Par Pauline Ferrari Publié le 1er juillet 2022
Premières fois, modes d’emploi… Sur TikTok, les contenus d’éducation sexuelle à destination des adolescents et jeunes adultes se multiplient, avec des communautés d’entraide très actives.
« Les prélis, c’est quelques jours avant de passer à l’acte ou ça peut être le même jour ? », « Comment on fait pour galocher ? », « C’est normal de pas avoir ses règles à 12 ans ? » Depuis sa voiture ou dans le confort de son lit, Lilou, alias @lilou_sans_tabou, répond aux questions de ses abonnés à son compte TikTok (ils sont plus de 133 000).
« La majorité des questions, c’est pas sorcier. Quand ça demande plus d’expertise, je réoriente vers des spécialistes », explique-t-elle. La jeune femme n’est ni gynécologue, ni sexologue. Elle a 21 ans et elle est étudiante audioprothésiste. « A 17 ans, j’ai découvert que j’avais un vaginisme [contraction des muscles à l’entrée du vagin rendant difficile la pénétration] et j’aurais aimé qu’une grande sœur me parle de tout ça », se souvient-elle.
Sur TikTok, réseau social phare des adolescents, de nombreux jeunes créateurs de contenus partagent leur expérience et leurs conseils sur les sexualités, de la santé sexuelle aux fétichismes, en passant par la question du consentement. « Je crée le genre de vidéo que j’aurais aimé voir en tant qu’ado », raconte l’Américaine Shelly Ray Crossland, qui tient le compte @shamelesslyshelly, et aborde des sujets comme la contraception, l’IVG ou les violences sexuelles. Tant de questions qui peuvent parfois tourmenter les ados, et qui sont parfois difficiles à aborder avec les parents, les amis, ou même pendant les (rares) séances d’éducation sexuelle dispensées à l’école.
A l’origine de cet engouement, il y a ces femmes qui ont pavé le chemin sur Instagram : @jemenbatsleclito, @wi_cul_pedia, @mashasexplique, @jouissance.club. Elles aussi se mettent à TikTok, comme Masha, devenue @mashasexprime, qui cumule 157 000 abonnés sur la plate-forme. « J’ai fait une vidéo sur le fait que la première fois n’était pas censée faire mal, qui a fait plus d’un million de vues. Il y a un gros besoin d’éducation sexuelle chez les jeunes, même s’ils ont plus de ressources que la génération 25-35 ans », explique cette créatrice de contenus.
Un lien particulier avec le public
Depuis 2001, au moins trois séances d’information et d’éducation à la sexualité par an et par classe sont censées être dispensées dans les établissements scolaires, du primaire au lycée. Dans les faits, on est loin du compte. « Même les établissements qui s’y collent, c’est une séance tous les deux ans », constate Margot Fried-Filliozat, sexothérapeute et autrice de Sexpérience. Les réponses aux questions des ados (Robert Laffont, 2019), qui intervient en collège et lycée sur les questions d’éducation sexuelle.
Pour ceux et celles qui ont accès à de l’éducation sexuelle, celle-ci est bien souvent centrée sur les rapports hétérosexuels, laissant les autres orientations sexuelles dans le flou
En 2016, une étude du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes constatait que 25 % des écoles n’avaient mené aucune action d’éducation sexuelle dans l’année écoulée, tandis que seulement 10 % des classes de lycées avaient pu bénéficier de ces trois séances annuelles pourtant obligatoires. « Il faut des intervenants formés, du budget pour ces séances, que les temps soient prévus dans les programmes », martèle Margot Fried-Filliozat. Et pour ceux et celles qui ont accès à de l’éducation sexuelle, celle-ci est bien souvent centrée sur les rapports hétérosexuels, laissant les autres orientations sexuelles dans le flou. « C’est important d’avoir des représentations dès l’adolescence, explique Marie Cay, qui, sur son compte TikTok suivi par 20 000 personnes, évoque la sexualité entre femmes. Quand tu n’as aucune personne queer dans ton entourage, tu n’as pas forcément le vocabulaire, les codes… » « Pour la représentation de la sexualité lesbienne, il y a soit le porno, soit des films comme La Vie d’Adèle, très stéréotypés. Quand on a du mal à s’assumer, c’est compliqué de poser des questions », remarque Bilamé, du compte @parlonslesbiennes, 28 000 abonnés sur TikTok.
