par Sarah Finger, correspondante à Montpellier publié le 30 juin 2022
«Je suis épuisée, au bout du rouleau. Je ne vis plus, je survis.» Sandra Vétier-Rey, 51 ans, professeure agrégée d’économie et de gestion, pose sa canne avant de s’allonger sur son canapé. Atteinte de douleurs chroniques au bassin depuis 2007, elle ne peut plus rester assise ni debout. Cloîtrée dans sa maison de Caissargues, près de Nîmes (Gard), elle confie son angoisse, la voix brisée : «Je ne sais toujours pas ce que le rectorat compte faire de moi à la rentrée. J’attends mon affectation depuis trois mois. Après trente ans d’ancienneté dans l’éducation nationale, cette incertitude est une torture psychologique.»
Déclarée travailleuse handicapée en 2009, Sandra Vétier-Rey s’est vue attribuer un taux d’invalidité de 80% par la Maison des personnes handicapées du Gard. Depuis la rentrée 2015, l’enseignante, qui dépend de l’académie de Montpellier, occupe un «poste adapté» rattaché au Centre national d’enseignement à distance (Cned) de Rennes. Elle peut ainsi travailler chez elle, allongée. Elle bénéficie aussi d’un service allégé de 50%, car ses après-midi sont consacrés aux soins : kiné, psychiatre, psychologue, infirmière se relaient chez elle et l’aident à gérer une liste impressionnante de médicaments (morphine, anxiolytiques, antidépresseurs, cannabis thérapeutique…).
«Désespérantes et épuisantes»
Fin mars, elle reçoit un courrier qui fracasse ce fragile équilibre : le rectorat de Montpellier lui annonce que son poste adapté n’est pas renouvelé. «Cette lettre disait que je n’étais plus prioritaire, moi qui suis invalide à plus de 80 %», s’indigne l’enseignante. La panique la gagne à l’idée de devoir retourner devant des élèves : «Je n’ai plus enseigné en présentiel depuis sept ans !» Et dans quel lycée, dans quelles conditions ? «Je ne peux conduire qu’un quart d’heure, et je ne peux plus rester assise…»
Sandra Vétier-Rey en appelle aux docteurs qui la suivent, produit auprès de l’administration de multiples certificats médicaux. Les derniers, datés de juin, font état d’«idées suicidaires», d’angoisse«majeure».
Ses espoirs reposent désormais sur un recours contentieux déposé le 22 juin par son avocat, Me Charles Galy. «Cette action devant le tribunal administratif est la cinquième que nous menons depuis deux ans, explique-t-il. Il a fallu se battre pour ses conditions de travail, ses horaires, son matériel… On est très proche du harcèlement moral. De telles situations sont désespérantes et épuisantes pour les agents concernés.»
Son de cloche très différent du côté du rectorat de Montpellier : selon Alma Lopes, la DRH, ce serait Sandra Vétier-Rey qui aurait préféré mettre fin à son travail pour le Cned, car «elle ne s’y épanouissait plus», affirme-t-elle à Libération. Cette version est contredite par les documents que nous avons pu consulter. «Les enseignants en situation de handicap éprouvent parfois un sentiment d’injustice, poursuit la DRH. Mais le rectorat s’emploie à leur offrir un accompagnement sur mesure.» L’académie de Montpellier ne dispose que de 60 postes adaptés, alors qu’elle compte 1 600 enseignants handicapés. Difficile de savoir combien, parmi eux, souhaiteraient travailler à domicile.
En feuilletant son épais dossier, Sandra Vétier-Rey se remémore les tracas qui lui ont pourri la vie. Comme la panne de son ordinateur qui l’a coupée plusieurs mois de son travail, de ses collègues, des informations internes… «Le service informatique du rectorat m’a répondu qu’il n’y avait pas de maintenance à domicile pour les profs handicapés», se souvient-elle. Elle évoque aussi ces longues années d’attente avant d’obtenir l’aménagement de son poste de travail, chez elle : «J’ai reçu en juin l’équipement complet, juste au moment où l’on me dit que je vais retourner en présentiel !»
«Maltraitance terrible»
Le cas de Sandra Vétier-Rey serait loin d’être une exception, comme le prouvent les témoignages publiés en ligne par l’Association nationale des travailleurs handicapés de l’éducation nationale, sous une photo où il est inscrit : «Qui peut enseigner en saignant ?» Professeure de lettres près de Bordeaux, Florence Dumas-Castets a cofondé ce collectif il y a trois ans. Elle résume : «Parmi nos 360 adhérents, certains vivent des situations très dramatiques, ne peuvent plus travailler et quittent l’éducation nationale. Beaucoup sont poussés à bout et sombrent dans la dépression. C’est une maltraitance terrible.»
Cette enseignante pointe notamment l’incapacité de l’administration à aménager les postes de travail en classe ou les horaires des personnels porteurs de handicap. «Tout est compliqué, même obtenir un siège. Partout, on constate des problèmes de réactivité, on nous oppose sans cesse un manque de moyens. Rien n’est prévu de manière pérenne.» De plus, ces postes sont non renouvelés. «Des enseignants handicapés sont donc contraints à demander un temps partiel, ce qui entraîne une importante perte de salaire. En d’autres termes, on nous demande de financer notre handicap, analyse Florence Dumas-Castets, qui vit elle-même cette situation. L’éducation nationale veut employer plus de personnes handicapées, mais le reste ne suit pas.»
En effet, l’Education nationale n’atteint pas les 6% de travailleurs handicapés prévus par la loi dans les effectifs des entreprises privées ou des structures publiques. Dans le préambule du «Plan pluriannuel d’insertion professionnelle des personnes en situation de handicap et d’inaptitude 2020-2022», Jean-Michel Blanquer, à l’époque à la tête du ministère, écrivait : «Pour l’année 2019, le taux déclaré est ainsi de 3,85% quand il atteint 5,61% dans l’ensemble de la fonction publique. En la matière, nos résultats sont donc améliorables.» Dans ce document, il était question pour le ministre«d’être exemplaire» face à l’intégration des personnels concernés.
En février, 300 enseignants handicapés lançaient un SOS à Jean-Michel Blanquer ; leur lettre ouverte demandant davantage de dialogue et de prise en compte de leurs besoins n’a eu aucune réponse. Un autre courrier a récemment été remis à Pap Ndiaye, nouveau ministre. Pour l’heure, c’est aussi resté lettre morte.
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