Par Denis Cosnard Publié le 24 mars 2022
Le campement de la porte de La Villette devait durer quelques jours. Six mois plus tard, les riverains se désespèrent de cohabiter avec les toxicomanes parqués près du périphérique.
Une cérémonie un peu décalée est prévue samedi 26 mars, à la lisière du 19e arrondissement de Paris, d’Aubervilliers et de Pantin (Seine-Saint-Denis), en présence des trois maires concernés : l’inauguration du « quartier de la défonce ». Une plaque sera dévoilée par un participant, rebaptisé en « ministre de l’économie souterraine ». Son discours est déjà presque écrit : « Dans ce quartier en pleine revitalisation urbaine, vous trouverez tout : du crack, mais aussi des cigarettes de contrebande, de l’ecstasy, des comprimés divers… »
Les riverains réunis dans le collectif 93 Anti-Crack résument l’objectif : « L’Etat se moque de nous, alors nous allons nous moquer de lui. Peut-être cela le fera-t-il enfin bouger… » Une façon de marquer le demi-anniversaire du campement de toxicomanes installé ici. « Un moisiversaire, plutôt : un anniversaire moisi », corrige une voisine.
Le 24 septembre 2021, la police avait transféré dans un petit jardin public coincé au bord du périphérique, porte de La Villette, les 100 ou 200 consommateurs de crack qui erraient auparavant rue Riquet et aux alentours des Jardins d’Eole, dans une autre partie de l’arrondissement. Il s’agissait de faire retomber la pression dans un quartier, quitte à ce qu’elle monte un peu plus loin. Gérald Darmanin avait été très clair : c’est « une solution qui ne peut être que temporaire, qui ne peut durer que quelques heures ou quelques jours », avait promis le ministre de l’intérieur, le 28 septembre 2021, devant les députés.
« Personne ne répond à nos courriers »
Six mois plus tard, les accros à cette drogue du pauvre sont toujours là et les riverains se désespèrent. Aux difficultés quotidiennes provoquées par la cohabitation forcée avec des toxicomanes en grande précarité s’ajoute dans ces quartiers très populaires le sentiment d’être méprisés, abandonnés. « On n’est que des petites gens, des Arabes, des Noirs, des merdes, quoi, s’énerve Dominique Gamard, une des animatrices du collectif. Alors on nous oublie, personne ne répond à nos courriers. On en est à notre onzième manifestation en six mois et rien ne se passe. »
En janvier, la Préfecture de police a bien tenté de déplacer à nouveau le « supermarché du crack », cette fois-ci vers une friche ferroviaire du 12e arrondissement. Mais l’opposition conjointe des élus de gauche, de droite et La République en marche a tué le projet dans l’œuf. « Evidemment, là-bas, ce sont des Blancs, des bourgeois, alors on les entend… », souffle Dominique Gamard. A l’issue de cet épisode, le préfet de police, Didier Lallement, a prévenu les habitants du Nord-Est parisien : ils « doivent désormais s’attendre à une occupation longue de l’espace public du square ». Il disait vrai.
Aux yeux de la Préfecture de police, le square de la porte de la Villette présente un avantage : personne n’habite aux abords strictement immédiats
Aux yeux de la Préfecture de police, le square de la Porte-de-La-Villette présente un avantage : personne n’habite aux abords strictement immédiats. Les drogués peuvent hurler la nuit sans réveiller quiconque. Sur place, la situation est cependant catastrophique. Quelque 200 personnes, des hommes surtout, passent l’essentiel de leurs journées dans ce petit espace au sol imprégné d’urine, y achètent du crack aux revendeurs, le consomment, mangent, dorment. Certains restent toute la nuit. Fin octobre 2021, une jeune femme a été découverte morte dans le camp, victime d’une overdose. « Depuis la fin janvier, nous effectuons beaucoup d’interpellations et quelques trafiquants ont été éloignés vers leur pays d’origine, le Sénégal essentiellement », relate la Préfecture de police. Un bus d’aide sanitaire et sociale stationne aussi tous les après-midi.
Trois fois par semaine, les services municipaux nettoient tout. Ils démontent les cabanes de fortune pour éviter la constitution d’un vrai bidonville. Quelques minutes plus tard, les hommes vont voler aux alentours des palettes en bois et des barrières pour recréer leurs abris. « Tout l’hiver, on a laissé ces gens dans le froid, la boue, avec les rats, se désolent les responsables du collectif 93 Anti-Crack. Une honte. Il faut à la fois les soigner et nous protéger, nous, les riverains. »
« Pas question de se résigner »
C’est que la présence des « crackeurs », parfois en manque, a changé le quartier. Elle a ajouté de la misère à la misère. De la violence, aussi. « Le 12 mars, à 8 h 25, en arrivant à la pharmacie, un premier homme m’a demandé de l’argent, raconte le pharmacien adjoint. Puis un deuxième. J’ai refusé. Il l’a très mal pris. Il a sorti un cutter et m’a porté un violent coup en bas du dos. » Bilan, sept points de suture et un abattement tenace : « Depuis l’apparition du crack, c’est de plus en plus compliqué de travailler ici. » L’agresseur, interpellé, a été condamné à dix-huit mois de prison ferme.
Même accablement pour Mustapha (qui n’a pas souhaité donner son nom), qui tient un café avenue Jean-Jaurès et ne supporte plus les toxicomanes qui harcèlent ses clients : « Tout le plaisir du café est de siroter une boisson tranquille en terrasse. Là, les clients se font agresser. Ils en ont marre. Les femmes ne viennent plus. Mon chiffre d’affaires a baissé de 30 %. » Soudain, il met la main sous le comptoir et en sort une bombe lacrymogène. « Maintenant, je ne peux plus travailler sans. Je ne l’ai pas utilisée, mais dès que ça devient chaud, je la prends pour faire peur et calmer le jeu. »
Les drogués qui vagabondent, parfois pieds nus, dans le quartier, rôdent dans le métro et descendent parfois sur les voies ont aussi fait de la ligne 7 la pire de tout le réseau, en raison des retards qui s’accumulent. Début mars, le syndicat UNSA de la RATP a même réclamé – en vain – la fermeture de la station Porte-de-La-Villette,« envahie par les toxicomanes ». Le personnel de la Cité des sciences voisine est lui aussi à cran.
« Il n’est pas question de se résigner », assurent le maire (PS) de Pantin, Bertrand Kern, et son homologue (UDI) d’Aubervilliers, Karine Franclet. Ils demandent à l’Etat la prise en charge médicale, sanitaire et sociale des toxicomanes et le retour à une vie normale pour les habitants. Mais, pour l’heure, rien ne bouge ou presque, du fait des dissensions au sein de l’Etat sur la façon de régler le problème du crack et des relations tendues entre le gouvernement et la Mairie de Paris. Un décret rendant possible l’ouverture dans la capitale de nouvelles salles de consommation supervisée de crack, renommées « haltes soins addictions », a été publié au Journal officiel, le 24 février. Sans concrétisation pour le moment. Peut-être la situation, symbolique de l’incapacité des pouvoirs publics à régler un problème identifié depuis deux décennies, pourra-t-elle se débloquer après la présidentielle. Pour le moment, « les seules solutions proposées sont toujours de déplacer le problème sans le résoudre », déplore Bertrand Kern.
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