par Sylvain Venayre publié le 30 juin 2022
Il est mort, le tribun. On n’entendra plus sa grosse voix tonner à l’Assemblée nationale. On n’admirera plus ses talents oratoires, la violence avec laquelle il se déchaînait contre ses adversaires, la passion qu’il mettait dans tous ses combats politiques, son endurance aussi, qui lui avait fait parcourir la France entière pour convertir le peuple à la République – lui qui aurait certainement pu dire : «La République, c’est moi.» Et la nation, c’était lui aussi, d’ailleurs.
Il était certes un peu trop grossier, un peu trop débraillé, au goût des élites. Puis, on se méfiait de son tempérament autoritaire. Une fois au pouvoir, n’en profiterait-il pas pour assouvir un obscur désir de dictature ? Derrière le corps du tribun, ne reconnaissait-on pas l’ombre de César ? Cependant, il y était déjà parvenu, au pouvoir, proclamant à son de trompe que ce serait quelque chose, qu’on allait voir ce qu’on allait voir, que son ministère serait un «grand ministère». Mais on n’avait pas vu grand-chose. Les oppositions modérées et conservatrices étaient trop fortes. Elles avaient eu sa peau. Au bout de deux mois et demi à peine, il avait dû démissionner.
Pistolet chargé
Mais il avait de la ressource. Il s’était retiré dans sa résidence secondaire, avec sa compagne dont – scandale – il n’était pas l’époux. Il préparait son retour politique et ce retour serait triomphant. On l’avait vaincu, OK, mais sa contre-offensive allait être terrible. N’était-il pas la nation et la République ?
Seulement voilà, il était mort.
Mort jeune, en plus, à 44 ans. Et mort bêtement, en se blessant à la main droite, avec un pistolet chargé. Mais enfin, bel et bien mort.
Dans un livre très original, Anne Carol attrape l’histoire du tribun – Léon Gambetta – au moment où d’habitude on la finit, lorsque Gambetta meurt, lorsque s’éteint la voix du grand homme. Et, telle une inspectrice de police judiciaire enquêtant sur un crime sans cadavre, elle ne se pose qu’une seule question tout au long de son livre : où est passé le corps ?
Accident de jeunesse
Car Gambetta, c’était aussi un corps : un corps massif, bedonnant, exubérant, bambocheur, que les caricaturistes de l’époque mettaient volontiers en scène, mais également un corps malade, diabétique, fragile des poumons, de l’estomac, du colon – borgne aussi, à la suite d’un accident de jeunesse, survenu à l’œil droit. Un corps que les médecins avaient déjà souvent examiné.
Dès que Gambetta se blesse à la main droite, les médecins reviennent. Il faut soigner la blessure, cependant que les rumeurs enflent dans les journaux (il se serait blessé lui-même, vraiment ? on ne nous la fait pas à nous, si vous voulez savoir ce qui s’est réellement passé, cherchez plutôt la femme…). Puis, il faut soigner la maladie née de la blessure, tenter de sauver le patient.
Puisque ce n’est pas possible, alors, il faut aider à raconter la belle mort du grand homme, comme on le faisait autrefois et comme on le fait encore, en cet âge de la photographie et de l’embaumement. Et aussi prouver qu’on a bien fait son travail. Pour cela, le mieux à faire et le plus simple, c’est de pratiquer une autopsie, que motive aussi la curiosité scientifique.
On ouvre donc le crâne et le corps de Gambetta, dont les morceaux s’en vont, dans un état de décomposition déjà assez avancé. Paul Bert, inconsolable, récupère le cœur ; d’autres des portions d’intestin. Le cerveau va au laboratoire d’anthropologie. On sectionne l’avant-bras droit, pour mieux prouver qu’il a été bien soigné.
Tombeau trop étroit
L’enterrer ne sera pas simple. Le tribun avait réclamé un enterrement civil (un grand objet de lutte politique dans les années 1870). Il en aura deux : un à Paris, officiel, et un à Nice, familial, dans un tombeau que tout le monde s’accordera à trouver trop étroit. On le reconstruira en 1909. A cette occasion, on manipulera une dernière fois le corps sans tête de Gambetta.
Si vous allez vous recueillir aujourd’hui au cimetière du château, à Nice, sachez donc que le caveau n’abrite qu’un corps incomplet. Vous trouverez le cœur au Panthéon, où il a été transféré en 1920 ; l’œil au musée de Cahors, sa ville natale ; le cerveau dans les collections du Muséum d’histoire naturelle. L’avant-bras et les intestins ont disparu, mais vous pourrez en voir des dessins au musée Dupuytren, où est également conservée la fatale balle de pistolet. Cet extraordinaire éparpillement, Anne Carol en élucide minutieusement les causes politiques, médiatiques, scientifiques et morales – comment et pourquoi on a tant coupé le corps d’un homme à qui il avait été si difficile, de son vivant, de couper la parole.
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