation, célèbre influenceuse aux plus de 2 millions d’abonnés sur YouTube. Pour les éditeurs, ces signatures constituent «un argument commercial important. Mais nous privilégions surtout leur légitimité à écrire sur ces sujets. D’ailleurs, les influenceurs sont de moins en moins sollicités par les éditeurs depuis deux ans», estime Joanne Mirailles, chez Eyrolles.

«Pseudo-vérités qui viennent satisfaire un désir narcissique»

Au rajeunissement du public correspond un renouvellement des thèmes. Dernière tendance en date : l’ésotérisme. «En ce moment, il y a une filiation entre les livres sur les sorcières et le féminin sacré. L’explosion des ouvrages sur la sorcellerie est stratosphérique», explique Thierry Jobard. «C’est logique, confirme Emanuele Coccia, philosophe et maître de conférences à l’Ehess et chroniqueur à LibérationLe propre de l’ésotérisme, par rapport aux religions traditionnelles, réside dans l’idée que seuls les initiés auraient accès à la compréhension d’enseignements secrets. Ce sont des pseudo-vérités qui viennent satisfaire un désir narcissique à très bon marché et qui s’inscrit bien dans la démarche du développement personnel.»

Il n’est pas rare que le développement personnel s’empare de notions ou d’objets d’études légitimés par des institutions scientifiques ou des essais de sciences humaines – en l’espèce, la collection «Sorcières» des éditions Cambourakis, ou l’essai Sorcières, la puissance invaincue des femmes de l’essayiste féministe Mona Chollet – pour les réinterpréter dans une vision compatible avec sa démarche. Un détournement que regrette la philosophe Géraldine Mosna Savoye : «La philosophie a été dépassée par ses propres concepts, quitte à produire des usages qui peuvent irriter les universitaires

Le sexisme régulièrement de la partie

Derrière toutes ces nouveautés, les partis pris idéologiques restent souvent les mêmes. Outre la célébration de l’individu entrepreneur de lui-même, le sexisme est régulièrement de la partie, puisqu’il s’agit aussi d’atteindre son plein potentiel amoureux ou sexuel. Yann Piete, qui se définit comme «coach en relation amoureuse et développement personnel», explique sur son Instagram aux couleurs pastel que «les hommes réagissent souvent mieux aux actions qu’aux paroles». «Si votre homme vous a manqué de respect, il est plus efficace de commencer par un changement d’attitude», conseille-t-il encore aux femmes.

Alors, comment poursuivre une quête de bien-être ou d’accomplissement de soi, en évitant les écueils souvent présents dans le développement personnel ? En explorant d’autres pistes, qui assument de sortir de la logique «problème = solution». Emanuele Coccia propose de s’intéresser à la culture, à travers l’art et nos vies. «Le développement personnel crée un “présupposé normatif de la personnalité”, explique-t-il. Autrement dit, ce sont des constellations de pratiques, souvent contradictoires l’une par rapport à l’autre, mais qui prétendent toutes être “la” bonne solution pour vous. Inversement, la culture, sous ses mille formes et représentations, permet de sortir de toute conception normative du moi, de se libérer d’un modèle unique.»

Ces dernières années, des philosophes ont tenté d’apporter une réflexion sur les séparations, la maladie, le deuil, le chagrin ou tout ce qui nous touche et modifie notre identité, sans pour autant fournir aux lecteurs des réponses toutes faites. Claire Marin, autrice de Rupture(s) et Etre à sa place (éd. l’Observatoire, 2019 et 2022) en fait partie. Loin de promettre la fin des douleurs et des échecs, la philosophe, elle-même atteinte d’une maladie auto-immune, appelle à s’arrêter sur ces «cataclysmes intérieurs».

«On devrait plutôt s’intéresser au développement impersonnel»,conclut Thierry Jobard. Plutôt que de penser à soi, repenser modestement sa place dans le monde est autrement plus riche. Le paradis, c’est les autres ?

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