Par Maroussia Dubreuil Publié le 2 juillet 2022
ENQUÊTE Un quart des adultes français présentent une déficience auditive. Un pourcentage qui croît avec l’âge. Pourtant, s’appareiller est un cap que certains seniors ont du mal à franchir, comme un signe de vieillesse mal assumée.
De l’avis de ses proches, Felipe Kriegelstein, 80 ans, fait preuve de mauvaise foi. Cet ingénieur aéronautique à la retraite, sémillant président du conseil syndical de sa copropriété à Levallois-Perret, dans les Hauts-de-Seine, refuse d’admettre qu’il perd l’audition comme feu « Mamie Kriegelstein ». Quand sa femme et ses filles lui suggèrent d’aller consulter un oto-rhino-laryngologiste (ORL), il esquive le problème : « J’entends parfaitement bien la télévision. Si vous parliez aussi distinctement qu’Evelyne Dhéliat ou Louis Bodin, je ne vous ferais pas répéter ! De toute façon, on a de la chance puisqu’on a tout en double… », déclare-t-il, provocateur, en posant ses mains sur ses deux oreilles. Après son petit déjeuner, il fourre systématiquement les publicités de prothèses auditives, qu’il considère comme une « grosse arnaque », dans ses courriers indésirables : « Même les marchands de lunettes s’y mettent ! Ils se font un beurre pas possible avec ces gadgets ! »
Comme une personne sur deux de plus de 65 ans, Felipe Kriegelstein est très probablement atteint de presbyacousie, une baisse de l’audition progressive due à l’âge. Ce phénomène représente près de neuf cas de surdité sur dix en France, selon les chiffres de l’OMS. A la différence de la presbytie (la difficulté à voir de près liée au vieillissement naturel de l’œil), la presbyacousie est souvent mise de côté par les personnes touchées : le temps moyen entre la prise de conscience et l’appareillage peut atteindre dix ans (Eurotrak, 2022). Et encore, seuls 37 % des patients touchés par une déficience auditive invalidante – qui désigne une perte auditive supérieure à 35 décibels dans la meilleure oreille et affecte 4 % des Français, selon une récente étude de l’Inserm – sont équipés. « La presbyacousie est un handicap dans la relation à l’autre, c’est toute la différence avec la presbytie. Si l’entourage est stigmatisant avec des phrases comme : “Tu entends quand ça t’arrange”, la personne concernée va fuir »,explique Nicolas Dauman, maître de conférences en psychopathologie clinique à l’université de Poitiers.
A tue-tête
A cela s’ajoute le souvenir rebutant du gros haricot rosacé qui sifflait derrière les oreilles de nos aînés, dans les années 1990. « Mon beau-frère disait toujours : “Allo, ici Radio Londres” quand il passait à côté de maman », raconte Simone Réveillon, 83 ans, qui a longtemps repoussé l’idée de se faire appareiller. « L’an dernier, quand ma fille m’a dit que j’allais finir toute seule dans mon coin, ça a fait tilt », avoue-t-elle. Pire, l’ombre du Professeur Tournesol, à l’ouïe défaillante, source inépuisable de quiproquos et de situations loufoques, plane sur nous… « La surdité a souvent été associée à la folie », explique Gaëlle Cointre, responsable de projet en prévention et promotion de la santé à la Fédération nationale de la Mutualité française. Ses « cafés audition » sont l’occasion de déconstruire les idées reçues pour décomplexer les gens sur le sujet : « Le terme “sourdingue”, par exemple, a longtemps été utilisé, parce que la médecine n’était pas en mesure de détecter les causes de la perte auditive. De la même manière que les sourds-muets n’étaient pas plus muets que les autres, c’est juste qu’ils n’étaient pas stimulés. »
« Il n’y a pas plus sourd que qui veut l’être », estime Cathy Kriegelstein, épouse d’un malentendant
Felipe Kriegelstein demande expressément qu’on laisse ses oreilles tranquilles. Il plaisante sur son « très léger strabisme divergent » venu s’ajouter à sa presbytie, fait des jeux de mots sur sa dernière opération – « Depuis qu’on m’a enlevé la vésicule biliaire, je ne me fais plus de bile » – et s’appuie fièrement sur la canne au pommeau en argent léguée par son grand-père. Mais il refuse de glisser dans son pavillon ce qu’il appelle « un cornet de frites », en référence au cornet acoustique du XVIIe siècle qui conduisait les ondes sonores vers le tympan. En attendant, Cathy, son épouse, contrainte d’écouter « C à vous » à tue-tête, est régulièrement accusée par son cher et tendre « de passer du coq à l’âne de manière pernicieuse, dans le but de le perdre dans la conversation », et elle a le sentiment général de parler dans le vide. « Il n’y a pas plus sourd que qui veut l’être », se désole-t-elle.
A Marly-le-Roi, dans les Yvelines, Danièle Coraluppi, « “Cœur de lion” en français », traduit-elle instantanément, s’est transformée en militante de l’oreillette. A la tête de l’association Durd’oreille – « un nom amusant, pour dédramatiser » – cette octogénaire d’origine italienne entend convaincre les anses cotonneuses de bien vouloir s’équiper. « Je suis entourée de personnes qui font des dénis de surdité, décrit-elle. Dans mon club de peinture sur porcelaine, je dois répéter tout ce que je dis deux ou trois fois, c’est agaçant. » Sensibilisée au sujet par la presbyacousie de son époux il y a une vingtaine d’années, elle n’a pas hésité à se faire aider dès les premiers signes de perte auditive. « Grâce à nos appareils de dernière génération, mon mari reçoit directement le téléphone dans les oreilles et moi la télé. C’est le confort absolu ! »
Pour goûter aux joies du Bluetooth dans les esgourdes, la première étape est le passage chez l’ORL. Certains patients, qui n’assument pas toujours ce signe de vieillissement, espèrent duper le spécialiste en faisant semblant d’entendre des aigus qu’ils ne captent plus. Mais cette entourloupe du tympan, si tant est qu’elle fonctionne, ne résistera pas longtemps à l’épreuve de la réalité. L’ORL pousse en effet l’examen jusqu’à choisir des mots comme « ballon » et « vallon » pour leur capacité à emmêler le patient… et pour le bien de ce dernier. « On sait depuis près de quarante ans que la surdité est un élément majeur qui précipite la démence, explique le docteur Laurent Tardivet, ORL exerçant à Nice. Si vous ne sollicitez pas votre audition, ce n’est pas l’oreille qui dépérit, c’est le cerveau. »
En mode plage, messe ou réunion
Pour déjouer ce terrible destin et attirer une clientèle qui se sent encore jeune, les audioprothésistes installés en centre-ville et dans les zones commerciales rivalisent d’idées. Audika, pionnier français dans le domaine, a remplacé ses égéries Robert Hossein puis Anny Duperey (qui incitaient leurs fans à se faire appareiller) par des seniors anonymes dans la fleur de l’âge assumant pleinement leur presbyacousie. Dans la dernière campagne promotionnelle, un écran divisé en cases, type Zoom, réunit virtuellement une quinzaine d’entre eux chantant en chœur le titre Don’t Stop Me Now, de Queen. Dans le même esprit, Idéal Audition a soigné la décoration de ses boutiques en jouant sur un panaché gris anthracite et orange, avec des boiseries, et a installé un affichage dynamique en vitrine. « Depuis un an, nous proposons des dépistages en ligne », indique son directeur fondateur, Dan Bettach, qui œuvre aussi sur Facebook et Instagram – « pas encore sur TikTok ! » – où il a posté la toute nouvelle poupée Barbie Mattel équipée de prothèses auditives rose fluo, sortie en mai.
« On peut donc avoir des qualités sonores qui permettent de récupérer beaucoup d’audition », explique Claire Pernot, directrice communication et marketing chez Audika
« On a connu des révolutions dans le marché de l’aide auditive aussi importantes que celles relatives au smartphone, explique Claire Pernot, directrice communication et marketing chez Audika, bien décidée à faire oublier les vieux sonotones. On est passé des appareils à pile aux prothèses rechargeables et connectées. Par ailleurs, l’intelligence artificielle mise au service des puces des appareils auditifs peut traiter différemment les signaux sonores : paroles, silence, brouhaha… On peut donc avoir des qualités sonores qui permettent de récupérer beaucoup d’audition. A cela s’ajoutent les modes type plage, messe ou réunion, réglés par les audioprothésistes en fonction de vos habitudes de vie. » Après le lancement raté des prothèses aux couleurs acidulées et au motif panthère, le marché s’est positionné sur des appareils aussi discrets, voire plus, que des écouteurs sans fil : les intra-auriculaires et les mini-contours. Au point que le 13 avril dernier, dans l’Aisne, un Saint-Quentinois malentendant a écopé d’un procès-verbal de 135 euros et d’un retrait de trois points de son permis de conduire pour « port à l’oreille d’un appareil susceptible d’émettre du son ».
Depuis que madame Réveillon profite de ses mini-contours, elle entend à nouveau gazouiller les oiseaux dans la campagne bourguignonne. Equipée depuis un an et demi d’un modèle minimaliste beige nacré qui se fond dans sa coupe au carré, elle a pu bénéficier en partie de la réforme 100 % santé. « Comme j’ai pris le modèle juste derrière le nec plus ultra, ça m’a coûté 590 euros. La Sécurité sociale a pris en charge 480 euros et ma mutuelle 2 920,00 euros. Au début, les sons me paraissaient trop forts, mais au bout de trois mois j’oubliais d’enlever mes appareils avant de me coucher. » A Levallois, Cathy Kriegelstein a fomenté un plan. Elle vient de prendre deux rendez-vous chez l’ORL pour elle et son mari. « Comme ça, personne ne se sentira visé ! »
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