Par Solène Cordier Publié le 31 mars 2022
Signalement obligatoire par les médecins, soins spécialisés pour les victimes, suspension de l’autorité parentale en cas de poursuites… A l’issue de sa première année d’exercice, la commission indépendante a publié jeudi ses premières préconisations dans un rapport intermédiaire.
A l’issue de sa première année de travaux, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) a livré, jeudi 31 mars, ses conclusions intermédiaires en vue d’améliorer la « culture de la protection » des mineurs. Créée sur le modèle de la commission Sauvé sur les abus sexuels dans l’Eglise, la Ciivise, lancée en janvier 2021 par Emmanuel Macron, est la réponse politique à la prise de conscience sociétale de l’ampleur des violences sexuelles faites aux enfants, provoquée par le fort retentissement de la parution de l’ouvrage La Familia grande (Seuil, 2021), de Camille Kouchner.
Réponse politique, certes, mais aussi instance indépendante, la commission est présidée par deux acteurs de terrain : le magistrat Edouard Durand, ancien juge des enfants, et Nathalie Mathieu, la directrice générale de l’Association Docteurs Bru et de sa structure d’accueil des jeunes filles victimes d’inceste, située à Agen.
Consciente de l’immense impact des violences sexuelles et de l’inceste sur la vie des enfants et des adultes qu’ils deviendront, la commission formule vingt recommandations, qui vont de mesures en faveur de la prévention, avec l’organisation d’une campagne nationale accessible à tous – la dernière a eu lieu en 2002 –, à l’amélioration de la prise en charge judiciaire et médicale des victimes. « Certaines appellent des modifications de nature législative. D’autres relèvent davantage de pratiques professionnelles plus protectrices. Toutes sont réalistes, réalisables et ambitieuses », insiste, auprès du Monde, son coprésident Edouard Durand.
Rappelés dans leur document de 80 pages, quelques chiffres soulignent à la fois l’ampleur du phénomène et les défis qu’il pose : un Français sur dix a subi des violences sexuelles durant son enfance et, en cas de révélation par un enfant de faits d’inceste, un confident n’a rien fait dans quatre cas sur dix.
Organiser le repérage systématique
C’est le premier axe défendu par les 26 membres de la commission, dont la mission est de disséquer les mécanismes de ces violences sexuelles en partant du vécu des victimes, de l’audition d’experts et de professionnels, afin d’élaborer des préconisations en matière de politiques publiques. « Nous savons qu’il y a 160 000 enfants chaque année qui sont victimes, nous devons aller les chercher », résume Edouard Durand. Et ce, dans tous les espaces où ils évoluent, qu’il s’agisse de l’école, des centres de loisirs, des activités sportives et musicales… Cette exigence de repérage systématique passe par la formation de tous les adultes travaillant au contact des mineurs.
Les chiffres sont en effet éloquents : en 2020, seuls 5,7 % des appels au 119, le numéro d’appel national de l’enfance en danger, émanaient de professionnels en lien avec des enfants. Même si ces derniers peuvent passer par d’autres canaux pour signaler des maltraitances – en alertant les cellules de recueil des informations préoccupantes ou les services du procureur dans les cas graves –, la marge de progression est indéniable.
C’est en particulier vrai pour les médecins, qui sont un maillon faible dans la chaîne de repérage, comme l’ont déjà mis en lumière d’autres travaux, y compris parlementaires. Alors que ce sont « des professionnels de premier recours pour les enfants victimes de violences sexuelles », relève la Ciivise, ils sont à l’origine d’à peine 5 % des signalements pour l’ensemble des faits de maltraitance, selon une estimation de la Haute Autorité de santé datant de 2014.
En conséquence, la commission demande de clarifier l’obligation de signalement pour les médecins. A l’heure actuelle, s’ils ont la faculté de le faire, ils n’y sont pas tenus, sauf en cas de péril pour l’enfant, en raison du sacro-saint secret médical. Comme le relevait, en 2020, un rapport d’information du Sénat portant sur ce sujet très sensible, qui a déjà été plusieurs fois au cœur du débat public, les médecins, dans les faits, se retrouvent soumis à des injonctions contradictoires : le devoir de protection des enfants, mais aussi la crainte de la perte de lien avec la famille en cas de signalement, et celle de signaler à tort. D’autant que, en cas de signalement de violences sexuelles et d’inceste, des exemples récents ont montré que le parent mis en cause peut se retourner contre le médecin en portant plainte contre ce dernier.
Consciente de ce risque, la Ciivise propose la création d’une cellule pluridisciplinaire de conseil et de soutien aux professionnels confrontés à ces situations, afin de les sécuriser et de « contrer l’instrumentalisation de l’agresseur ». Et pour les médecins, elle préconise de suspendre les poursuites disciplinaires à l’encontre de ceux qui signalent des violences sexuelles contre un enfant, le temps de l’enquête pénale.
Améliorer la réponse judiciaire
En six mois, la commission a recueilli 11 400 témoignages, par le biais de sa plate-forme Internet et de sa ligne d’écoute spécialisée, lancées fin septembre 2021. Depuis octobre, elle se déplace par ailleurs chaque mois dans une ville différente pour aller à la rencontre des victimes lors d’une réunion publique ouverte à toutes et à tous.
Le succès de ces dispositifs est le signe d’une « prise de conscience collective » que les membres de la Ciivise saluent dans leur rapport, remis au cabinet du premier ministre. Mais il dit aussi l’urgence d’agir. L’une des revendications exprimées massivement par les adultes reçus par la Ciivise, qui témoignent de ce qu’ils ont subi enfants, porte sur la nécessaire amélioration de la réponse judiciaire.
Concernant la prise en charge des victimes mineures, la commission recommande ainsi que les bonnes pratiques existantes soient généralisées : audition des enfants dans « une salle Mélanie », aménagée avec des couleurs vives et quelques jouets pour mettre en confiance les enfants entendus, objectif d’avoir une telle salle par zone de gendarmerie, accueil par des équipes de policiers ou de gendarmes formés à la compréhension des violences sexuelles et utilisant le protocole d’audition de l’enfant victime du National Institute of Child Health and Human Development (méthode d’interrogatoire venue des Etats-Unis, imaginée spécifiquement pour les enfants victimes d’agressions, afin de laisser libre cours à leur parole)… « La parole d’un enfant doit être recueillie dans des conditions qui ne génèrent pas un traumatisme supplémentaire », résume Edouard Durand, qui plaide pour que ces auditions soient systématiquement visionnées par les magistrats, ce qui est rarement le cas.
Afin de permettre « un accueil complet et sécurisé à l’enfant victime », la commission rappelle l’objectif d’avoir, dans chaque département, « une unité d’accueil pédiatrique enfant en danger », qui rassemble, au sein d’un établissement hospitalier, professionnels du soin et salle d’audition Mélanie.
Enfin, sur la question sensible de l’inceste parental, la Ciivise revient dans ses conclusions intermédiaires sur le sort des « mères protectrices » auxquelles elle a consacré son premier avis, le 27 octobre 2021. Une de ses recommandations d’alors a été reprise dans un décret entré en vigueur en février 2022 : il prévoit la suspension des poursuites pour non-représentation d’enfants contre un parent, lorsqu’une enquête est en cours contre l’autre parent pour violences sexuelles incestueuses. Les deux autres changements – de taille – que la commission demande concernent l’exercice de l’autorité parentale. Il s’agit de prévoir la suspension de plein droit de l’autorité parentale et des droits de visite et d’hébergement du parent poursuivi pour violences sexuelles à caractère incestueux et, en cas de condamnation pour ces faits, le retrait systématique de l’autorité parentale au condamné.
Prendre en charge les victimes avec des soins adaptés
Sachant qu’une victime sur deux seulement bénéficie d’un suivi médical, et que, parmi ces victimes, seulement 8,5 % ont reçu des soins spécialisés en psychotrauma, la Ciivise plaide pour la généralisation de ces soins. Là encore, les chiffres rappelés dans le rapport, émanant de sources scientifiques et gouvernementales, sont sans appel : une victime sur deux parvenue à l’âge adulte rapporte avoir déjà fait une tentative de suicide, 50 % des dépressions à répétition, entre 30 % et 50 % présentent des conduites addictives…
Or, « la mise en place précoce de soins spécialisés associés aux mesures de protection sociales et judiciaires permet d’éviter les conséquences traumatiques », rappelle le rapport, qui mentionne « la perte de chance » pour leur santé, leur avenir et leur sécurité que constitue ce défaut de prise en charge. Une perte de chance qui se répercute sur l’ensemble de la société. C’est d’ailleurs un axe de travail que poursuivra la Ciivise dans sa deuxième année d’exercice : évaluer le coût global des violences sexuelles subies par les enfants.
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