Publié le26 juin 2022
Ben Farmer
Depuis la prise de pouvoir des talibans à Kaboul, le problème des toxicomanes ne s’est pas résorbé dans la capitale afghane. Le “Telegraph” s’est rendu sous le pont de Pul-e-Sukhta, il publie un reportage et des photos édifiantes sur la situation dramatique sur place.
En arrivant sous le pont, face à cette masse noire de formes recroquevillées, il est presque impossible de distinguer quoi que ce soit. Ces hommes sales et usés ressemblent à des prisonniers jetés dans des geôles médiévales crasseuses. Sur le bord du fleuve, à proximité, des corps allongés immobiles donnent à l’ensemble des airs de champ de bataille dévasté ou de scène d’accident d’avion.
Près de 1 000 toxicomanes s’abritent sous ce pont dans ce quartier de l’ouest de la capitale afghane. On finit par distinguer des visages, éclairés brièvement par la flamme d’un briquet. Plusieurs hommes avec des yeux vides et vitreux sont squelettiques et il leur reste sans doute peu de temps à vivre. Certains restent debout, les épaules voûtées et l’air absent, comme des zombies.
Des groupes se forment pour fumer la drogue sur des morceaux d’aluminium chauffé. Il y a attroupement autour d’un homme qui fabrique des pipes en verre. Un autre homme accroupi se taille la barbe avec des ciseaux, sans se soucier des montagnes d’ordures environnantes. Un vendeur de thé ambulant fait le tour des groupes avec optimisme. La circulation et la vie normale poursuivent leur cours au-dessus de leurs têtes.
“Il y a beaucoup de gens bien ici, explique un homme en désignant la foule des toxicomanes. Des ingénieurs, des médecins, des gens qui ont fait des études. Mais ils ont des problèmes avec la drogue. Et c’est de pire en pire.”
Environ 2 millions de consommateurs réguliers
Le pont de Pul-e-Sukhta était déjà un repaire de toxicomanes à Kaboul bien avant que les talibans ne reprennent le pouvoir, en août 2021.
Si la lutte contre le trafic de drogue en Afghanistan est souvent présentée comme un moyen d’empêcher l’héroïne d’inonder nos rues, cette drogue et d’autres font aussi des ravages ici. Selon une étude de 2015, le pays compterait entre 1,9 million et 2,3 millions de consommateurs réguliers de drogues pour 39 millions d’habitants. La proportion de consommateurs d’opium ou d’opiacés y serait la plus élevée au monde.
Actuellement, l’effondrement de l’économie entraîné par la victoire des talibans et le développement du trafic de méthamphétamine ne font qu’aggraver cette situation. Tous les drogués qui vivent sous le pont sont accros à l’héroïne ou à la méth. Chacun a une histoire différente. Beaucoup disent qu’ils ont commencé à se droguer après avoir travaillé en Iran.
“La première fois, je me suis senti plus fort”, explique un homme.
“Beaucoup prennent de la drogue pour être en forme ou pouvoir travailler le plus longtemps possible.”
Un autre raconte qu’il était dans l’armée afghane et s’est mis à l’héroïne quand il se battait contre les talibans lors de missions éreintantes et dangereuses dans les provinces du sud du pays. Syed Ramin, 32 ans, est tombé dans l’héroïne puis dans la méth suite à une déception amoureuse.
“J’allais entrer à l’université et j’étais amoureux de cette fille, mais sa famille n’était pas d’accord. Ensuite, j’ai fait une dépression et je prenais de l’héroïne pour oublier.”
Un problème qui persiste
Quand les talibans ont pris le pouvoir, en août 2021, ils ont affirmé qu’ils allaient rapidement régler le problème de la drogue dans la capitale. Ils ont arrêté des milliers de toxicomanes dans les rues pour les conduire de force dans le centre de désintoxication de l’hôpital Ibn Sina de la capitale.
L’hôpital compte 1 000 lits, mais selon le personnel, il y avait trois patients par lit après le passage des talibans. Confrontés à la surpopulation, à la violence des patients et à des conditions d’accueil qui n’offraient guère de perspectives de sevrage, les médecins de l’hôpital ont persuadé les talibans de mettre un terme à leurs arrestations.
