par Frédérique Roussel publié le 29 juin 2022
Nous nous parlons un quart du temps à nous-mêmes. Une activité silencieuse et industrieuse : lister des choses à faire, réciter des vers, fredonner un air, se motiver pour un rendez-vous, rejouer un conflit… C’est la fameuse «petite voix», si intime, qui semble se démultiplier quand on se rappelle une conversation ou quand on a l’impression d’écouter quelqu’un d’autre parler dans notre tête. Hélène Lœvenbruck les apprivoise et les décortique à sa manière dans le laboratoire du CNRS de psychologie et neurocognition à Grenoble qu’elle dirige (1). Dans un essai richement référencé, la linguiste montre combien le phénomène du langage intérieur se situe à la croisée de plusieurs disciplines, neurosciences, philosophie, psychiatrie, psycholinguistique et littérature, et combien il n’a pas encore livré tous ses secrets. Entretien.
Qu’est-ce que le langage intérieur ?
C’est la parole formulée dans sa tête, qui est antérieure à l’émission de la parole à voix haute. On l’appelle endophasie. La strate la plus développée correspond à celle qu’on entend dans sa tête quand on récite un poème par exemple. Mais certaines phases peuvent être moins formulées, parfois juste des mots, parfois seulement un concept. Parfois on décide de parler dans sa tête, consciemment, par exemple en se répétant une liste de courses. A d’autres moments, ce n’est pas conscient.
Comment ça pas conscient ?
C’est le fameux vagabondage mental, que défend Gabriel Bergounioux (1). On pourrait le comparer à une sorte de magma avec des éruptions de temps en temps. Vous regardez la colonne de la Bastille, elle suscite une pensée peut-être pas très intéressante qui va passer sous le seuil de la conscience, puis une autre à laquelle on prête cette fois-ci attention. Mon sentiment, c’est qu’on a une parole intérieure qui est inconsciente et qui émerge parfois à la conscience, avec plus ou moins de sensations auditives associées.
Est-ce lié au monologue intérieur de la littérature ?
Les études et expérimentations littéraires sur le monologue intérieur sont nées au moment où les psychologues et philosophes commencent à s’y intéresser à la fin du XIXe siècle. Aux Etats-Unis, William James parle de «flux de conscience» ; en France, Victor Egger consacre sa thèse de philosophie à la Parole intérieure et même Hippolyte Taine avait commencé à réfléchir sur les phénomènes mentaux, en particulier le langage intérieur. Ces recherches ont nourri l’imaginaire des écrivains de l’époque : Edouard Dujardin avec son roman entier en monologue intérieur Les lauriers sont coupés, James Joyce dont on peut citer le soliloque de Molly Bloom à la fin d’Ulysse et qui se réclamait lui-même de Dujardin, Dorothy Richardson, Valéry Larbaud, Virginia Woolf, chacun d’entre eux l’ont retranscrit à leur manière… Tout un faisceau international d’écrivains s’est intéressé à la manière de rendre le flux de pensées d’un personnage à l’écrit, en étant le plus juste possible. Avec le progrès des outils qui permettent de sortir de l’introspection et de la subjectivité, et de réaliser des mesures, les neurosciences se sont emparées de la question.
Est-ce que ce sont des propos toujours cohérents que nous nous tenons intérieurement ?
Certaines personnes ont tendance à utiliser une parole intérieure développée, avec de belles phrases, alors que pour d’autres il s’agit de bribes, d’abrègement du langage. Cela va de la condensation à la dilatation. Le monologue final de Finnegans Wake de James Joyce est un modèle d’endophasie condensée. Ce continuum d’un extrême à l’autre qui dépend des individus a été décrit par de nombreux auteurs. La situation influe aussi : si on doit préparer une conférence, on aura à l’esprit plutôt des mots et des phrases bien posés. De même, si on fait sa valise, on va énumérer les différents objets à emmener. A d’autres moments où il faut aller très vite, on sera moins précis dans notre formulation interne.
Est-ce qu’on ne s’adresse pas aussi à soi-même dans sa tête et même parfois à autrui ?
C’est la deuxième dimension de la voix intérieure. Dans le monologue, on utilise le «je». Certaines personnes disent que c’est leur propre voix qu’elles entendent, d’autres qu’elle est différente, plus neutre, sans inflexion. Un autre cas de figure, c’est l’imitation mentale de quelqu’un d’autre. Exemple : je peux parler dans ma tête en m’imaginant que je suis Dark Vador avec sa respiration terrifiante. Et puis, il y a la possibilité de simuler des dialogues. On peut revivre une conversation de la veille, souvent quand elle s’est mal passée, et imaginer ce qu’on aurait pu répondre. On peut aussi jouer un dialogue intérieur pour se préparer à une conversation à venir. Simuler des dialogues avec autrui, c’est ce qu’on appelle la dialogalité. On peut aussi explorer dans sa tête plusieurs perspectives ou arguments sur une même idée. Je peux dire : «Ah tiens, je vais voter pour X pour telle raison» et puis en fait : «Ce serait mieux Y pour telle autre raison». Dans une enquête pour le Guardian sur la voix dans la tête, Sirin Kale a interviewé une femme qui lui a raconté que quand elle avait une décision importante à prendre dans sa vie, cela prenait la forme d’un dialogue vif entre deux personnes, un couple d’Italiens alors qu’elle est anglaise. Et elle choisit à la fin celui qui a le meilleur argument.
Quelle est la troisième dimension ?