L’attrait pour le sujet est là : le hashtag #sexeducation regroupe plus de 38 millions de vues sur l’application TikTok. De par son interactivité, au travers des commentaires ou de la possibilité de répondre en vidéo à une autre vidéo (sous format de « duos »), l’application rend en effet la parole très spontanée, et très « cash »,selon Marie Cay. « Sur TikTok, les gens sont ouverts, c’est simple de parler », constate celle qui regrette néanmoins le format trop court des vidéos. Autre spécificité notable : sur TikTok, les jeunes posent leurs questions principalement en commentaires, et non en messages privés. « Par messages privés, on perd un temps fou à répondre. Quand je réponds en vidéo, ça profite à tout le monde »,développe Masha. Répondre ouvertement aux questions des internautes crée un lien particulier avec le public, selon Lilou : « Il y a un échange, un partage, ils ont l’impression de me connaître. »Pour les ados, TikTok joue le rôle de grande sœur à portée de smartphone.
Enfin, comparé à d’autres plates-formes, TikTok est doté d’un algorithme fondé sur les interactions des utilisateurs avec un type de contenu. « Si tu consommes des contenus bienveillants, tu te mets dans un cercle vertueux. C’est notre responsabilité vis-à-vis des personnes qui nous suivent de modérer nos commentaires et d’exclure ceux qui sont malveillants, pour rester dans cette boucle »,développe Marie Cay. Son fonctionnement tend ainsi à créer des communautés de soutien autour de telle ou telle problématique liée à la sexualité. « J’ai vu beaucoup de gens qui s’y sont fait des amis, qui ont trouvé des communautés en ligne qui les ont aidés à naviguer dans les difficultés de la vie, sur des sujets de sexualité, d’amour, de santé mentale », commente Shelly Ray Crossland.
Fausses informations et censure
Mais, si les contenus d’éducation sexuelle bienveillants se démocratisent sur TikTok, ils sont parfois en concurrence avec d’autres vidéos misogynes, homophobes, ou diffusant de fausses informations – par exemple au sujet du plaisir féminin. Régulièrement, des vidéos d’influenceuses invitent des filles à « resserrer » leur vagin (sous peine d’être « trompées ») ou à se faire opérer la vulve pour la « rajeunir ». Des propos parfois destructeurs pour les plus jeunes.
Sous couvert de protéger les jeunes des contenus pornographiques, beaucoup de contenus liés à l’éducation sexuelle sont bannis de TikTok
D’autant plus que, comme Instagram, TikTok affiche des règles très strictes : sous couvert de protéger les jeunes des contenus pornographiques, beaucoup de contenus liés à l’éducation sexuelle sont bannis – ou rendus invisibles. « Je ne peux pas utiliser le mot “sexualité”, “vulve”, “pénis”… J’ai dû développer tout un langage détourné, et créer un deuxième compte au cas où », ajoute Masha. Et ce n’est pas la seule : le détournement semble être la règle implicite pour parler de sexualité. « On est obligés de développer des techniques pour censurer son propre contenu, sinon on est bannis », observe Marie Cay, qui n’écrit jamais le mot « orgasme » mais « org@sm€s », ou encore de « cl ! to », pour déjouer les mots censurés par la plate-forme. « C’est comme une épée de Damoclès », soupire Bilamé, titulaire du compte Parlonslesbiennes.
Un double standard, car, si les contenus liés à la sexualité sont souvent bannis sur TikTok, de la pornographie ou du revenge porncircule librement sur d’autres réseaux sociaux, en particulier Telegram ou Snapchat. « Les plates-formes sont responsables de la régulation des contenus… mais il y a une forme d’hypocrisie à éliminer ces vidéos à vocation éducative », ajoute la sexothérapeute. Pour celles qui créent du contenu éducatif sur TikTok, il n’est pourtant pas question d’abandonner. « Plus on parle de ces sujets, moins il y aura de stigmatisation », conclut Shelly, qui a fait de cet adage son métier à plein temps.
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