par Ramsès Kefi publié le 29 mars 2022
Sandrine dit qu’elle a écrit ses textes pour Antonio, son futur mari. Et que petite, au foyer où elle était placée, elle ne se lassait pas des romans d’amour. Le coup de foudre pour son homme est d’ailleurs une intrigue à nœuds, cœurs et tiroirs. C’est arrivé là où on l’a croisée : en prison. Il y a quelques années, une compagnonne de cellule a passé du temps, beaucoup, à lui parler de son copain. «Il est beau, j’ai une photo.» Sandrine l’a mise en garde : «Ne me la montre pas, je ne répondrai plus de rien si ton fiancé me plaît.» La malheureuse n’a rien écouté. Sandrine a été libérée, a retrouvé Antonio et l’a séduit. «En amour ou en amitié, je suis prête à tout. Je suis descendue aux enfers pour ça.» Pour lui, cette quadra en pull épais, de nouveau incarcérée, a déjà marché sur l’autoroute – «c’est une longue histoire». Et pour l’impressionner encore, elle cosigne un livre à la maison d’arrêt de Roanne (Loire), Histoires de femmes (sorti le 8 mars), où elle lui dédie des passages.
Ces 220 pages, grattées par 17 détenues, se dressent à distance égale du journal intime et de la bouteille à la mer, du cœur explosé et du cerveau en confettis. Un concentré de fulgurances, de pensées intimes, de réminiscences, de recettes de cuisine, de douceurs adressées à un enfant, de souhaits pour plus tard. La tournée promotionnelle a commencé au gymnase de la prison, le 8 mars, journée internationale des droits des femmes. Au milieu de cent personnes, elle a offert des scènes magistrales, comme si les rôles et les statuts étaient passés au mixeur cet après-midi-là. Tout s’est liquéfié. Une ponte de l’administration pénitentiaire en tailleur a sollicité l’une des autrices en survêtement pour la féliciter : «Pouvez-vous me faire une dédicace ?» Florence, autre plume, a répondu du tac au tac, sans timidité ni trac, comme une briscarde de salons littéraires : «Vous savez, écrire, on a ça en soi ou on l’a pas.»
Delphine de Vigan (prix Renaudot, entre autres), Fabrice Rose (écrivain), Lisette Lombé (slameuse) et Elvira Masson (journaliste) ont encadré cette expérience, l’été dernier, de juillet à septembre 2021. Chacun son atelier, son thème, sa sensibilité pour inspirer les volontaires. Et chacun son moment érigé en jour de grâce, comme cette fois où Florence a fait une surprise à Carmen, dont la mère souffre d’Alzheimer. Elle a griffonné quelques mots sur la mémoire, lus à la fin d’une session comme un poème. Une fois sa peine purgée, Florence, femme noire d’une petite quarantaine, aimerait continuer dehors. Elle fignole en ce moment «un texte autobiographique». Son éditrice pense sincèrement qu’elle possède un talent de conteuse.
Carmen, elle, n’était pas là. Un imbroglio de paperasse l’a empêchée, à regret, de retourner à Roanne pour l’événement : elle a été libérée sous bracelet électronique. Dans Histoires de femmes, la Nîmoise, 62 ans, s’est dessinée. Cheveux bouclés, robe de flamenco, bras en l’air, pour illustrer un souvenir de mardi gras compressé sur trente lignes. Par téléphone, elle nous a parlé d’amour : «Mes parents m’ont aimée et m’ont toujours dit que j’étais la meilleure. Vous savez, la prison est peuplée de femmes qui sont là parce qu’enfants, elles ont été maltraitées. Dites à vos enfants qu’ils sont les meilleurs, ça leur servira plus tard.» Carmen, femme de ménage, a retrouvé sa vie, dans le Gard : «Mes employeurs ne m’ont jamais lâchée, certains m’ont même envoyé de l’argent. Je suis retournée au boulot.» Elle avait, dans une autre maison d’arrêt, pris part à des ateliers d’écriture. A l’époque, elle avait choisi de reconstituer une sensation perdue, celle de retoucher une poignée de porte, rarissime en maison d’arrêt. «J’en avais retrouvé une à l’infirmerie.»Si Florence sort son livre, Carmen se verrait bien dessiner la couverture. Un cadeau.
Digressions sur la vie tout court
Les 17 autrices, de tous profils, ont été recrutées simplement. Une feuille A4 a tourné dans le quartier des femmes avec le résumé du projet et une case à cocher si ça les bottait. L’association «Lire pour s’en sortir», cheville ouvrière de l’aventure, s’est chargée du prosélytisme. Ses bénévoles ont convaincu les plus introverties, les plus fragiles et les plus défiantes. Ils interviennent en prison, en binôme, à la manière du tutorat. Ils prêtent un livre à une personne incarcérée, qui a quinze jours pour l’enquiller, ou en tirer ce qu’elle peut. Puis celle-ci en fait une fiche de lecture, point de départ, au rancard d’après, à des conversations littéraires – et à la vérité, à des digressions sur la vie tout court.
Le secret fut la règle tacite des ateliers. On ne parle ni du pourquoi, ni du comment de sa présence en cabane. Fabrice Rose a donné un conseil doublé aux autres encadrants : le vouvoiement mutuel et coûte que coûte, la préservation du secret. Quelle serait la réaction en apprenant, par exemple, que l’une d’elles avait été condamnée pour un crime affreux ? Comment ne pas faire de différences entre celle qui a tué son mari violent et celle en prison pour infanticide ? A coup sûr, un changement dans l’attitude, aussi minuscule soit-il, gâcherait tout. En prison, les intuitions et les sentiments sont démultipliés.