L’hôpital, situé sur la route de Kaboul, à Jalalabad, vit désormais une situation inverse. Avec seulement 300 patients, l’ancien camp militaire est presque désert. Abdul Nasir Munqad est le directeur de l’hôpital. Ce chef taliban a passé trois ans dans la prison de haute sécurité de Bagram, au nord de Kaboul, après avoir été capturé par les Américains. Il supervise désormais le travail des médecins et les infirmières, accompagné de ses gardes du corps.
Il nie toute aggravation de la consommation de stupéfiants en Afghanistan et accuse la “mafia de la drogue” de l’ancien gouvernement d’être responsable de la situation.
Les talibans ont également ordonné la fin du commerce du pavot dans le pays, bien que la communauté internationale demeure sceptique sur leur bonne volonté. “Sur ordre de notre chef suprême, Haibatullah, une décision a été prise pour réduire ce problème, dit-il. Aujourd’hui, la question de la drogue est moins importante.”
Il explique que la baisse actuelle du nombre de patients est due au manque de moyens qui fait que l’hôpital ne peut pas les nourrir correctement. L’aide internationale qui permettait autrefois de maintenir l’hôpital à flot s’est tarie. Les salaires ne sont pas payés, et les patients ne reçoivent que du pain ou du riz à manger. Les traitements de substitution comme la méthadone commencent à manquer.
La religion comme traitement
Chaque patient suit un programme de quarante-cinq jours. Les quinze premiers jours sont consacrés au sevrage sous surveillance médicale pour éliminer les drogues de leur organisme. Ensuite, ils suivent un programme thérapeutique. La religion joue un rôle important dans le traitement, et ce depuis bien avant l’arrivée des talibans, explique le Dr Atiq Azimi, secrétaire du directeur. “Notre problème est différent de celui des pays européens où les gens prennent des drogues pour le plaisir. Ici nos patients n’ont pas d’emploi, pas de revenus.”
“Nous avons commencé nos cours de théologie parce que la religion a une place importante dans notre pays et que cela porte ses fruits. Nous savons par expérience que nous pouvons éradiquer l’addiction grâce à l’aide de Dieu.”
Après la fin des internements forcés, presque tous les patients sont désormais volontaires ou ont été amenés par leur famille. Ils ne peuvent cependant pas sortir pendant leur traitement et vivent pratiquement comme des détenus. Il y a d’ailleurs beaucoup de tentatives d’évasion.
Lors de notre visite, quand nous faisons le tour des salles, un homme soulève sa chemise pour nous montrer ses énormes bleus dans le dos, il se plaint d’avoir été battu. Les médecins disent qu’il ment et qu’il est schizophrène. Le patient lui-même se décrit comme “fou”. Si le personnel parle des patients avec compassion, il reconnaît qu’il y a des affrontements et parfois des violences difficiles à gérer.
Bashirullah, un ancien soldat de 26 ans, s’est sevré de l’héroïne à l’hôpital l’année dernière. Il est désormais surveillant bénévole, et manie un câble électrique pour empêcher les évasions. Il explique qu’il a commencé la drogue alors qu’il servait dans des bases militaires éloignées de chez lui.
“Pendant des mois, je ne pouvais pas rentrer chez moi et cela m’a beaucoup perturbé et déprimé.”
Lorsque l’ancien gouvernement s’est effondré, il a décidé d’arrêter la drogue parce qu’il n’avait pas d’argent pour se la payer.
Difficultés économiques
L’ONU ne dispose pas de chiffres actualisés sur le nombre de toxicomanes dans le pays aujourd’hui. D’après les recherches les plus récentes, menées en 2019, la méthamphétamine avait commencé à s’installer chez les jeunes du pays.
La pauvreté et le désespoir engendrés par l’effondrement économique généralisé en Afghanistan ont généralement tendance à augmenter la toxicomanie. Kamran Niaz, de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, explique :
“Il est certain que lorsqu’il y a des difficultés économiques, lorsque la population est déplacée, elle cherche des mécanismes pour compenser ses difficultés. Et les gens sont donc plus vulnérables face aux drogues.”
La tentation de retomber dans la drogue est également plus forte avec les difficultés économiques. Plusieurs des hommes qui vivent sous le pont ont déjà suivi le programme de l’hôpital, certains plusieurs fois.
Ramin reconnaît que son passage à l’hôpital ne l’a pas aidé. “Quand je suis sorti, je n’étais pas plus avancé, explique-t-il. Il n’y avait toujours pas de travail. J’avais beau avoir été sevré, j’ai replongé dès ma sortie.”
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