Par Béatrice Jérôme Publié le 29 mars 2022
L’enquête de l’ARS et du conseil départemental des Hauts-de-Seine menée fin janvier dans l’établissement Les Bords de Seine dresse un constat sévère.
Rien n’a changé. Ou si peu. La moquette est toujours aussi moelleuse, les chambres aussi spacieuses et même si la piscine intérieure est en réfection et la salle de cinéma fermée pour travaux, les tarifs aussi onéreux – entre 6 500 et 12 000 euros par mois. A la résidence Les Bords de Seine, à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine), fleuron du groupe Orpea, le décor est clinquant, mais la prise en charge des résidents demeure toujours aussi peu reluisante. C’est ce que met au jour un rapport de l’agence régionale de santé (ARS) d’Ile-de-France et du conseil départemental des Hauts-de-Seine, révélé par Le Journal du dimanche et auquel Le Monde a eu accès. Le constat sévère des deux tutelles découle d’une inspection inopinée des lieux, les 27 et 28 janvier, diligentée à la suite de la sortie du livre de Victor Castanet, Les Fossoyeurs (Fayard, 400 pages, 22,90 euros), enquête sur les pratiques d’optimisation financière du géant mondial des Ehpad.
Les Bords de Seine, Ehpad du gotha, des bonnes familles et des personnalités en vue, est au cœur de l’ouvrage. L’auteur y rapporte, à partir de nombreux témoignages, des faits de maltraitance, commis entre 2016 et 2018.
L’ARS et le conseil départemental établissent la persistance, aujourd’hui, de dysfonctionnements qui « font courir des risques »aux résidents. Le rapport relève quatorze infractions au code de l’action sociale et des familles et formule dix-sept « remarques » pour sécuriser le quotidien des cent un pensionnaires.
Salariés absents ou manquants
« Le mode d’organisation du travail des équipes soignantes est de nature à affecter la qualité et la sécurité de la prise en charge des résidents », pointe le rapport. L’Ehpad de Neuilly se distingue – comme tous ceux du groupe Orpea – par un recours très important aux vacataires. Ils remplacent au pied levé des salariés absents ou manquants sans que les équipes en place aient le temps de les initier au fonctionnement des services ni aux habitudes des résidents.
Au second jour de leur inspection, le vendredi 28 janvier, l’ARS et le département ont constaté que huit salariés sur quatorze étaient en contrat à durée déterminée. Le même jour, sur six aides-soignantes diplômées au planning prévisionnel, trois étaient absentes, remplacées par des stagiaires. Sur deux étages de la résidence manquaient les deux aides-soignantes censées s’occuper de quarante-six résidents. Pour les suppléer, la direction a envoyé deux auxiliaires de vie, personnel non diplômé. Au moment de la toilette, ces auxiliaires aident souvent seules les résidents à se laver ou à s’habiller, alors que la réglementation veut qu’elles soient en binôme avec un soignant. A Neuilly, l’inspection a constaté qu’elles distribuent les médicaments bien que cette tâche incombe aux aides-soignantes.
Tous les résidents ne mangent pas à leur faim, les portions sont souvent congrues, les collations interdites la nuit.
La plupart des salariées, épuisées par les cadences, privées de temps de repos suffisant, ont confié aux inspecteurs souffrir de la « déconsidération » de la part de la direction.
Tout comme ils jonglent avec le personnel, « les gestionnaires ne veillent pas suffisamment, au bien-être et à la santé des résidents », est-il mentionné dans le rapport. Si la plaquette de présentation de la résidence de Neuilly vante « une cuisine équilibrée qui flatte les papilles, orchestrée sur place par [leur] chef », dans les faits, tous les résidents ne mangent pas à leur faim, les portions sont souvent congrues, les collations interdites la nuit. En janvier, une trentaine de personnes âgées étaient dénutries, « un nombre élevé », note l’ARS qui constate aussi que les cuisiniers ne préparent pas de plats « enrichis en protéines » ni assez « goûteux » pour susciter l’appétit des résidents.