Cure de luxe
Fabrice Rose, 68 ans, a utilisé des poèmes des chansons de Léo Ferré. Aux dames face à lui, l’écrivain a demandé d’écouter et de coucher, sans gamberger, leurs sentiments bruts. Nathalie en a fabriqué une lettre à l’artiste disparu : «Je pourrais pleurer de ne pas avoir accès à tant de choses, mais même temps en ai-je vraiment besoin ?» L’homme au crâne rasé et au patronyme de fleur a suscité un respect supérieur. Lui-même a enchaîné les va-et-vient au placard pour des braquages et des évasions. Le Picard fut gamin gaucher, mis de côté comme s’il était déviant et par ricochet, écœuré de l’école de façon irréversible – sa sœur lui fera ses devoirs jusqu’en 3e. Il fut grand accidenté à moto, à 18 ans, ce qui tachette de romantisme sa carrière de voyou : «Je prends conscience que la vie est courte et je me dis, «merde faut que je vive».» Il volera cagoulé, pour l’adrénaline jure-t-il, initié par des copains.
Au mitard, on lui a refilé des bouquins aux pages déchirées : «Des détenus pensent qu’ils causent du tort à l’administration pénitentiaire, alors que non : ils en causaient à des gars comme moi.»Le bonhomme s’invente une occupation en solitaire : imaginer et réécrire ces chapitres manquants sur un cahier de brouillon. Il se passionne pour Richard Stark (auteur de romans policiers), Upton Sinclair (journaliste qui a enquêté sur les abattoirs) ou encore Albert Camus. Il professe : «La fenêtre sur le monde en détention, c’est la télévision. Mais pour moi, la différence est là : quand je l’éteins, c’était fini. Mais quand je terminais un livre, j’y étais encore des jours plus tard.» Il se réjouit très fort du «Goncourt des détenus», lancé récemment. Célia Pouget, directrice de la maison d’arrêt, jubile aussi. Le projet, qu’elle a soutenu, est allé à son terme et la réputation de son établissement, chiffonnée dans les colonnes fait divers, s’offre des vacances dans la rubrique littéraire.
Evasion de feuilles
Camille Racine a eu l’idée d’Histoires de femmes. La trentenaire, responsable éditoriale chez Robert Laffont, se passionne pour un documentaire au premier confinement. Un danseur avait monté une troupe en prison, à Marseille. Et pourquoi pas un bouquin ? Pourquoi ne pas miser sur les femmes, minorité de 3,3 % dans le monde carcéral ? Elle fera évader des feuilles : à la fin de tous les ateliers, elle est repartie avec tous les cahiers noircis pour les retranscrire. Elle dit : «On a utilisé 99 % de la matière recueillie.» Et : «Parmi les plus jeunes autrices, certaines ne donnent plus forcément de nouvelles. Elles ont retrouvé leurs enfants, elles ne veulent pas forcément revenir en arrière.»
Dans le gymnase, des officiels ont soigné les discours et une dizaine d’autrices sont montées à la tribune. Elles ont lu des passages de bouquins surlignés au Stabilo, les leurs, mais aussi ceux d’absentes. Elles se sont assises à une table réservée aux dédicaces et sont retournées, deux heures plus tard, derrière des portes blindées. Cinq minutes avant, Sandrine, dulcinée d’Antonio, s’était excusée d’écrire trop gros dans ses dédicaces. Elle est malvoyante. L’une de ses co-autrices raturera l’une des siennes. Dans un coin, les jambes croisées, elle arrachera la feuille. Si l’on en croit la profondeur du soupir, elle était insatisfaite de son mot.
L’aumônière de la maison d’arrêt a été invitée. De là, la retraitée, qui connaît quelques-unes des 17 autrices, s’est interrogée sur les points de rupture. Avant sa retraite, elle était assistante maternelle. Parmi ses rencontres les plus fortes en prison, une «collègue» : «Elle avait secoué un bébé très fort pour qu’il arrête de pleurer. Il en est mort. Combien d’assistantes maternelles l’ont fait, sans conséquences, sans réfléchir, sans que ça les mène ici ? Elles sont restées libres, mais pas cette «collègue».»
«Pas besoin de flashs, c’est vous les lumières»
Ce 8 mars-là, des louanges ont plu sur la littérature, la magie de la culture et sur Karine, jeune surveillante aux cheveux courts, ancienne sapeuse-pompière. Tous sont unanimes. Si elle avait traîné des pieds, elle aurait ouvert les portes moins vite, et fait perdre un temps précieux. Or celui-ci est compté. Et si elle s’était contentée de son boulot, elle n’aurait pas motivé des détenues, qui finalement, ne se sentaient plus trop – «ça leur faisait penser à l’école». Quand le projet s’est achevé, c’est Karine qui a pris une photo de groupe, floutée et en noir et blanc dans le bouquin. Il n’y avait pas de flash. Elle lâche alors : «Pas besoin de flashs, c’est vous les lumières.» Ça touche «les filles». La formule sera un exergue au début du livre.
Déesse a signé l’un de ses textes les plus tendres, à partir de l’une de ses photos d’enfance. Elle y décrit son visage de gamine (un «petit nez arrondi qui sait faire des bisous esquimaux») et ses tiraillements entre ses parents déchirés. Il fallait leur plaire à tous les deux, elle s’est démenée pour ça. Elle a la voix fluette, un tee-shirt rose et quelques traits restés juvéniles. «Vous me donnez combien ?» Elle a 48 ans, pense à son fils et à un CAP d’horticulture. Elle accuse la naïveté de l’avoir envoyée dans un mur. D’un côté, Déesse a envie d’être dehors, dans la nature, au milieu des fleurs. De l’autre, elle ne sait pas vraiment : «J’ai toujours été entourée, je ne le suis plus. Je ne sais pas si je saurais me débrouiller seule dans un appartement.»
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