C’est la différence entre endophasie intentionnelle et non intentionnelle, les fluctuations entre des moments où on sait qu’on parle dans notre tête et des moments de vagabondage mental. On peut décider quand démarre et s’arrête la parole délibérée, intentionnelle. La non intentionnelle survient sans qu’on sache pourquoi. On a des stimuli mentaux qu’on se crée soi-même, mais dont on ne contrôle absolument pas ni l’initiation, ni l’interaction. Cela pose plein de questions sur le contrôle de nous-mêmes, de notre pensée, de notre conscience et même de notre libre arbitre. Parfois cela peut aller jusqu’à ne pas savoir si ce qu’on entend on l’a formulé soi-même.
Est-ce entendre des voix à la Jeanne d’Arc ?
Oui, et beaucoup d’écrivains le disent. Dickens affirmait entendre ses personnages et écrire les dialogues sous la dictée. Les chercheurs en endophasie du projet «Hearing the voice» de l’université de Durham ont mené une enquête en 2014 auprès d’écrivains, nombre d’entre eux disaient ne pas avoir la sensation d’être l’auteur de leurs écrits. Le dysfonctionnement d’un des mécanismes du cerveau peut produire l’impression de ne pas être l’auteur de nos pensées, et que la voix vient de l’extérieur. C’est là où on est Jeanne d’Arc, quelqu’un qui entend des voix. Pour moi, comme pour mes collègues à l’université de Durham, il y a une sorte de continuum entre la parole intérieure inconsciente et peu intentionnelle, qui a l’air d’arriver spontanément, et la vraie hallucination auditive, où l’on perçoit une voix avec l’impression que c’est autrui qui nous parle dans notre tête.
Pouvez-vous l’observer scientifiquement ce dysfonctionnement ?
A l’imagerie cérébrale, les régions de la motricité du langage et les régions auditives sont activées normalement. Mais, alors qu’habituellement elles sont connectées, cette boucle semble interrompue chez la personne qui entend des voix. Donc elle entend quelque chose dans sa tête, mais elle n’a pas la sensation de l’avoir produit elle-même. On ne sait pas expliquer cette déconnexion dans le cerveau. On commence à en avoir des traces objectives par l’imagerie mentale. Lucile Rapin, une doctorante de notre laboratoire qui a travaillé avec un spécialiste des hallucinations mentales chez les patients schizophrènes à l’université de British Columbia à Vancouver, a ainsi pu observer par l’imagerie mentale cette absence de connexions entre ces deux régions, et également une activité des muscles et des lèvres de la personne en train d’avoir une hallucination auditive grâce à de petits capteurs électromyographiques.
A-t-on tous une petite voix intérieure ?
Plein de théories ont été élaborées à partir de l’acception que tout le monde se parle à soi-même. Si on remonte aux travaux d’Hippolyte Taine, de Francis Galton aux Etats-Unis et même Jean-Martin Charcot, ils avaient commencé à percevoir que nous ne sommes pas universels dans notre façon de mentaliser le monde. Charcot avait remarqué que des patients affirmaient ne pas avoir de visuel dans la tête. Mais cela n’avait jamais constitué un vrai objet d’études, jusqu’à ce qu’en 2010, le neurologue anglais Aden Zeman tombe sur le cas d’un patient qui disait ne plus voir dans sa tête depuis une opération d’angioplastie. Par exemple, quand on lui demandait d’imaginer un tigre, il savait bien que c’était un félin à rayures, mais il n’avait pas de sensation visuelle. Après avoir publié son article, Zeman a reçu des centaines de courriers de gens qui disaient être ainsi depuis leur naissance et que cela n’avait rien de spécifique. Avec son équipe, ils ont inventé le terme d’aphantasie, qui peut être visuelle mais aussi auditive. Si on demande à un aphantasique d’imaginer un bruit de klaxon, il ne peut pas. Il sait ce que c’est qu’un klaxon, reconnaît le son, mais il ne peut pas le simuler dans sa tête. De même pour le goût, l’odorat, le contact… On en est venu à parler d’aphantasie multimodale, soit une modalité, soit plusieurs, soit toutes en fonction des individus. Le phénomène de petite voix intérieure n’est donc pas universel, et on estime selon les études, que l’aphantasie concerne entre 2 et 6 % de la population.
Est-ce que cela complique l’existence ?
Dans certains cas, c’est un inconvénient : quand on a besoin de visualiser, de retenir des choses comme un numéro de téléphone. Personnellement, si je ne me le dis pas dans la tête ou si je ne le vois pas écrit, j’ai du mal à m’en souvenir… Les aphantasiques trouvent une autre stratégie. Ils ont une mémoire acérée du factuel, mais qui n’est pas riche en détails sensoriels. Par contre, ils n’ont pas de flash-back et sont moins à la merci d’images intrusives en cas de stress post-traumatique. Un deuxième avantage, sur lesquelles nous effectuons actuellement des mesures à Grenoble, tiendrait dans une plus grande rapidité de traitement.
A quoi sert la voix intérieure ?
Tout ce qui est autocritique («J’aurais dû faire ça», «J’ai encore oublié ça…») contribue à s’améliorer. La voix intérieure contribue à l’autorégulation, l’automotivation, l’autoencouragement… Elle a un grand rôle dans ce qu’on appelle l’autonoèse, la connaissance de soi. C’est plus que la conscience d’être soi-même, c’est se construire une identité stable dans le temps. On n’est pas le même aujourd’hui que dans l’enfance ou qu’il y a dix ans, et pourtant on a le sentiment très fort d’être la même personne. Et ce sentiment se nourrit de tout ce qu’on se dit sur soi-même, de souvenirs évoqués, de ce qu’on se projette sur ce qu’on sera plus tard, cette capacité qu’on a de se faire des récits intérieurs.
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