Prévention des escarres non organisée
L’Ehpad ne repère pas assez en amont les troubles de la déglutition touchant souvent les résidents atteints de la maladie d’Alzheimer. Si bien que ceux-ci se voient proposer des « croissants et du pain de mie », sans présence, à proximité, d’un appareil conçu pour aspirer les aliments en cas de fausse route. La prévention des escarres, relève le rapport, n’est pas organisée, les massages préventifs sont insuffisants, les troubles de l’incontinence mal évalués.
Dans son livre, Victor Castanet révèle que les résidents, il y a quelques années, ne pouvaient prétendre qu’à trois protections par jour. Sur ce volet, l’ARS note un progrès : en 2018, les résidents étaient changés en moyenne toutes les neuf heures, contre toutes les six heures et demie en 2021. Mais, à cause d’un « réassort défectueux », à certains étages, les protections disponibles sont trop petites, à d’autres les modèles sont trop grands…
Autre point noir : l’organisation du circuit du médicament « quifait courir un risque aux résidents. Il est insuffisamment sécurisé alors que le recours aux vacataires et aux CDD est très important », souligne le rapport. Les indications sur les étiquettes des piluliers, peu lisibles, sont en outre de nature à induire en erreur les agents, lors de la distribution.
Ce n’est pas le premier rappel à l’ordre adressé aux Bords de Seine. En juillet 2018, un contrôle de l’ARS avait déjà donné lieu à un rapport, en juin 2019, comptant douze « prescriptions » et « recommandations ». Orpea s’était engagé à un plan d’amélioration. « Nous avions pour cet Ehpad un contrôle, un plan de mise en œuvre [des mesures demandées] et moins de signalements », s’était félicitée Amélie Verdier, la nouvelle directrice générale de l’ARS, le 9 février, devant la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale. Le nombre de plaintes pour maltraitance, de la part des familles, avait de fait diminué. Mais la situation était loin d’être exemplaire.
Commission d’enquête au Sénat
Cette fois encore, Orpea s’engage à tenir compte des remarques et à apporter des correctifs. Philippe Charrier, le PDG, devait s’en porter garant, mercredi 30 mars, devant la commission d’enquête, au Sénat, consacrée aux missions de contrôle sur le groupe Orpea.
Dans leur rapport, l’ARS et le conseil départemental précisent ne pas avoir « été en mesure de traiter les questions relatives au schéma d’optimisation financière » du groupe. Mais des documents comptables internes, obtenus lors du contrôle, ont été transmis à l’inspection générale des finances (IGF), qui a remis au gouvernement, vendredi 25 mars, un rapport sur Orpea, conduit avec l’inspection générale des affaires sociales (IGAS).
Sur la base du rapport de l’IGF et de l’IGAS, Brigitte Bourguignon, ministre déléguée chargée de l’autonomie, a annoncé, samedi, que le gouvernement déposait une plainte contre Orpea pour « dysfonctionnements graves » sur le plan humain et financier, auprès du procureur de la République. Mme Bourguignon devait revenir plus en détail, mardi 29 mars, sur les raisons de cette plainte, devant la même commission d’enquête au sénat. Et tenter d’expliquer pourquoi le rapport IGF-IGAS n’est pas rendu public. Alors que celui de l’ARS Ile-de-France et du conseil départemental des Hauts-de-Seine devrait l’être mardi.
Le calvaire de « la Dorin » a été raconté dans le livre Les Fossoyeurs (Fayard, 400 pages, 22,90 euros). L’écrivaine et comédienne Françoise Dorin est décédée le 12 janvier 2018 d’un choc septique lié à une escarre au sacrum non soignée alors qu’elle résidait dans l’établissement Les Bords de Seine, à Neuilly (Hauts-de-Seine). Dans leur rapport sur l’Ehpad du groupe Orpea, l’agence régionale de santé d’Ile-de-France et le département des Hauts-de-Seine donnent leur avis sur un dossier médical d’une personne ayant résidé en 2017 et 2018 dans l’établissement. Le document est anonymisé mais les détails permettent de deviner qu’il s’agit de Françoise Dorin. Le rapport note que cette personne a été victime d’une « évaluation succincte et incomplète du médecin coordonnateur », d’une « absence d’évaluation de la plaie et de l’état général » par l’infirmière, d’un recours « tardif » à l’hospitalisation à domicile. Il y a eu, conclut-il, « une prise en charge très insuffisante ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire