par Nathalie Rouiller publié le 2 avril 2022
Tu as refermé la porte sans esbroufe, comme une ado en retour de boîte qui aurait retiré ses baskets pour feutrer son pas et ne pas réveiller ceux qui l’aimaient et auraient eu envie de la retenir encore un peu. Jacqueline, tu avais promis de me prévenir, de m’envoyer un texto laconique au cas où, pour que je sache, quand même… Et puis voilà, ton ultime signe fut de commenter une story Instagram. J’aime à croire que tu n’as pas voulu gâcher mon voyage au Cambodge… En réalité, et plus prosaïquement, j’imagine que ton instinct de survie, contre lequel tu guerroyais depuis deux ou trois ans t’a finalement lâché la grappe. La fin de vie choisie, inlassable combat que les politiques effleurent du bout des lèvres en période électorale, t’avait amenée à beaucoup réfléchir, théoriser et écrire, sur la mort et le suicide assisté.
Tu t’étais longtemps engagée à l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD), auprès de Jean-Luc Romero. Puis, en solo tu avais publié un livre intitulé Terminer en beauté et tenu un blog sur le site du quotidien suisse le Temps. Tu y parlais cru et dur, y dissertant avec conviction sur l’absurde et l’inéluctable de la décrépitude intellectuelle et physique, te désolant de ces femmes et de ces hommes percutants qui avaient vu leurs flamboyances tristement s’écorner. Toi, tu refusais de t’aigrir, de te ratatiner, d’être la vieille à trimbaler délicatement d’un lieu à un autre. Tu redoutais que ta pensée ne s’altère subitement, ou qu’Alzheimer et Parkinson, ces chevaliers desservants du vieillissement, ne décident de te faire la cour. Afin que tes trois fils n’aient pas à te prendre en charge, tu n’imaginais rien d’autre qu’un point final majestueux et tracé de ta main.
Tu voulais des cœurs battants, des corps fermes, du désir
Tu aimais lire, penser, déclamer de la poésie à voix haute dans toutes les langues que tu maîtrisais. Tu aimais boire de la vodka en regrettant les seventies et le Saint-Trop de ta jeunesse un peu hippie. Tu aimais porter un vieux gilet de fourrure et t’autoproclamer mère louve à outrance, tout en montrant les crocs quand les uns et les autres te proposaient de t’épanouir en grand-mère gâteau. Tu aimais évoquer Romain Gary, ton voisin de rue le plus célèbre, mais tu récusais la violence traumatique de sa sortie.
Tu voulais des cœurs battants, des corps fermes, du désir. Tu disais «baiser» et «sucer», tout en cultivant avec passion les fleurs bleues de ta sentimentalité. Bien évidemment, tu détestais l’idée de devoir disperser à jamais les cendres de tes exultations… La tolérance et le milieu de gamme ne figuraient pas dans ton discours. Pas plus que les allégeances à l’air du temps. Tu n’adhérais ni aux zones grises, ni aux hashtags qui avaient fleuri chez les néoféministes. Certaine que l’intelligence prévenait des comportements déplacés, tu dénonçais la mise au pilori de quelques stars des médias.
En beauté et courageusement
Tes détracteurs te taxaient volontiers de bourgeoise égocentrique, hurlant au loup à tout bout de champ, et te reprochaient presque d’exister encore. Quant aux jusqu’au-boutistes de moindre souffle, prêts à accueillir et braver toutes les souffrances, tu ne cherchais nullement à les convaincre, regrettant juste que les égoïsmes des proches emportent systématiquement la mise, quand les sondages te donnaient pourtant gagnante. Tu aurais surtout voulu qu’existe dans la législation française la possibilité du choix.
En début de semaine, c’est seule et en toute connaissance de cause que tu as tiré ta révérence. En beauté et courageusement. Avec dans la tête peut-être cette chanson, ta préférée, de Carla Bruni, Déranger les pierres :
«Je veux mourir un dimanche / Au premier frisson du printemps /Sous le grand soleil de Satan /Je veux mourir sans frayeur /Fondue dans un sommeil de plomb /Je veux mourir les yeux ouverts /Le nez au ciel comme un mendiant /Et je veux déranger les pierres /Changer le visage de mes nuits /Faire la peau à ton mystère /Et le temps j’en fais mon affaire.»
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