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samedi 2 avril 2022

« Le président est-il devenu fou ? », de Patrick Weil : la capacité de Woodrow Wilson à disposer de lui-même

Par   Publié le 31 mars 2022

En 1930, le diplomate William Bullitt et Sigmund Freud dressent le portrait d’un étrange président. Patrick Weil a retrouvé leur manuscrit.

Woodrow Wilson, en haut-de-forme, au second plan, à droite, après la signature du traité de Versailles, en 1919.

« Le président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef d’Etat », de Patrick Weil, traduit de l’anglais par Lionel Leforestier, révisé par l’auteur Grasset, 480 p.

En 2014, Patrick Weil dé­couvre à l’université Yale (Connecticut) le manuscrit original de Président Thomas Woodrow Wilson. Portrait psychologique, rédigé entre 1930 et 1932 par William Christian Bullitt (1891-1967) et Sigmund Freud (1856-1939) et publié pour la première fois en 1967 (Albin Michel), amputé de nombreux passages. Le politologue décide alors d’écrire, en anglais, la biographie de ce ­diplomate américain, européen convaincu. Bullitt avait croisé tous les acteurs de l’histoire du XXe siècle : Lénine, Staline, Churchill, Roosevelt, Léon Blum… Mais c’est avec Freud, dont il fut l’analysant et l’ami, qu’il réalisa le projet le plus marquant de sa vie : raconter l’histoire de Wilson (1856-1924), président des Etats-Unis de 1913 à 1921, atteint d’un délire messianique dissimulé derrière les apparences de la plus grande normalité.

Retournement insensé

Membre en 1919 de la délégation américaine chargée de négocier le traité de Versailles, Bullitt avait démissionné en constatant que Wilson agissait en sens contraire de ses propres initiatives. Après avoir élaboré un protocole de paix en quatorze points puis créé la Société des nations, celui-ci avait fait volte-face et refusé de ratifier le traité. Il avait aussi abandonné le projet d’un accord militaire qui prévoyait l’intervention américaine en cas de nouvelles agressions : retournement insensé.

En 1930, Bullitt apporte à Freud une volumineuse documentation sur la vie de Wilson. Le diplomate et le psychanalyste cherchent alors à comprendre les motivations psychiques de tels actes. Freud tenait Wilson pour le principal responsable des ­malheurs de la Mitteleuropa. Il lui reprochait de s’être soumis aux vainqueurs et d’avoir humilié l’Allemagne en disloquant les empires centraux, ce qui avait ­favorisé la montée du nazisme.

Pendant deux ans, les deux hommes travaillent ensemble à cet ouvrage qui dresse le portrait d’un étrange président, sujet à de nombreux anévrismes, déniant toute altérité et se voyant comme l’héritier de Jésus-Christ. Wilson ne connaissait rien à l’Europe et pensait que l’Allemagne était peuplée de sauvages. En outre, il se croyait victime de complots. A travers ce cas, Freud et Bullitt entendent démontrer que rien n’est plus dangereux pour le monde qu’un président fou, habité inconsciemment par des pulsions destructrices qu’il transforme en un idéal imaginaire de guerre sainte.

Boycott des psychanalystes

Les deux auteurs décident toutefois de ne pas publier l’ouvrage avant la mort de la deuxième femme de Wilson. Freud transcrit en allemand un chapitre du livre dans lequel, sans citer le nom du président, il se livre à une spéculation sur l’homosexualité à faire frémir les plus réactionnaires de ses disciples. Non seulement elle serait, selon lui, nécessaire à la civilisation, mais Jésus en aurait été le héros, capable de sublimer sa libido en un message d’amour afin d’éviter aux hommes de s’exterminer. Quant à sa répression, elle conduirait au pire (voir son Abrégé de théorie analytique (1931),Seuil, 2017). A l’évidence, Freud et Bullitt font l’hypothèse que Wilson aurait refoulé son ­homosexualité pour s’identifier à un Dieu destructeur – son propre père, pasteur presbytérien – plutôt qu’à un Jésus salvateur.

Après avoir été le premier ambassadeur américain en URSS, entre 1933 et 1936, Bullitt est nommé à Paris. Le 5 juin 1938, aux côtés de Marie Bonaparte, il accueille Freud, qui poursuivra son exil à Londres. En mai 1944, il demande à de Gaulle son incorporation dans l’armée française. A la veille de sa mort, il décide de faire enfin paraître l’ouvrage commun. Il sera boycotté par les psychanalystes, qui ne reconnaîtront la plume de Freud que dans la préface.

Comme le remarque ­Patrick Weil, Bullitt a ­censuré trois cents fois le manuscrit, un travail de « réécriture » dont il donne quelques exemples. Quant à la suppression du passage sur l’homosexualité, il l’attribue au fait qu’à cette époque le diplomate voyait dans le christianisme le seul rempart contre l’impérialisme soviétique qui menaçait les démocraties occidentales. Impossible donc de faire de ­Jésus un homosexuel sublimé.

En lisant ce livre, fort bien écrit et appuyé sur des archives inédites, on ne peut que rêver à une publication du manuscrit original enfin retrouvé.

EXTRAIT

« 19 mai 1944. William Bullitt à Charles de Gaulle : “La bataille de la résurrection de la France arrive et j’y cherche ma place active (…). J’ai 53 ans (…). Accordez-moi, mon Général, l’honneur suprême de ces jours de sacrifice (…). Permettez-moi de m’enrôler comme soldat de la France.”
25 mai 1944. Charles de Gaulle à William Bullitt : “Venez donc ! bon et cher ami américain. Nos rangs vous sont ouverts. Vous rentrerez avec nous dans Paris mutilé. Ensemble, nous y verrons vos drapeaux étoilés mêlés à nos tricolores. Veuillez croire, mon cher Ambassadeur, à mes sentiments dévoués.”
Ce ralliement venait à point nommé, alors que de Gaulle affrontait Roosevelt qui voulait l’écarter du pouvoir et des opérations militaires après le débarquement. Bullitt lui apportait brusquement la légitimité de l’un des Américains les plus connus en France. »
Le président est-il devenu fou ?, pages 290-291


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